ENTREZ DANS LA TRANSE
En 2000, Claire Denis cisèle Trouble Every Day, un grand film d’amour malade, cannibale, avec deux monstres sacrés, Béatrice Dalle et Vincent Gallo. Elle filme l’inquiétante étrangeté, mais déchaîne les enfers lors de deux séquences anthologiques.
Le Raincy, janvier 2000. Claire Denis tourne son sixième long-métrage, Trouble Every Day, un film d'effroi où « les corps irradient quelque chose de mortel. » Nous sommes dans une bâtisse du XIXe siècle qui servait il y a peu de foyer d'accueil à de jeunes délinquants. La moitié de la bâtisse est dévastée, les murs ont été sculptés par les flammes. Béatrice Dalle, 35 ans, incarne une femme mystérieuse et sauvage qui dévore ses amants et que son mari, Alex Descas, tente de garder enfermée. Profitant de son absence, un jeune voisin, Nicolas Duvauchelle, s'introduit. La scène choc de Trouble Every Day va se tourner. « Sur le plateau, je suis passée dans une espèce de transe, assure Béatrice Dalle, actuellement en tournage en Belgique. J’ai basculé vers autre chose, j’ai basculé pour de vrai, je n’ai rien calculé. J’ai griffé Nicolas, je l’ai mordu, j’avais des bleus partout sur le corps après. Bordel, si tu veux faire un grand film, il ne faut pas se retenir. Jouer à l’économie, c’est un autre métier. Dans une scène violente de Clubbed to Death, j’ai vraiment foutu une patate dans la gueule de mon partenaire. Tu vas pas te plaindre si tu en prends une. T’es acteur, tu peux te prendre une tarte, ça va ! La fin justifie les moyens, ce qui compte, c’est le résultat. Dans Trouble, j’ai vu la peur dans les yeux de Nicolas. À un moment, la maquilleuse a voulu me faire un raccord maquillage. Elle s’est penchée au-dessus de mon épaule, et j’ai eu une réaction comme un animal qui va mordre. Elle a pris peur elle aussi ! Je ne m’en suis pas rendue compte, c’est elle qui me l’a raconté. »
UN CASTING ÉCLECTIQUE ET ÉLECTRIQUE
Trouble Every Day est un projet qui revient de loin. À l'origine, c'est un ancien film à sketchs que Claire Denis devait tourner aux États-Unis. En 1999, elle reprend le scénario avec son complice, l'écrivain Jean-Pol Fargeau. Elle obtient un budget confortable (28 millions de francs) et embauche sa chef op fétiche, Agnès Godard. « Je travaillais avec Claire depuis longtemps déjà. Elle compte beaucoup sur l’image pour la narration de ses films. Elle m’a proposé Trouble, j’ai beaucoup aimé le scénario. Ils sont toujours écrits de manière très concise. C’est assez peu dialogué, mais les descriptions sont très détaillées et le soin apporté au choix des mots sont des points de départ pour l’inspiration visuelle. Je me rappelle d’un paragraphe où était décrite la maison de Béatrice, et on parlait d’un jardin où il y avait « un fruit blet ». J’ai vu de la décomposition et cela m’a aidé à choisir les émulsions car on tournait en pellicule. Dans son scénario, deux lignes deviennent parfois dix plans et quelques fois, un paragraphe de vingt pages se transforme en un plan unique. »
Pour son casting, Claire Denis embauche Alex Descas, Nicolas Duvauchelle, 19 ans, qui vient de tourner dans Le Petit Voleur, José Garcia, Vincent Gallo, dont le visage est « comme un autoportrait de Courbet », selon Claire Denise, et qui électrise les producteurs japonais, Florence Loiret Caille et, bien sûr, Béatrice Dalle. « C’est Claire qui m’a contactée, bien sûr. J’avais déjà tourné J'ai pas sommeil avec elle, en 1994. Cela avait été une expérience géniale et j’étais prête à partir sur n’importe quoi. Elle m’a donnée une feuille avec quelques lignes écrites avec Jean-Pol, à laquelle je n’ai rien compris. Mais bon, avec Claire, je signe tout de suite… D’ailleurs, je ne pense pas avoir jamais lu le scénario en entier. » Vue dans Les Salauds de Claire Denis (2013), L’Effet aquatique de Solveig Anspach (2016) ou dans le rôle de Marie-Jeanne dans la série Le Bureau des légendes, Florence Loiret
