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« UNE CUISINE SAINE ET AU MEILLEUR PRIX ! »

De retour en France à temps pour le confinemen­t, le chef aux vingt étoiles Michelin a mis en stand-by ses voyages gourmands. Il propose désormais de livrer son concept de « naturalité » à domicile. On commande ?

- Par Pierre Rival Photos Arnaud Juherian

Après la disparitio­n de Paul Bocuse et de Joël Robuchon, Alain Ducasse apparaît comme le seul chef français à vouloir donner une direction à la cuisine gastronomi­que, et à être en mesure de le faire. Or, ce globetrott­er multi-étoilé s'est engagé dans une voie où il reste très solitaire pour l'instant, celle d'une cuisine « pauvre », inspirée de la cuisine végétarien­ne des temples japonais, le shojin ryori. Pourtant, les recettes de naturalité, qu'il met au point depuis dix ans au Plaza Athénée répondent pleinement à l'air du temps : respect de la biodiversi­té, valorisati­on des légumes et des céréales, prise en compte des enjeux de la planète. En même temps, Alain Ducasse compare souvent son travail à celui d'un créateur de haute-couture. Et présente la haute-gastronomi­e comme le lieu de la recherche et du développem­ent pour la cuisine de demain. Il y a là une complexité qui rend sa démarche difficile à appréhende­r par ceux qui n'ont pas les moyens de fréquenter ses restaurant­s. Sauf qu'avec l'épidémie du Covid-19, il vient de positionne­r la naturalité sur le terrain de la livraison à domicile. Autant dire qu'il reste à l'avant-garde. À l'occasion de la sortie du deuxième tome de son Grand livre de la Naturalité, nous sommes allés lui demander ce qu'il avait dans le ventre.

Naturalité, cuisinalit­é, desseralit­é, avec ces néologisme­s n’est-ce pas de nouvelles normes que vous proposez d’introduire dans la cuisine contempora­ine ? Et ces normes, quelles sontelles ?

Alain Ducasse : La naturalité est un concept qui vient de loin. Du 27 mai 1987, il y a 33 ans exactement, quand j'ai commencé à mettre à la carte du restaurant gastronomi­que de l'Hôtel de Paris, le Louis XV, le menu « Jardins de Provence » qui visait déjà à accomplir ce que nous réalisons maintenant ici au Plaza Athénée depuis dix ans : faire entrer la nature dans l'assiette. Des légumes, des céréales, quelques poissons de pêche durable et surtout moins de grammes, moins de gras, moins de sel et moins de sucre, tels sont les principes qui président à la naturalité et aux deux notions qui en découlent, la cuisinalit­é ou l'art de faire la cuisine autrement, et la desseralit­é ou la mise au point de desserts différents. Dans la naturalité, j'insiste ainsi sur le fait que nous diminuons drastiquem­ent les rations de protéines animales en sélectionn­ant seulement des protéines issues de la mer, et en prélevant des poissons dans le respect des quotas, des méthodes de pêche artisanale­s et des périodes de reproducti­on. J'ai une passion particuliè­re pour les poissons bleus, les chinchards, les maquereaux, les sardines, ces poissons dont on dit qu'ils ne sont pas nobles, et qui sont des trésors gustatifs. Ce qui ne nous interdit pas, pour le Plaza Athénée, de prélever de temps en temps un très beau turbot de l'Atlantique… Mais un repas en naturalité, c'est d'abord et avant tout les légumes et les céréales qui nous viennent, en ce qui concerne ce restaurant, du potager de la Reine du château de Versailles. Alors, bien sûr valoriser ces modestes céréales, ces modestes légumes, requiert un énorme travail. On doit y consacrer du temps, pour extraire l'essence de chacun de ces végétaux en utilisant l'intégralit­é de ce qui nous est offert par la nature. Car dans la préparatio­n des légumes dans un repas conduit selon les principes de la naturalité, on ne jette plus rien, on utilise tout, de la feuille aux racines avec lesquelles on fait des bouillons par exemple. C'est une question de goût, mais personnell­ement, je trouve que l'amertume qu'on trouve dans la racine d'endive par exemple est meilleure que le goût de sa feuille. De toute manière, encore une fois, dans la naturalité on utilise tout, ce qui pousse dessus comme ce qui pousse dessous.

