MAIS OÙ SONT LES HOMMES ?
« Donne-moi un homme et une femme avec qui tu coucherais. » Les copines ont tendu l’oreille, intriguées, voir émoustillées, par cette phrase somme toute banale. Tandis que les potes étonnés, presque dérangés, l’ont instantanément écartée. Sérieusement ? En tout cas, cette réaction m’a fait me demander où étaient les hommes bisexuels. Et il n’a pas été si facile de les trouver…
« Parce que je suis bisexuelle, les femmes sont intriguées et les hommes fascinés par le champ des possibles qui s’ouvre devant leurs yeux… » me raconte une amie dans ce coin du quartier qui a remplacé la terrasse où nous avions nos habitudes avant le confinement. « Les hommes me disent, sur le ton de la blague mais de manière subtilement sérieuse : “C'est quand même beau à regarder deux femmes”, “Eh t'as pas envie de faire un plan à trois avec une autre fille ?”. Je réponds : “Et toi, t'as pas envie de faire une fellation à ton pote pour moi ?” Ça jette un froid à chaque fois, dommage. ».
Ces variations de genre dans la perception de la bisexualité peuvent se comprendre au regard des différences de socialisations sexuelles et de représentations des sexualités féminines et masculines. Avouer ses pratiques bisexuelles, même sans parler de bisexualité, peut être considéré pour une femme comme un élément d'une sexualité féminine « normale », en particulier parce que ces « écarts de conduite » ne remettraient pas en cause l'attrait de ces femmes pour des hommes. La bisexualité est vécue « de manière plus légère chez les femmes », s'accordent à dire tous les sociologues. Et donc, de manière plus « compliquée » chez les hommes… D'où ces silences gênés de mes amis : la bisexualité masculine serait-elle encore taboue aujourd'hui ?
Il fut pourtant un temps où elle l'était moins. David Bowie, Lenny Kravitz, Guillaume Gallienne ou encore Olivier Minne ont un point en commun. Celui de s'être déclarés, un jour, bisexuels. Célèbres, ils sont relativement peu ennuyés pour leurs penchants sexuels et leur coming-out bi. En revanche, si vous regardez les amis autour de vous, je ne suis pas sûre que vous trouverez un homme bisexuel ou alors… il se cache.
À titre comparatif, la bisexualité féminine est plus visible et beaucoup mieux tolérée. Les bisexuelles sont-elles plus nombreuses ? Sans doute peut-être aussi. D'ailleurs, les pratiques bisexuelles sont largement en hausse chez les femmes, surtout chez les moins de 35 ans. Selon un sondage IFOP de 2017, 10 % des femmes interrogées ont déjà eu un rapport homosexuel contre 2 % dans les années 1970. Concernant l'expression d'un désir, c'est une femme sur quatre qui est sexuellement attirée par une autre femme. Pour les hommes, seulement 10 % confesse avoir déjà eu une attirance pour leurs homologues. Attention cependant, les chiffres parlent de pratiques sexuelles et d'attirance, ce qui ne définit pas forcément l'identité sexuelle d'une personne. Et seules 2,9 % des Françaises se disaient bisexuelles en 2017. Là encore, ce chiffre est à nuancer car la bisexualité reste relativement floue. Il est donc difficile de se définir comme bisexuel. Entre attirance sexuelle et attirance émotionnelle, le coeur semble parfois balancer…
« J'ai ressenti de l'attirance pour les hommes avant de me définir comme bisexuel mais en même temps, j'ai développé une sorte de déni, dévoilait Maxime, bisexuel, dans un témoignage poignant livré au podcast 5 %. Je compensais avec des femmes. La première fois que j'ai réellement ressenti de l'attraction physique pour un homme, je l'ai vécu comme une déflagration. J'étais dans la confusion la plus totale. Je me suis demandé si j'étais gay. En même temps, j'étais toujours attiré par les femmes ». Les hommes sont biberonnés à l'idée qu'il faut être virils et forts, des hommes quoi ! Et la pornographie mainstream reproduit ce même schéma. Les hommes qui tournent des vidéos dans lesquelles il y a d'autres hommes sont gays pour la plupart. Et même s'ils sont bisexuels, ils sont largement rangés du côté de l'homosexualité. Selon la journaliste Maëlle le Corre (La PMA pour les Nuls aux éditions First), il est « à la limite plus facile pour un homme bi de naviguer dans un cercle homosexuel, on te prend moins la tête ».
Clara a 25 ans, elle est bisexuelle, son ex petit-ami aussi : « Mon mec assumait sa bisexualité auprès de moi. C'était peut-être plus facile pour lui car j'étais moi-même bisexuelle. D'ailleurs, il a
fait sa première fois avec un garçon. Par contre, il ne l'assumait pas auprès de ces deux meilleurs amis hétérosexuels et beaucoup plus fermés d'esprit… ». Arthur, l'ex en question, nous confie qu'il ne voulait pas que « ses deux meilleurs amis pensent qu'il est pédé. Pour eux, je suis hétérosexuel et tout va bien comme ça ». Les hommes subiraient une pression sociale et culturelle si forte qu'ils sont poussés dans la case de l'hétérosexualité et qu'ils y restent parce qu'elle est plus confortable et que leur bisexualité n'est pas perçue. Ainsi, elle est rendue invisible par les autres, mais aussi par eux-mêmes.
