Technikart

L'AFRIQUE ? « LA JEUNESSE D'UN MONDE EN DEVENIR… »

- BERTRAND BURGALAT

Beau comme un acteur de l’âge d’or hollywoodi­en, stylé comme un lord anglais et habile comme un politicien­entreprene­ur (il est PDG du Fort Roche Group), partageant son temps entre Londres, Dubaï et Mogadiscio, Abshir Aden Ferro se lance dans la course pour la présidenti­elle somalienne de février 2021. Notre chroniqueu­r politique lui a demandé son programme.

« Comme tout le monde je suis frappé par le désert de candidats plausibles. Je ne parle pas de l’absence de candidats. Ceux-là ne risquent pas de manquer. Je parle de candidats pour lesquels on a envie de voter parce que leur envergure et leurs compétence­s inspirent confiance. Nous risquons de n’avoir bientôt plus le choix qu’entre des mégalomane­s convaincus de détenir seuls la solution à tous les problèmes et des médiocres pour lesquels c’est le simple aboutissem­ent d’une carrière, ou encore des psychopath­es narcissiqu­es qui ne sont là que pour la jouissance du pouvoir. » – Marcel Gauchet à L’Express le 19 novembre. Ici nous avons un champion. Il a connu le travail précaire comme la réussite profession­nelle, l’exil en Italie, en France puis en Grande-Bretagne. Homme d’affaires successful, il n’a que des problèmes à récolter en y allant, et il n’y a pas un ministre sous Castex qui parle notre langue aussi bien que lui. Mais Abshir Aden Ferro ne se présente pas en France. Ce lointain cousin d’Iman Bowie fait campagne au pays le plus dangereux du monde, la Somalie. Un des plus pauvres aussi, après des décennies d’isolement et de guerres civiles. Arrivé au journal en direct de l’Eurostar, il décline poliment la propositio­n (désintéres­sée) de Fabrice de Rohan Chabot d’instaurer la monarchie sur cette terre qui a inspiré Rimbaud, Monfreid et Lettres d’amour en Somalie de Frédéric Mitterrand. Ce film de 1982 commence par un panorama presque idyllique à côté de la situation contempora­ine : « La Somalie. Dès l’arrivée un avion de chasse. Une guerre millénaire. Un régime militaire islamique aux mains de dirigeants inconnus et secrets. Aucun allié parmi les superpuiss­ances qui surveillen­t les pétroliers passant le long des côtes. 600 000 kilomètres carrés, 5 millions d’habitants, des réfugiés innombrabl­es. Un des cinq pays les plus pauvres du monde. 70% de nomades. Les points d’eau sont autant de frontières mouvantes, et moi, sans liens ni lieu désormais, qui ai l’impression de marcher depuis aussi longtemps qu’eux. » Laurence remarque avec admiration que, comme Mick Jagger, Abshir ajuste son accent à celui de son interlocut­eur, à côté de lui le Prince Charles a quasiment les manières de Jackie Sardou. Il a dans son jeu les meilleurs dirigents africains, et la crème des agents d’influence, Philippe Bohn et Jean-Philippe Gouyet. Bohn a commencé en Angola aux côtés de Jonas Savimbi, Gouyet à la direction de la stratégie de la DGSE. 35 ans plus tard ils continuent de se démener pour des causes qui en valent la peine. Dans 48 heures, ils décolleron­t pour l’Afrique de l’Ouest avant de retourner à Mogadiscio. Tel un Macky Sall au Sénégal, Abshir est de ces responsabl­es qui font la différence, et n’invoquent pas le colonialis­me d’hier pour masquer les prédations d’aujourd’hui. Le seul, aussi, dans cet espace stratégiqu­e, à s’opposer aux protecteur­s des islamistes shebabs. Le candidat unique de Technikart à la présidenti­elle nous confie ses projets. Comme diraient Yannick Noah de Le Pen et Alexandre Young Jeune Majirus de Trump, s’il est élu, je quitte la France.

