LE JOURNALISME SELON MALNUIT
Olivier fut l’un des journalistes les plus créatifs de sa génération et dont on a pu constater l’influence ici, dans les pages de Technikart – et ailleurs.
Pour être totalement transparent, je n’ai croisé Olivier qu’à quelques reprises, autour de repas
et réunions de préparation d’articles. J'y étais invité en tant que pigiste avec mes idées, mes listes de sujets à vendre, et ma pratique. Ce que je ne savais pas, c'est combien sa vision allait changer ma manière de concevoir une ligne éditoriale, de choisir mes articles et de les rédiger. Voici donc cinq concepts qu'il m'a transmis pour mieux écrire.
1. LE CONCEPT ÉDITORIAL PRIME
En tant que journaliste de presse généraliste ou corporate, on se contente souvent de se saisir d'un sujet dans un cadre éditorial confortable un peu lambda : le dossier du mois, le focus société, l'interview micro-trottoir, le trois questions à untel sur tel ou tel sujet, les brèves d'actualité. Le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est ronronnant et le journaliste peut s'acquitter de sa tâche sans trop d'investissement.
Mais quid lorsque l'on tient un concept éditorial d'exception ? Quelques exemples : parler d'un lieu à travers sa gastronomie, commenter un fait divers à partir d'une photo d'actualité où l'on va se concentrer sur la coiffure d'une personne, sa posture physique, sa manière de s'habiller, et en tirer des interprétations ? Et pourquoi ne pas parler des dernières sorties ciné en se concentrant sur la météo des films ?
Avec Olivier Malnuit primait le concept éditorial qui donnait un nouveau regard sur un sujet. On adhère ou pas, mais le moins que l'on puisse dire c'est que cette approche est ludique et expérimentale. On ne risque pas de produire un papier prévisible !
2. PAS DE BON SUJET SANS UN BON ANGLE
Tant que l'angle ne dégageait pas un point de vue surprenant, Olivier ne voulait pas entendre parler d'un projet d'article. N'importe quel étudiant en journalisme lèverait les yeux au ciel en disant que l'angle, c'est la base de la conception d'un article. Mais pour Olivier, la recherche d'un bon angle était essentielle pour que l'article retienne l'attention, quel que soit le sujet. Pas de bon ou mauvais sujet, mais un bon angle ou pas !
Je me souviens d'un article de Technikart sur la crise du logement. Pour ce sujet, rabâché dans la plupart des magazines, l'angle choisi avait été celui de la situation des couples séparés qui refaisaient leur vie dans le même appartement, en se partageant les pièces, simplement parce que c'était la solution la plus viable financièrement. Je crois n'avoir jamais lu de papier plus convaincant de l'impact de la crise immobilière sur mes contemporains.
3. SE FIER À SON SENS DE L’OBSERVATION
Au cours des quelques réunions que nous avons eu dans son bureau-canapé-entre-deux-cloisonsde-verre-et-une-table-qui-n'était-pas-un-bureau, j'ai été étonné mais aussi impressionné par la capacité d'observation d'Olivier de ses contemporains. La rue, comme laboratoire des tendances sociétales ? N'importe quel créateur de mode dirait que c'est l'évidence, mais pour un journaliste, on recherche toujours l'invisible, ce qui est caché et l'on oublie parfois de questionner ce que l'on voit tout simplement.
Olivier mettait des questionnements sur des phénomènes visibles et il en sortait des catégories de personnes inédites mais parlantes : les techno-beaufs ? Gothiques contre rappeurs ? Tout le monde avait pu voir ce dont il parlait, mais encore fallait-il avoir le courage d'aller creuser les apparences pour y découvrir ce qu'elles cachent…
4. CROISER TOUTES LES DISCIPLINES
Combien de fois ai-je entendu qu'en journalisme il fallait croiser les sources, donner de la visibilité aux différents points de vue. En gros, si l'un dit noir, aller chercher celui qui dit blanc. Et, il est vrai que si tous les journalistes prenaient le temps de croiser les points de vue, ce serait déjà pas mal ! Mais Olivier allait bien au-delà dans sa quête d'inédit. Pour lui, il fallait passer les sujets dans des moulinettes incongrues. Analyser le dernier album de Lady Gaga en s'appuyant sur les théories économiques de Thomas Piketty ? Et pourquoi pas ! Collecter des données statistiques économiques et les confronter à des approches sociologiques pour découvrir que plus on était riche plus on avait une vie sexuelle intense ? Et pourquoi pas !
On est loin des reportages où l'on est conforté dans ce que l'on sait déjà. Là il fallait que ça frotte, que ça déboussole un peu le lecteur. Rien que pour cela, je le remercie, même si au quotidien peu de journaux se risqueraient à autre chose que leur approche normée de la réalité.
5. FAIRE COURT POUR SE FAIRE COMPRENDRE
Il s'agissait de frapper l'esprit avec quelques formules coup de poings mais pas de long texte, pas de chiffres, pas de longues explications, et surtout, quelle photo allait rendre l'article mémorable ? Cette exigence relève de l'évidence à une époque où les réseaux sociaux captent l'attention avec un visuel insolite ou une vidéo d'animal mignon, mais la question est « comment attraper le lecteur avec une image pour le faire entrer dans une disposition à adhérer à ce qu’il lira dans l ’article ? ».