Caille va incarner une femme de ménage qui officie dans l'hôtel de Vincent Gallo. « Je suis passée à la production pour le casting, mais ce n’était pas du tout un casting normal. J’avais 23 ans. Claire m’a regardée, demandé si j’avais peur. J’ai répondu que non. C’était fini. J’avais mes Jeans Carhartt, des écrase-merdes, depuis elle me surnomme ‘‘La Racaille’’. Deux heures plus tard, elle m’appelait dans ma banlieue pour me dire que j’avais le rôle. J’avais très peu tourné à l’époque… Il y avait un sublime scénario. Je regrette de ne pas l’avoir gardé. C’était un roman, magnifique. Il y avait très peu de dialogues mais les descriptions étaient sublimes. »
UN CAUCHEMAR DE SANG
Agnès Godard commence par des essais et filme « le cauchemar de sang », quand Vincent Gallo a son malaise dans l'avion et qu'il voit une femme avec un drap maculé de sang. « On voulait voir la couleur du sang et on a tourné avec une petit caméra en 16mm que l’on tient à la main. Puis j’ai passé beaucoup de temps avec Claire pour les repérages. On a visité plein d’hôtels, on scrutait les couloirs… Quand Claire choisit un lieu, j’observe attentivement car je sais qu’il a en lui quelque chose qui va me donner des directions de travail. Claire m’a fait découvrir des images du photographe canadien Jeff Wall, des photos avec un danger invisible. Je me suis beaucoup servie de cette notion. Il fallait qu’il y ait quelque chose de menaçant dans chaque plan. Ce danger invisible, c’est le choix de Claire, ce qu’elle montre et ce qu’elle ne montre pas, tout ce qui est hors-champ et qui travaille avec l’imaginaire du spectateur. Je n’ai jamais vu Trouble comme un film d’horreur, plutôt un film sur l’attirance sexuelle, sur l’érotisme, qui flirte avec le tabou. »
Si elle ne rechigne pas à filmer l'hémoglobine, Claire Denis se concentre sur des détails, filme l'inquiétante étrangeté, ressuscite le fantôme de Jacques Tourneur (au hasard, La Féline), joue la carte de l'hypnose, de la transe. Pour provoquer l'effroi, elle filme des herbes folles, maculées de sang, bercées par le vent, des dormeurs dans un avion, qu'elle filme comme « un boyau sombre ». Les couloirs labyrinthiques de l'hôtel Intercontinental Opéra évoquent Shining, le regard halluciné de Vincent Gallo fait plus peur que n'importe quelle scène gore, et un érotisme d'outre-tombe irradie la pellicule. « J’avais l’impression d’exécuter une chorégraphie, plus que de jouer, se souvient Florence Loiret Caille, extatique. J’ai découvert que le cinéma était ultra-érotique et cela m’a trop plu. Moi qui viens du théâtre balinais, javanais, car j’ai grandi en Indonésie, j’avais l’impression de découvrir le monde dans lequel je voulais évoluer, vivre. Claire parle très peu, elle regarde et improvise. Quand j’étais dans la chambre d’hôtel, elle me disait de rester immobile, et tout se mettait en place, très silencieusement. On touchait au sacré. On ne discute pas, elle se fout de la psychologie des personnages. Elle cherchait des angles, des associations entre les corps, elle laissait les scènes vivre, elle prenait le temps de nous regarder. Avec elle, il faut s’abandonner, d’autant plus que nous n’avions pas de texte. Personne ne filme les corps comme elle, c’était tellement érotique. C’est du à Claire, peut-être aux décors, aux partenaires… Vincent Gallo est quelqu’un de très spécial. On parlait très peu. Je me souviens que Vincent avait les cheveux longs et que Claire voulait qu’il se les coupe. Il a refusé et ça a pris des proportions pas possible. J’hallucinais qu’un acteur refuse comme cela… »