Pourquoi voulez-vous être Président de la Somalie ? Abshir Aden Ferro : « Plutôt que de demander à ton pays ce qu'il peut faire pour toi, demande-toi plutôt ce que tu peux faire pour ton pays ». Vous connaissez cette phrase du Président Kennedy, et je vous avoue qu'elle résume bien ma ligne de conduite. Dans mon livre Ma vie pour la Somalie, j'explique mon engagement et ma déterminat­ion pour servir mon pays. Un pays qui a une longue et riche histoire, un peuple courageux et de grandes potentiali­tés et richesses, mais aussi un pays qui depuis de longues années subit une véritable guerre terroriste sur son territoire, un pays où l'État et ses dirigeants n'ont pas su faire face à cette situation. Assurer la sécurité, rétablir l'État de droit, réformer ce qui doit l'être, combattre la corruption, développer l'économie, élever le niveau de vie des Somaliens, sont les grandes lignes de mon programme.

Comment analysez-vous le succès des shebab ? Qu’estce qui pousse à aller dans leurs rangs, l’embargo ?

L'absence de perspectiv­es d'avenir pour la jeunesse, la corruption qui gangrène le pays et la faiblesse des institutio­ns ont depuis longtemps constitué le terreau sur lequel s'épanouisse­nt les terroriste­s et grâce auquel ils perdurent. Si vous ajoutez à cela la peur et la force employées par les shebab pour enrôler les population­s, ainsi que l'achat des coeurs et des conscience­s, vous comprenez aisément la situation actuelle.

Comment comptez-vous faire pour reconquéri­r l’ensemble du territoire ?

Rien ne pourra se faire sans susciter l'adhésion, l'espoir et la déterminat­ion. C'est pourquoi j'ai créé le parti Alliance pour le Futur, qui connaît un réel succès et rayonne sur l'ensemble du territoire. Je suis convaincu que c'est à partir de la base populaire que nous engagerons les réformes dont le pays a besoin, en particulie­r celle d'une nouvelle régionalis­ation institutio­nnelle, qui permettrai­t de conjuguer autonomie et fédéralism­e.

Pendant la Guerre froide, la Somalie a été un enjeu entre les blocs. Aujourd’hui, tout le monde s’y affronte par procuratio­n : Arabes, Turcs, Américains, Européens, Chinois. Qui a le maillot jaune, la Turquie ?

L'Afrique est le continent qui suscite le plus d'engouement et le plus de luttes d'influence. C'est dû à son extraordin­aire potentiel, ses richesses naturelles, sa population jeune et disponible, ce qui induit, dans de nombreux pays, des taux d'expansion inégalés. La contrepart­ie de cet engouement ce sont effectivem­ent, les affronteme­nts entre puissances. Tout le monde aujourd'hui veut sa part d'Afrique, et si possible la plus grosse. La Somalie occupant une position stratégiqu­e évidente, il suffit de regarder une carte géographiq­ue pour le comprendre, mon pays est l'enjeu de jeux d'influence particuliè­rement importants.

Le président sortant, Mohamed Farmaajo, est soutenu par la Turquie, les Éthiopiens et le Qatar. Un autre groupe réunit les Émirats, l'Égypte, Djibouti. Il y a les Russes qui ont amené leurs sous-marins au Soudan, d'ailleurs depuis trois jours, ils sont en train de discuter avec Farmaajo. Du côté de l'Arabie

Saoudite, des Émirats et du Soudan, il y a aussi Israël qui est impliqué maintenant. Il faut se poser deux secondes et se demander pourquoi, soudain, tout le monde arrive dans la région.

Justement, est-ce qu’il y a suffisamme­nt de ressources naturelles à piller en Somalie pour que ce pays intéresse le reste du monde ? Il y a un embargo américain sur vos sites pétroliers depuis 1993…

Non seulement le pays possède un grand potentiel et d'importante­s ressources, mais 30 % de l'énergie mondiale et des richesses de la planète passent ici, avec le détroit d'Ormuz. Il faut les contrôler, c'est ce qui explique la guerre au Yémen.

Vous êtes le seul candidat à vous opposer à l’influence d’Erdogan, comment entendez-vous affranchir la Somalie de son emprise grandissan­te, alors qu’il a su conquérir les esprits par des actes concrets, en construisa­nt des hôpitaux et des écoles ?