François Hollande n'a jamais dit ça, mais cette expression synthétise une espèce de climat du mec élu par défaut : « attention il va y avoir des surprises ». Et ça, c'est fantastique.
Une fois que tu as ton titre de couv', tu fais comment ?
L'autre règle, c'est de tester son titre, une fois en maquette, auprès du plus grand nombre avant. Et de terriblement se méfier de ses propres pulsions. Il ne faut pas s'auto-censurer, mais la fonction première d'un titre c'est quand même d'être compris. Parfois tu crois faire le malin et en fait les gens ne comprennent pas. Ça t’est déjà arrivé ?
Oui ! On a eu un Technikart avec moi en couverture (en
avril 2007, ndlr), c'était au moment de la crise des SDF qui dormaient sous des tentes sur le canal Saint-Martin et du mouvement lancé par un comédien politiquement engagé, qui s'appelait Les enfants de Don Quichotte. Cette crise émeut les Français et Emmaüs en profite pour réaliser un sondage qui montre que notre peur numéro un, c'est de tout perdre en quelques jours ou en quelques semaines. Sur cette idée-là, on a monté une espèce d'enquête canular, en faisant croire que j'étais devenu clochard en quelques jours suite à un enchaînement de mauvaises circonstances. Et j'ai vécu en squattant chez les uns et chez les autres pendant 15 jours pour faire le récit d'une expérience humaine qui est très intéressante.
Et en couverture, ça donnait quoi ?
C'était le clou du spectacle : moi en photo avec mes sacs en plastique bleu, blanc, rouge, ceux qu'on retrouve chez les soldeurs, avec tout mon bordel, paumé dans la rue. Et le titre, c'était : « Et si tout s’arrêtait demain ? », un peu long, mais au moins c'était clair. Et le surtitre, très important: « Plus de boulot, plus de rosé, plus d’appart ». Ça nous faisait rire parce qu'on était à fond dans le rosé. Et puis il y avait encore un sous-titre (c'était trop), « Notre reporter a vécu l’angoisse numéro un des Français… »
Le magazine sort, et il y a des gens qui comprennent : « On veut pluS de boulot ! PluS d'appartements ». Incroyable. Après, honnêtement c'était un editing de merde, c'est pas ça un titre ça. « Et si demain… » Trop long ! On a fait beaucoup mieux, franchement.
Par exemple ?
Les meilleurs titres de Technikart, c'est « Culture picole » sur une photo d'Amy Winehouse. Voilà, deux mots, tout est dit. Un autre, plus long : « Toujours branleurs, déjà pères ». C'était neuf et fort. Après, t'as les titres cultes qui participent à l'histoire de Technikart : l'ultra-concept « Je bosse donc je jouis », sur l'extase de la vie professionnelle, avec une illustration d'enfants de Mao allant rejoindre l'usine ; le fameux « Cours connard ton patron t’attend »
qui est un titre très particulier mais qui a le mérite de la sincérité. C'est vraiment Patrick Williams (rédacteur-en-chef adjoint du magazine à la fin des années 1990, début des années 2000, ndlr) qui a dit ça. Patrick, c'était vraiment les titres slogan, très néo-soixantehuitard.
Tu as parlé d’une certaine longueur à respecter. Tu es plutôt long ou plutôt court dans tes choix de titrailles ?
Plutôt court ! En fait, si tu veux qu'un « titre concept » vive en couverture, c'est trois mots maximum. Après, il y a aussi une autre technique que j'utilise dans Grand Seigneur, avec des titres très longs. Quand il n'y a pas tant de choses à dire, le titre peut devenir une espèce d'événement graphique à lui tout seul. Pour le grand dossier vin du prochain Grand Seigneur, on a douze pages d'interviews de vignerons et de bouteilles. Pour trouver un semblant d'unité graphique dans ce bordel, on a produit de superbes photos, avec les bouteilles de vin sur une très belle table de bistrot. Et je me suis dit que le meilleur titre, qui va à rebours de ce que je fais d'habitude, ça va être un truc qui décrit exactement la vérité :
« Deux tables, 56 bouteilles, pas de chaise... » (Rires.) Dans le chapô, je racontai une histoire plus ou moins bidon comme quoi chez nous, c'est l'apéro permanent, qu'on a fait goûter ces vins, qu'on a tout bu (avec modération, bien sûr) mais que personne ne pouvait s'asseoir. C'est drôle, et c'est volontairement à rallonge.
Le mot de la fin pour un apprenti journaliste ?
On est dans un contexte d'information hyper-concurrentielle, gratuite et accessible en permanence. Si tu vas proposer de l'information absolument exclusive, okay, mais c'est rarement le cas. Et donc oui, il y a un côté un peu camelot, saltimbanque et théâtrale là-dedans qui est indispensable – tant que c'est au service du fond.
« ÇA NOUS FAISAIT RIRE PARCE QU’ON ÉTAIT À FOND DANS LE ROSÉ. »