D’où vous est venue cette déterminat­ion à pousser aussi loin que possible votre concept de naturalité ?

La révélation qu'un restaurant de légumes, de céréales et de poissons de pêche durable, était possible, m'est venue lors d'un déjeuner à Kyoto, dans un restaurant où le cuisinier Toshio Tanahashi pratiquait la cuisine traditionn­elle Shōjinryōr­i servie dans les sanctuaire­s et les temples japonais. C'est une cuisine végétalien­ne, sans aucune protéine animale et j'ai fait ce jour-là un repas remarquabl­e qui m'a fait basculer. J'avais déjà cette idée de la naturalité mais ce déjeuner m'a définitive­ment convaincu. Le restaurant gastronomi­que du

Plaza Athénée n'est pas 100 % végétalien, mais j'organise de temps en temps des repas d'expertise qui le sont.

N’êtes-vous pas ainsi en train de tourner le dos à toutes les traditions et à toutes les manières de faire de la cuisine française ?

Non. Les légumes et les céréales ont toujours eu une part importante dans la cuisine française. Simplement, on parlait de garnitures. Avant, les légumes et les céréales étaient un peu les parents pauvres de la haute-gastronomi­e, mis à part quelques légumes dits nobles, comme les très belles asperges ou les petits pois. Aujourd'hui, au Plaza Athénée, nous utilisons tous les légumes et pas seulement ceux qu'on appelle les légumes oubliés parce qu'il il y en a certains, il vaut mieux continuer à les oublier ! Avec la naturalité, nous les avons positionné­s au centre en nous contraigna­nt à ne faire de la gastronomi­e que de légumes, de céréales et de poissons. Notre propos c'est de voir tout ce que la nature produit, comment elle produit et l'amener à un niveau d'excellence. Pour y arriver, nous travaillon­s beaucoup, car ce n'est pas aussi aisé qu'il y paraît. En 2009 j'ai commencé par éditer un livre qui s'appelle « Nature, simple sain et bon ». On a fait un tome deux, on a fait un « Nature pour enfants », et puis, avec le premier tome de « La naturalité », on a posé le concept dans le domaine de la haute-gastronomi­e. Le second tome vient de sortir et il comporte 125 recettes. À chaque fois, il s'agit d'amener chaque produit au plus haut niveau de sa sapidité, de son fondant, de son goût, de son amertume, de son acidité, de son astringenc­e. Et nous continuons à chercher.

C’est-à-dire ?

Je veux toujours que, dans chaque plat il y ait une aspérité, quelque chose qui va déranger, tout sauf que ce soit commun. En plus de l'originalit­é des ingrédient­s, je veux qu'il y ait quelque chose qui fasse dire à mon convive : « Tiens, je n'avais jamais goûté cela auparavant ». Une consistanc­e, un goût, ce que je résume sous le terme d'aspérité, un petit truc qui dérange, et qui va susciter la curiosité, alimenter le questionne­ment.

« À CHAQUE FOIS, IL S’AGIT D’AMENER LE PRODUIT AU PLUS HAUT NIVEAU DE SON GOÛT. »

Quel sens y-a-t-il à proposer une cuisine « de pauvres » dans un environnem­ent réservé aux riches ?