Selon une enquête réalisée en 2018 par un collectif inter-associatif sur la biphobie en France, près de la moitié des interrogés n'abordent pas leur orientation. Et l'homophobie est parfois même intériorisée par certains qui vont, au moins dans un premier temps, refuser leur bisexualité. Maxime a mis des années à reconnaître sa bisexualité : « J'avais internalisé une homophobie, notamment à cause de mon éducation, même si je n'aurais jamais insulté quelqu'un, parce que ce n'est pas dans ma nature ».
AIMER LES DEUX SEXES
Bisexuels : non conformes ? « Plus ça sort de l'ordinaire, plus c'est mal vu en fait. Déjà, le fait d'être gay sort un peu de l'ordinaire alors le fait d'aimer les deux, c'est du grand délire ! ». Voici l'analyse de Scott, 15 ans, dans l'émission Je t'aime, etc. de novembre 2018. D'ailleurs, certains coming-out bisexuels ont pu jeter le trouble, comme celui de Mika, nous renseigne Maëlle le Corre : « Mika, comme certaines autres personnalités publiques, commençait à l'époque par se dire bisexuel avant de faire un coming-out gay. La bisexualité était ainsi un marche-pied avant de sauter le pas vers l'homosexualité. Cela a forcément renforcé le fait que la bisexualité ne soit pas vue comme une vraie orientation sexuelle ». Le cas de Pierre Palmade est encore plus édifiant. Il est alors dans la case sauf qu'il a eu une relation avec Véronique Sanson dans les années 1990. Stupeur générale. Beaucoup de gens ne l'ont pas cru, rappelle Mouloud Achour dans l'émission Clique, parce que cela ne collait pas avec l'identité sexuelle qu'on lui avait assignée. Pierre Palmade avait d'ailleurs, à cette occasion, affirmé sa bisexualité : « Ce sont des gens qui n'ont pas de dictionnaire. Il y a un mot qui s'appelle bisexualité, ils le lisent et ils arrêtent de me faire chier ».
Pourquoi tant de haine dès qu'on dit aimer les deux sexes ? Dans l'imaginaire collectif, le bisexuel représente une menace autant pour les hétérosexuels que pour les homosexuels. « Les gens ne comprennent pas le concept, développe Maxime. Quand tu dis que tu es bisexuel, ils ont peur, en particulier de ne pas savoir comment te satisfaire. En gros, le mec a la frousse que je parte avec une femme, et inversement ». Ajoutez à cela la biphobie qui plane au-dessus d'eux, certaines personnes gays ou lesbiennes « refusent catégoriquement de sortir avec des personnes se définissant comme bisexuelles » (disait Slate en 2017). « Au sein même de la communauté LGBT+, certains considèrent que les bi profiteraient du meilleur des deux mondes avant de se caser », évoque le militant LGBT+ Maxence Ouafik. Dur, dès lors, de savoir comment évoquer sa bisexualité…
Si vous cherchez donc des hommes bisexuels, ils peuvent être dans des couples hétérosexuels en se faisant socialement passer pour hétéro. L'avantage de la bisexualité est la possibilité de se réfugier du côté hétéro à tout moment si l'on se sent menacé. Selon l'enquête Les personnes qui se disent bisexuelles en France, réalisée en 2018, 45 % des hommes bi se définissent comme hétérosexuels. Le reste se définit comme homosexuels ou bisexuels et naviguent ainsi bien souvent dans la communauté homosexuelle tout en cachant leur bisexualité. Sauf que, cela contribue à invisibiliser encore un peu plus la bisexualité. Force est de constater que l'hétérosexualité reste la norme et que notre société est hétéro-normée, tout comme les individus qui y sont poussés s'ils veulent survivre. Il y aurait tout de même parmi nous aussi des bisexuels qui s'ignorent et que la tentation bi a déjà effleurés mais qui ne s'y risqueront jamais. L'anthropologue belge Chris Paulis affirme « qu'il y aura toujours plus de 50 % de la population qui refusera de remettre en cause son hétérosexualité et considérera que seule cette sexualité est naturelle alors que toute société construit ses normes sexuelles ». Quant à Maëlle le Corre, elle estime que la bisexualité est un angle mort, « étant peu considérée ». « Elle a une petite visibilité. Il n'y a pas de données, pas de statistiques, pas d'informations donc comment la considérer en même temps ? » Alors, où êtes-vous, hommes bisexuels ? Pas dans les chiffres, pas dans la rue. Par peur du jugement homophobe, pour échapper au jugement de ces bons vieux hétéros ou à la méfiance de la communauté LGBT+, vous vous installez dans d'autres cases. Tant que vous serez si peu considérés et mal-aimés, j'ai bien peur que vous ne demeurez invisibles. Dommage…
« QUAND TU DIS QUE TU ES BISEXUEL, LE MEC A LA FROUSSE QU’ON PARTE AVEC SA FEMME ET INVERSEMENT »
– MAXIME