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« NOS IDENTITÉS RACIALES SONT INFINIMENT COMPLEXES… »

L’essayiste américain, connu pour son approche iconoclast­e et nuancée des questions raciales, publie un salutaire essai sur ses propres origines.

- Par Laurence Rémila (& Maria Sumalla) Photo Arnaud Juhérian

Vous publiez votre Autoportra­it en noir et blanc : Désapprend­re l’idée de race. Comment est né ce livre ? Thomas Chatterton Williams : Je suis marié avec une journalist­e et écrivaine française (Valentine Faure Williams, ndlr), et ensemble nous avons deux enfants français. Moimême, je suis le fils d'un homme noir du sud des États-Unis (mon père a connu la ségrégatio­n au Texas, et son propre grandpère est né durant la dernière année d'esclavage en Amérique). Et je suis le fils d'une mère blanche, protestant­e évangéliqu­e du sud de la Californie.

Vous avez grandi dans le New Jersey où, ado, vous surjouiez votre identité noire en adoptant les codes du hip-hop. Comment percevez-vous cette période aujourd’hui ?

Quand j'étais jeune, je percevais la question raciale comme quelque chose que je ne pouvais pas questionne­r. J'étais réellement convaincu qu'on ne pouvait pas être métisse. Pour moi, mon père était noir, donc j'étais noir. Il y avait quelque chose de très blessant à ce que l'on ne me considère pas comme tel. Donc je devais agir de façon à ce que les gens l'affirment, c'était une question de survie. Et c'est comme ça que tu tombe dans des stéréotype­s comme : « être bon à l’école, c’est un comporteme­nt de blanc ». Des stéréotype­s qui, souvent, ne servent pas les personnes noires ou métisses. Pourtant, j'ai un père (lui-même avait étudié pour un doctorat en sociologie) qui n'acceptait pas du tout ces idées. J'avais deux vies : une avec mon père, et une à l'école.

À l’école, ça donnait quoi ?

Avec un ami, nous étions les deux seuls garçons noirs du lycée à être allés à l'université. Bien évidemment, on n'était pas les seuls à être assez intelligen­ts pour ça, mais on était les seuls à être allés faire des études dans une université. Quand j'y réfléchis, je me dis que beaucoup de mes amis avaient succombé à l'idée qu'une université est un lieu pour les blancs. Ce qui a pu avoir, par la suite, des conséquenc­es horribles sur leur vie. Donc pour répondre à la question, j'ai grandi en séparant ma vie publique, où je véhiculais certains clichés, de ma vie privée de famille, où je dévorais les livres conseillés par mon père...

C’est très américain de considérer que l’on naît soit blanc soit noir ?

Là-bas, il y a cette idée que si tu as une goutte de sang de noir, tu es noir. Ce n'était pas avant mes 32 ans, quand je me suis marié avec une femme blanche en France, que j'ai réalisé que mes enfants pourraient avoir du sang noir, sans être pour autant reconnaiss­ables comme ayant des origines noires. Comme quoi, nos identités raciales sont infiniment complexes !

Quand vous êtes arrivé en France il y a dix ans, quelle a été votre première impression de la situation raciale ici ?

En fait, la question de la race est comprise de manière très différente selon le pays. Pour moi, ce qui a été très libérateur en arrivant en France en tant que noir américain, ça a été de pouvoir passer peut-être deux semaines sans penser au fait que j'étais noir. Je me sentais comme un individu à part entière, je ne sentais pas qu'on me ramenait à ma couleur de peau quand j'allais au Biocoop acheter mes Granola ! Peut-être aussi parce que je me sens comme un Américain en France. Un Sénégalais fraîchemen­t arrivé aurait sûrement une expérience

« JE NE SENTAIS PAS QU’ON ME RAMENAIT À MA COULEUR DE PEAU QUAND J’ALLAIS AU BIOCOOP ACHETER MES GRANOLA ! »

complèteme­nt différente.

Et quand vous retournez aux États-Unis, que remarquezv­ous ?

Quand je retourne à New York ou dans d'autres endroits, je réalise qu'il y a beaucoup plus de mixité raciale en France que là-bas. Quand tu te rends dans un restaurant à New York, tu peux voir un asiatique, un blanc et un latino assis ensemble. Alors que la plupart des dîners auxquels j'ai été invité en France, la table est majoritair­ement blanche. J'ai souvent réalisé que j'étais le seul non-blanc dans la pièce.

En dix ans, les choses ont-elles changées ?

Il y a une réalité bourgeoise en France, avec une bourgeoisi­e moins mixte qu'ailleurs. Il y est très difficile de transcende­r les limites imposées géographiq­uement par la séparation entre les centres urbains et leurs banlieues. Si vous me demandiez quel pays est le plus raciste entre les Etats-Unis et la France, je dirais les État-Unis – mais je ne veux pas être naïf et penser que le racisme n'existe pas ici.

Donc la France serait moins raciste, mais avec un système de « castes » beaucoup plus important ?

C'est à peu près ça. Même si j'ai des amis qui me disent souvent que le mythe américain de la mobilité sociale s'effondre un peu. Avant, tu pouvais commencer comme fils de boucher et finir président d'une banque. C'est l'histoire qu'on aime raconter. Mais ce dont on parle moins, c'est du fait qu'on peut également y tomber très bas, très rapidement : sans assurance maladie, sans domicile… Alors qu'en France, on a un minimum de sécurité.

Cette idée de mobilité sociale est extrêmemen­t présente dans le hip-hop.

Aux États-Unis, on voit pas mal de minorités réussir, alors qu'on n'a pas de version française de Jay Z. Et encore moins de Barack Obama ou d'Oprah Winfrey. En même temps, je pense que la société américaine est plus brutale pour les personnes blanches, aussi. Il y a énormément de vidéos de noirs américains se faisant tuer de manière horrible mais – et cela n'enlève en rien au racisme de ces morts-là –, des blancs sont brutalisés ou tués de la même manière…

Comment transmette­z-vous votre identité raciale à vos enfants ?

Ma fille a sept ans et on parle beaucoup des questions d'identité. Elle connaît assez bien mon père et elle comprend qu'il a vécu quelque chose de très différent de nous, que ses aïeuls étaient esclaves. En fait, elle sait qu'elle est métisse (même si elle ne le voit pas forcément dans le miroir), mais en même temps elle entend les autres dire qu'elle est blanche. J'essaye de lui expliquer que personne n'est blanc ou noir, en lui disant : « Regarde, moi je suis beige ! ». Et à ça : « le papy de maman est rose ». Tout ça n'est pas totalement réel pour elle. Mon fils est trop jeune pour comprendre, mais franchemen­t, c'est le mec le plus blanc de Paris ! Il a les cheveux très blonds, les yeux bleus, c'est dingue. Mais c'est une conversati­on que je peux avoir chaque jour, elle n'est jamais finie.

Autoportra­it en noir et blanc : Désapprend­re l’idée de race (éditions Grasset, 224 pages, 19,50 €)

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PHILOSOPHE POP_ « Réduire un nouveau-né à sa couleur de peau a-t-il un sens alors même que ses gênes et ses héritages culturels sont multiples ? », demande Thomas dans son nouvel essai. La réponse dans toutes les bonnes librairies.
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