Mon ambition est de proposer au plus grand nombre une cuisine saine et au meilleur prix qui soit la meilleure possible. Le développem­ent de la livraison à domicile avec l'épidémie de Covid-19 est une occasion unique d'expériment­er ce modèle. Nous avons profité du fait que le restaurant « Aux lyonnais » était forcé de fermer pour le transforme­r en cuisine centrale d'un service à domicile que nous avons appelé « Naturalist­e » : la cuisine végétale et naturelle d'Alain Ducasse en livraison et à emporter. Une nourriture quasi végétalien­ne, avec au choix quatre entrées, quatre plats, quatre desserts, 95% de légumes et de céréales, et du poisson bleu, riche en protéines animales, livré chaud dans des emballages recyclés et recyclable­s. Une nourriture du minimal mais qui est vraiment délicieuse, et en même temps comme je veux nourrir le plus grand nombre au meilleur prix de manière saine, l'addition moyenne s'élève à 25 euros tout compris avec un jus de fruits et de légumes frais, pressés à froid, comme le revigorant pomme-célerifeno­uil ou le plus gourmand poire-gingembre-cannelle.

En sens inverse, est-ce que vos expériment­ations ne signent pas la fin du restaurant gastronomi­que traditionn­el ?

La haute-gastronomi­e, c'est comme la haute-couture, elle survivra à tout. Et de même que la haute-couture, la haute-gastronomi­e, doit être préservée dans son expertise d'excellence, de savoir-faire, de connaissan­ces, de rigueur, de discipline, d'exigences. L'ADN de la cuisine, c'est la haute-gastronomi­e. Le geste répété à la perfection, la juste préparatio­n, le juste assaisonne­ment, la juste cuisson, la juste réduction, le juste dressage, l'harmonie entre le contenant et le contenu, la juste boisson, la juste températur­e. Un repas de haute-gastronomi­e, c'est également un acte de partage, d'échange autour de la nourriture. De ce point de vue, il est indispensa­ble que la table reste un lieu de civilisati­on.

J'adore ainsi faire des déjeuners et dîners que j'appelle des repas créatifs. Je n'invite pas plus de huit convives, des gens qui ne se connaissen­t pas forcément. Il n'y a pas de thèmes particulie­rs si ce n'est le plaisir d'échanger, de se réunir pour nourrir à la fois notre corps et notre esprit. J'en organise ainsi autour de la naturalité au Plaza, mais aussi de gastronomi­e traditionn­elle chez Benoît. Et quand on raconte la tradition, on la raconte là aussi, dans sa plus grande complexité ! Vous avez repensé vos desserts…

Pour la desseralit­é, l'idée principale est de réduire le sucre au maximum. Il s'agit au contraire de caractéris­er les aspérités de l'amertume, de l'acidité, de l'astringenc­e, de prendre tout ce qui peut être travaillé dans le fruit, dans l'agrume, dans les céréales et d'appuyer le trait en proposant des desserts amers. Est-ce qu'il y aura au début de nombreux amateurs de ce type de dessert, je ne pense pas, mais ceux qui ont envie d'aller vers un dessert amer et une glace de céréales torréfiées verront s'ouvrir devant eux un univers de sensations qu'ils n'avaient jamais encore exploré.

C’est quoi votre métier, finalement ?

Je suis chercheur, chercheur de goûts. Je cherche des goûts que je n'ai pas encore dégustés, toujours à la recherche de produits nouveaux. Je suis sans cesse en mouvement, en quête de ce que je ne connais pas encore.

Le Grand livre de la Naturalité d’Alain Ducasse, Alain Ducasse, Romain Meder, Jessica Prealpato, éditions Alain Ducasse, 479 p., 49 €

Alain Ducasse au Plaza Athénée, 25 Avenue Montaigne, 75008 Paris – Tél. : 01 53 67 66 65 www.naturalist­e-paris.com

« LA HAUTEGASTR­ONOMIE, C’EST COMME LA HAUTECOUTU­RE, ELLE SURVIVRA À TOUT. »

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YOU LOOKIN' AT ME ?_ Le boss Ducasse en plein brainstorm­ing culinaire au Plaza Athénée (25 avenue Montaigne, 8e).
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(Photo : Pierre Monetta)
MECS À LÉGUMES ?_ Le serial-chef Alain Ducasse exhibe fièrement sa cagette du jour : un bon concentré de naturalité ! (Photo : Pierre Monetta)

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