Mais Claire Denis ne filme pas seulement les couloirs vides ou le vent dans les bois. Elle va mettre en scène, pour Trouble Every Day, deux séquences anthologiques, insoutenables, inoubliables. « Pour la scène de cannibalisme, de dévoration, je ne savais pas trop comment on allait faire, raconte Béatrice Dalle. Je suis donc allée avec Nicolas, Claire, Agnès et un chorégraphe dans un hôtel. On a commencé à prendre des positions, se mettre l’un sur l’autre… Mais on ne savait pas trop comment ça allait se passer le jour du tournage. Avec Nicolas, nous avons dû faire deux ou trois prises, toutes complètement différentes, mais à chaque fois bien hardcore. La seule chose à laquelle j’ai pensé, c’est au passage d’un documentaire animalier où j’avais vu une maman singe avec son bébé mort. Elle ne comprend pas qu’il
« VINCENT N’ÉTAIT PAS UN ACTEUR CHIANT AVEC MOI, PAS DU TOUT. JE ME SOUVIENS QU’IL DEVAIT AVOIR UN SEXE ÉNORME. »
est mort, elle le câline, puis le bébé ne réagissant pas, elle devient violente, lui met des claques… »
ÉMEUTE ET CRISE DE NERFS À CANNES
Florence Loiret Caille tourne l'ultime scène choc du film, où Gallo lui dévore le sexe. « Je n’ai aucun souvenir de ma séquence avec Vincent, je ne peux dire ce qu’il s’est passé. J’ai fait un black-out. Total ! La scène était écrite, et bien écrite. On tournait avec deux caméras et j’avais l’impression d’être enveloppée à 360°. J’ai zappé le côté technique, les effets spéciaux, le sang, et je me suis mise dans un état second. Complètement. On a dû faire une ou deux prises. Il fallait juste que je passe du baiser à la morsure. Je n’étais plus une comédienne, je suis devenue un animal. Mais jouer dans un film de Claire c’est ça, c’est entrer dans la transe ! Nous étions dans l’état de nos rôles. Vincent n’était pas un acteur chiant avec moi, pas du tout. Je me souviens qu’il devait avoir un sexe énorme. Il y avait donc des prothèses de dingo sur le plateau. Mais je voulais en savoir le moins possible avant la prise, je voulais juste danser. »
Le film est bouclé après huit semaines de tournage entre Paris et la banlieue, et Nelly Quettier, tellement effrayée par les rushs, monte les plans les plus hard sans le son ! Consécration, le film est sélectionné au festival de Cannes en 2001, hors compétition, lors d'une inoubliable séance de minuit. « Il y a eu des crises de nerfs, des syncopes, des malaises, c’est la plus belle projection de Cannes, se marre Béatrice Dalle. Avec des gens par terre, un délire. Une actrice, dont je tairai le nom, a hurlé « On n'a pas droit de faire ça ! » Mais connasse, on a le droit de tout faire au cinéma, comme en littérature. Si tu mets des barrières, il s’évade où ton esprit ? Tu crois que je vais me mettre des barrières ? » (elle explose de rire).
Vingt ans plus tard, le film, bercé par la musique lancinante des Tindertsicks, est toujours aussi troublant et mystérieux, un classique déviant qui mériterait une belle restauration. « Ce film était tellement important qu’à l’époque, déclare Florence Loiret Caille, j’ai changé mon nom et j’ai rajouté celui de ma grand-mère, Caille. Je suis née au cinéma par ce film. C’était comme un baptême, une expérience unique. Pourtant, je ne tends que vers ça. À chaque tournage, je tends vers ce vertige. Sinon, ça ne sert à rien. » Quant à Béatrice dalle, elle affirme solennellement « c’est mon meilleur film avec Lux AEterna, de Gaspar Noé. Un des films dont je suis la plus fière... »