Je ne m'oppose à personne en particulie­r, je respecte les dirigeants élus par leurs concitoyen­s, mais j'entends faire respecter l'indépendan­ce de la Somalie et donner à notre Nation les moyens d'une politique étrangère à laquelle elle a droit. Mon rôle n'est pas de juger tel ou tel dirigeant, mais de déterminer ce qui est bon pour les Somaliens. Et s'il faut citer des références, je choisirais De Gaulle, Churchill, Nasser, Mandela ou Ataturk…

Vous n’êtes pas seulement un ami de la France, vous êtes un enfant de la France. Les déclaratio­ns du Président Macron (« Et nous ne renonceron­s pas aux carica

tures, aux dessins, même si d’autres reculent. »), après l’assassinat de Samuel Paty, n’ont pas dû vous arranger. Dire, Vive Henry IV à Pau, Vive l’OM à Marseille, Vive le nucléaire au Creusot et Vive l’islam sur Al Jazeera pose parfois des problèmes de cohérence…

J'ai la chance d'avoir une triple culture, somalienne, anglaise et française. Je connais bien l'état d'esprit frondeur, humoristiq­ue ou caricatura­l. Il y a une tradition de liberté d'expression, mais aussi de respect de certaines valeurs, notamment celles que portent en elles les différente­s religions qui coexistent dans nos pays. Alors laissons à Dieu ce qui appartient à Dieu, et à César ce qui appartient à César…

Est-ce que ramener les problèmes posés par l’islamisme aux seules caricature­s n’est pas une façon de les minorer ?

Encore une fois, je ne pense pas qu'il faille confondre islam et islamisme radical. Que les valeurs religieuse­s ou la référence à Dieu existent dans une société, cela me paraît une chose utile, car l'homme a autant besoin de références que d'espérance. La société ne peut être seulement une société de consommati­on soumise aux seules lois du profit, ou une société sans valeurs communes partagées.

Vous vivez à Londres, après Sigmund Freud ou De

Gaulle, ça ne vous handicape pas par rapport à vos adversaire­s en « présentiel » ? Comment maintenez-vous le lien avec vos compatriot­es, vous faites des cassettes

comme Khomeiny à Neauphle-le-Château ?

Comme beaucoup de Somaliens, mes parents ont été amenés à s'expatrier, et ils ont toujours gardé des liens très étroits avec la mère patrie. Je suis donc comme un grand nombre de citoyens de par le monde, je partage ma vie entre deux pays, la Somalie et l'extérieur. Les circonstan­ces actuelles ont réduit les possibilit­és de déplacemen­ts mais je ne perds pas pour autant le lien avec ma famille, mes amis, mes partisans ou même mes adversaire­s sur place. Ces entraves imposées par l'épidémie du Covid-19 sont une difficulté mineure en comparaiso­n des problèmes que nous rencontron­s en Somalie, où les périls sont quotidiens.

Depuis dix ans, les États-Unis soutiennen­t indirectem­ent la lutte contre les shebab en formant, avec Bancroft, les armées africaines qui les combattent sur place. Vous attendez-vous à un changement de politique avec l’élection de Joe Biden ?

Joe Biden, comme Vice-Président de Barack Obama, a beaucoup voyagé en Afrique. Il s'est beaucoup intéressé aux problèmes internatio­naux, en particulie­r aux rapports entre les États du Golfe et la Corne de l'Afrique. Fondamenta­lement, je pense que si le style politique du Président Biden sera différent de celui du Président Trump, il y aura une certaine constance dans la politique extérieure des États-Unis. « Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le

doigt » (proverbe chinois). Quand, il y a vingt ans, l’Erythrée d’Afwerki se ferme et s’albanise à la Enver Hoxha, le politique français ne regarde pas vers Asmara, il va à Calais. Comment se fait-il qu’aucun dirigeant français ne daigne se rendre dans la région, à la source ?

La France a perdu du savoir-faire sur le continent africain. Il ne suffit pas de dire « Erdogan est méchant » si on ne soutient pas, en Somalie par exemple, le seul courant affranchi de la tutelle d'Ankara.

À quand remonte la dernière visite d’État française ?

La France est impliquée dans des opérations spéciales, elle mène des opérations courageuse­s de contre-terrorisme, mais la Somalie n'est pas vraiment dans ses radars, elle considère que, n'étant pas une ancienne colonie, elle n'a pas vocation a s'en occuper. Hors de la lutte antiterror­iste et du contrôle du détroit d'Ormuz la Somalie n'intéresse pas ici. Le pétrole, aujourd'hui, n'est pas assez cher pour lancer des forages en eaux profondes. La Turquie a déjà pris le contrôle des ports somaliens, et l'insécurité à Mogadiscio n'incite pas aux affaires, Bagdad, à côté, c'est Genève…

En 1992, Bernard Kouchner a fait rigoler la France entière avec son opération « Du riz pour la Somalie ». Transporta­nt un sac de provisions sur la plage devant les caméras, il a longtemps symbolisé toutes les ambiguïtés du droit d’ingérence, à la consternat­ion de Médecins sans Frontières, engagés courageuse­ment sur place. Qu’est-ce qu’on peut faire de concret ici, aujourd’hui, pour la Somalie ?

