LES NOUVEAUX ROIS DE LA COMM’
Scènes de kermesse devant la direction de Radio France, happening en tutu sur les marches de l’Opéra, flashmobs repensés pour l’ère Instagram… Et si les meilleurs communicants du moment se cachaient derrière les grévistes ?
« Quand vous aurez fini, on pourra peut-être vous répondre. » La scène est surréaliste. Sibyle Veil, PDG de Radio France depuis Avril 2018 (et camarade de promo de Macron à l'ENA), tente de présenter ses voeux 2020 sur la scène du mythique studio 104 de la Maison de la Radio. Le serrage de ceinture budgétaire « en marche » passe mal, et les mécontents comptent le faire savoir. La cheffe, prévenue que la cérémonie serait perturbée, avait décidé le matin-même de la maintenir. Après projection d'une vidéo rythmée jugée « vulgaire » par les salariés présents, Sibyle Veil se dévoile d'entre deux rideaux, dans cette salle déjà animé de bruits de klaxons, de « chuuut ! » exagérés, et d'impertinents bruits en tous genre. Tentant de couper l'herbe sous le pieds des perturbateurs, elle tente : « Je sais que certains veulent s’exprimer ce matin, je propose de le faire dans un temps limité, maintenant. » Pas de réponse, le discours commence. Mais dès que les mots « contexte social » sont prononcés, cinq coups de klaxons retentissent.
Sur ce signal, le « Choeur des esclaves » du Nabucco de Verdi est glorifié par une quarantaine de vocalistes du choeur symphonique de Radio France, dont plus d'un tiers des effectifs est menacé. La patronne s'éloigne du pupitre et écoute stoïquement la partition se jouer, mains derrière le dos. Le choeur conclut sur une note tenue jusqu'à plus-souffle, avant de tourner les talons, sous des applaudissements fournis. La boss se rapproche alors du pupitre, mais des « Sibyle, ton plan on n’en veut pas ! » ou « bonne année 2020 ! » sont assénés à pleine voix, sur fond de vuvuzelas, cymbales, etc. – fournis entre autres, par une bruiteuse de Radio France. Sibyle ne lâche rien, retente une approche, mais six salariés (une réalisatrice, une productrice, trois techniciens, une technicienne) montent sur scène. Chacun brandit une feuille, laissant apparaître la phrase : « Lorsque tout sera privé, vous serez privés de tout. » Message reçu ?
La scène envahie, l'inquisitrice croise les bras. Sur scène, Emmanuel, technicien chez Radio France, balance un frisbee à ses camarades sous le regard pesant de Sibyle Veil.
Catherine Chavanier, la DRH – « dézingueuse en chef » d'après les salariés – vient à la rescousse de sa boss et fait redescendre les agitateurs. Sibyle Veil décroise les bras et ne démord pas : elle compte bien prononcer son discours. Mais la puissante vague de bruit de fond se calque sur ses fluettes tentatives, puis sur le rythme d'une guitare… Ça ne s'arrêtera pas. Battue, la boss jette l'éponge et lance avant de s'en aller, dépitée : « Ne vous inquiétez pas, on aura l’occasion à nouveau de pouvoir échanger. »
LAC DES CYGNES
La méthodologie de ces grévistes mélomanes ? « On s’est dit qu’on allait faire un joyeux bordel nous explique Farida Taher, la productrice présente sur la scène. On était tous déterminés, et il y avait d’ailleurs autre chose de prévu. Si elle continuait, on continuait. » Léa, une manifestante, ajoute : « On est un média, on a parfaitement conscience de la viralité de ce qu’on peut faire, c’est notre métier de faire du spectaculaire. » La raison de leur mécontentement, la très libérale réforme de l'audiovisuel du Président Macron. Elle prévoit de créer « une BBC à la française », comme le déroule régulièrement Franck Riester – mais avec les moyens de la télé publique roumaine. Selon Farida Taher, « ils veulent fragmenter. Cela s’incarne par la nomination de cadres intermédiaires : il y en a de plus en plus, alors qu’on supprime des postes à la production. »
Cette vague d'actions non-violentes pensées pour être partagées un maximum sur les réseaux sociaux est en plein boom. On a vu des contestataires en train de décrocher des portraits du Président (tout en se filmant), des avocats balancer leurs toges aux pieds du ministre leur rendant visite, des comédiens offrant des représentations devant leurs théâtres… Plus beau encore – et « conçues pour être virales », ces images des danseuses de l'Opéra de Paris interprétant Le lac des cygnes sur les marches de l'opéra pour protester contre la réforme des régimes spéciaux. En tutu blanc, les danseuses, accompagnées de musiciens symphoniques, offrent un spectacle à une foule conquise. Les images ont fait le tour du web. Pour Romain Badouard, maître de conférence en science de l'information et de la communication à l'IFP Paris II, « Ces modes d’action sont calibrés pour les réseaux sociaux. Même si l’idée d’utiliser des happenings pour attirer les médias et bénéficier d’une couverture médiatique existait dans les années 80-90, ils s’adressent aujourd’hui directement à la population via les réseaux sociaux, ce qui amplifie considérablement son efficacité. »
ENGAGEMENT « PUSH-BUTTON »
Pour capter l'attention des Français, il faut du grandiose : des images qui frappent, des idées résumables à un slogan… En menant ces actions spectaculaires et symboliques, un message peut alors se faufiler dans la masse
« ON EST UN MÉDIA, ON A CONSCIENCE DE LA VIRALITÉ DE CE QU’ON PEUT FAIRE » – LÉA, GRÉVISTE
du flot continu d'actualités, d'images, de vidéos en tous genres… Et bénéficier de cet « engagement push-button », synonyme de l'époque (cf une première vidéo ultra-virale qui lança une certaine Greta Thunberg en 2018). Romain Badouard l'évoque ainsi : « C’est une forme de participation non-contraignante permettant à des gens peu politisés et qui ne sont pas à l’aise à l’écrit de s’exprimer, alors que la participation sur internet passe généralement par l’écrit. Aux US on parle de “slacktivisme”, d’engagement feignant. » Une habile manière de gagner l'assentiment des internautes en un clic, qui n'est cependant pas anodine...
Cette méthode de communication politique dite de l'agit-prop – condensé des mots « agitation » et « propagande » – qui fit un temps les beaux jours de l'anarchisme français, est reprise à bon compte en 2020 par les contestataires les plus flamboyants.Toutes ces actions rivalisent-elles avec les meilleurs spots de nos amis de la réclame ? Les activistes sont-ils désormais des as d'une certaine pratique marketing, au nom barbare de « newsjacking » (rebondir sur une actu', se l'approprier, et faire sa comm' dessus) ? Possible. Depuis les actions « agit-comm' » du staff de Radio France ou de l'Opéra de Paris, leurs vidéos sont visionnées et partagées massivement sur les réseaux…
« CÉRÉMONIE DES LASCARS »
En 2020, une manif' se doit-elle d'être instagrammable ? Comme ce 24 Janvier à 11H, à la gare de l'Est, où des dizaines de femmes se sont réunies pour un grand flashmob. Les performeuses parodient le À cause des garçons de Yelle, devenu pour l'occasion, « À cause de Macron », sur une chorégraphie énergique, et grimées en Rosie la riveteuse, icône pop et emblème des femmes émancipées par le travail durant la seconde guerre mondiale. « On peut être une force sans être dans la violence » nous dit une des participantes. L'intermède aura été largement reproduit dans toute la France, devenant un genre de clip de campagne de grève, voire un cri de ralliement. « L’idée est de leur donner envie de partager, de diffuser ces photos, ces vidéos, ces messages, justement pour donner une impression de nombre. » explique Romain Badouard.
Les politiques – surtout à gauche – n'ont pas tardé à emboîter le pas des grévistes… L'eurodéputé Manon Aubry (LFI), adepte des moyens de contestation non conventionnels – ayant déjà invité Extinction Rébellion à occuper le Parlement Européen – était une des premières à se prêter au jeux. Accompagnée de députés comme Clémentine Autain ou Esther Benbassa, la vidéo de leur participation récente à l'un de ces happenings a fait beaucoup réagir et a permis de remettre la lumière sur les débats. Pour Ma
non Aubry : « Les discours rationnels et argumentés sont certes utiles mais ne sont pas suffisants dans un temps de pareille dépolitisation, de dégoût du monde politique. Nous donnons une traduction visuelle aux messages que nous portons, j’ai appris cela dans le monde associatif d’où je viens. Je me considère comme une député activiste, mon rôle est d’être aux côtés des mobilisations sociales. Plutôt que de verser dans la violence vers laquelle le gouvernement pourrait vouloir nous tourner, l’humour, la dérision, le décalage sont une des meilleures réponses. » À Tours, le candidat vert Emmanuel Denis a lui aussi compris l'astuce, il organise sur la place publique des « Cérémonie des Lascars » ou se déguise en Trump pour attirer l'attention... à la conquête des électeurs comme sur les planches de théâtre.
Et hors de la grève, point de salut ? Pour le penseur pop Pacôme Thiellement, auteur d'un jouissif Tu m’as donné la crasse, j’en ai fait de l’or (1), ces actions poétiques sont même susceptibles de « sauver l'âme des Parisiens ». « Avec cette grève, c’est la puissance du refus initial qu’elle incarne qui en fait quelque chose d’intrinsèquement positif et d’essentiel, nous confie-t-il entre deux balades parisiennes, en pleine grève des lignes de métro. La désobéissance civile, ce peut être quelque chose de magnifique ! Parce que la situation ne pouvait plus durer face à un gouvernement qui fait passer des vessies pour des lanternes, qui ment outrageusement, tout le temps. Si cette grève est aussi bien vécue par ceux qui devraient la “subir”, c’est parce que rares sont les utilisateurs à ne pas la considérer légitime, justifiée, voire indiscutable. Je n’ai pas rencontré une seule personne qui en soit mécontente… D’autant plus quand on a des images d’action aussi fortes et inattendues à se partager. » Pour Manon Aubry, « Cette mobilisation a apporté de la joie, ça prend le contrepieds de l’avenir morose qu’on nous propose. Exprimer sa colère en chanson, je pense que c’est plutôt sain, on a vu des gens qui étaient heureux quand ils manifestaient, c’est enjoué en fait, c’est une bonne manière de s’exprimer en démocratie. »
Comme le disait John Lennon, qui adorait faire la révolution allongée dans son lit du Hilton Amsterdam (son fameux bed-in) : « La seule chose que le système ne sait pas gérer, c’est la non-violence et l’humour. » John se serait bien marré sur Insta…
« ON S’EST DIT QU’ON ALLAIT FAIRE UN JOYEUX BORDEL »
– FARIDA TAHER
Pacôme Thiellement, Tu m’as donné de la crasse et j’en ai fait de
l’or, Massot éditions, 186 pages