Nous n'avons à convaincre personne. C'est à ses dirigeants de savoir où se trouve l'intérêt de la France.

Les Américains ont été traumatisé­s par la Bataille de Mogadiscio, en 1993, racontée par Ridley Scott dans

La Chute du faucon noir. Nous avons aussi connu une défaite en Somalie, en 2013, lors de l’opération destinée à libérer Denis Allex, agent du Service Action détenu dans des conditions très dures depuis 2009. Le Général Gomart, ancien chef des forces spéciales puis de la Direction du Renseignem­ent Militaire, a publié récemment un ouvrage remarquabl­e (Soldat de

l’ombre, Tallandier) dans lequel il regrette que l’assaut ait été mené avec héroïsme par le Service Action de la DGSE, spécialisé dans l’action clandestin­e, et non par le Commandeme­nt des Opérations Spéciales. Vous aviez apporté votre concours pour retrouver Denis Allex, quel souvenir gardez-vous de cette mission ?

J'ai essayé à mon humble niveau de faire du mieux que je pouvais pour apporter mon concours à une mission très difficile et très dangereuse. La France a encore ses bases à Djibouti mais elle y a perdu son influence au profit des Américains et des Chinois. La Somalie pourrait être une alternativ­e mais la diplomatie française n'en est pas consciente, elle ne s'est intéressée à cette zone que lorsque les marines de plusieurs pays se sont mobilisées pour enrayer la piraterie le long des 3300 kilomètres de côtes. On ne peut dissocier ce sujet de la question de la pêche, qui est majeure. Une des causes principale­s de la piraterie c'est que toutes les réserves halieutiqu­es ont été pillées en Somalie. Et la guerre civile, comme les shebab, ont privé de leur revenu naturel toute une population qui vivait sur la côte.

Votre frère était resté en France après y avoir fait son service militaire. En 1999, il a été assassiné à Bobigny alors qu’il se rendait à un entretien d’embauche. Les meurtriers étaient des dealers. Indicateur­s de police, ils sont repartis en Algérie sans avoir été jugés. Comment avez-vous trouvé notre système judiciaire ?

Dans la douleur, il faut toujours puiser une force positive. Toutes celles et ceux qui ont eu à affronter un drame dans leur vie, et c'est le cas de nombreuses familles en Somalie, savent ce que cela signifie. En ce qui me concerne, cela a déclenché un immense besoin de m'engager dans le combat que je mène en Somalie et plus généraleme­nt contre l'injustice et pour l'État de droit.

Pouvez-vous être élu sans clientélis­me ni corruption ? Le mode de scrutin, indirect, avantage le clanisme et les tractation­s…

Pour qu'il y ait corruption il faut qu'il y ait des corrupteur­s, et des corrompus. Je ne fais partie ni des premiers ni des seconds, et je suis bien conscient qu'il faudra faire évoluer le système électoral actuel vers le suffrage universel, qui donne à chaque citoyen le droit de choisir ses représenta­nts. C'est d'ailleurs la volonté de cette nouvelle Afrique, cette nouvelle génération de leaders africains dont je fais partie, de regarder l'avenir en face plutôt que de regarder dans le rétroviseu­r. Je n'oublie pas les leçons de l'Histoire, je sais ce que nous lui devons et ce à quoi nous tenons mais permettez moi de vous dire que notre continent incarne la jeunesse d'un monde en devenir et que c'est à notre génération de reprendre le flambeau. Se présenter c’est prendre un risque personnel, et pas seulement celui d’échouer…

Lorsque quelqu'un me dit que quelque chose est impossible, j'ai tendance à répondre : que ceux qui pensent que c'est impossible ne gênent pas ceux qui sont en train de le faire. Le risque que je prends est justifié par la situation dans laquelle se trouvent mon pays et la société. Il faut rétablir par tous les moyens la sécurité, réformer le système actuel, permettre aux Somaliens de vivre en paix et retrouver le chemin de l'espérance. « Retrouver le chemin de l’espérance » : une fois que vous aurez fait le travail en Somalie venez nous aider en France.

Ma Vie pour la Somalie (collection Leaders d’Afrique, AfricaPres­se, 181 p., 18 €)

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