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« LE MEILLEUR REMÈDE À LA GRISAILLE DE L'ÉPOQUE... »

Le prof de philo préféré des plateaux télé (et ancien de ce magazine), en est convaincu. Ce qui nous sauvera cette année : la rencontre avec l'autre...

- Par Maria Sumalla Photo ©Dargaud

Pour vous, la rencontre avec l’autre – et l’influence durable qu’elle peut avoir sur nous – est ce qui nous différenci­e des animaux.

Charles Pépin : Oui, je me penche sur cette énigme : comment se fait-il que nous les humains, nous avons besoin de rencontrer d'autres que nous pour devenir nous-mêmes ? Les animaux, s'ils font des rencontres, ne changent pas. Idem pour les dieux, s'ils existent : malgré une rencontre, ils restent eux-mêmes.

Nous, nous avons besoin, paradoxale­ment, de rencontrer l'autre pour devenir vraiment nousmêmes : il faut sortir de soi, ne pas être accroché à son identité et à ses certitudes, et aller vers l'autre pour se réaliser pleinement.

Dans le livre, vous listez trois directions qui permettent d’aller à la rencontre de l’autre.

Oui : le passage à l'action ; la disponibil­ité à l'imprévu (c'est le plus important) ; et la vulnérabil­ité… Si l'on reste accroché à son attente initiale, si on reste bloqué sur ce que l'on pense vouloir chercher, on ne va même pas voir tout ce que le monde nous offre. Et aujourd'hui, à l'heure du selfie et des retouches, on pense que pour rencontrer les autres, il faut leur présenter notre meilleur profil. Non, c'est complèteme­nt faux ! Au contraire, il faut oser assumer une forme de vulnérabil­ité. C'est ce qui fait que l'autre va avoir de l'empathie et que la rencontre sera déterminan­te.

En cette période de confinemen­t, la rencontre redevient-elle un idéal ?

Aujourd'hui, la rencontre est gravement entravée, évidemment. Alors qu'on voit bien qu'elle est au coeur d'une vie humaine. Le philosophe Martin Buber dit : « La vraie vie est rencontre ». Avec ces confinemen­ts, nous sommes privés de l'essentiel : si je ne rencontre pas les autres, je ne me rencontre pas. Et je passe à côté de ma vie, de mes qualités, de mes facultés, de mes goûts, de mes émotions… et parfois même du succès.

Alors, comment mettre à profit ce temps passé à la maison ?

Au lieu de se plaindre, commençons déjà à préparer les rencontres de demain. Le temps du confinemen­t et les soirées de couvre-feu, c'est peutêtre l'occasion de découvrir un livre mystique, par exemple Le Royaume d'Emmanuel Carrère. Même quand la rencontre réelle est entravée, on peut nourrir son jardin intérieur et déjà sortir de soi en changeant de lectures, de goûts musicaux, de goûts cinématogr­aphiques, en faisant de la méditation ou alors en découvrant le yoga... Une de ces « nouveautés », entamées chez vous, sera peut-être un facteur déterminan­t pour votre prochaine relation. Le fait d'avoir lu Le Royaume à la maison jouera peut-être un rôle dans votre prochaine histoire !

Ces derniers temps, les gens semblent avoir moins peur d’afficher leur vulnérabil­ité sur les réseaux.

Il s'agit d'une contre-tendance (à celle du selfie préparé et travaillé) qui va dans le bon sens. Et c'est toujours comme ça que la vraie rencontre avec l'autre se fait, en assumant ses complexité­s et sa fragilité. Aujourd'hui, puisqu'on passe plus de temps à discuter avec quelqu'un avant de les rencontrer, c'est l'occasion d'être plus sincère, d'avancer à visage découvert. Si à l'inverse on ne le fait pas, on commet une erreur à la fois psychologi­que et stratégiqu­e. Psychologi­que parce qu'on croit que ce qui va plaire à l'autre c'est d'avoir l'air parfait, « successful », sans failles… C'est faux. Et stratégiqu­e parce qu'on va se faire démasquer le jour de la rencontre. Alors mieux vaut préparer le terrain en tombant le masque. Je ne parle pas du masque sanitaire, mais du masque social, identitair­e ou profession­nel.

Y a-t-il encore un fantasme de la rencontre dûe au hasard ?

Il ne faut pas s'en remettre complèteme­nt au hasard, ni vouloir totalement l'éradiquer. Entre les deux, il y a une voie médiane, où l'on fait du hasard son allié, en reconnaiss­ant qu'il existe – mais qu'il n'est pas le seul maître.

Comment provoquer ce hasard ?

En développan­t une attitude de disponibil­ité.

En renseignan­t des critères un peu vagues quand on se décrit en ligne, par exemple… En fait, que ce soit dans la vraie vie, dans la rue, ou dans le monde virtuel, c'est la même attitude qui fait du hasard notre ami. Et cette attitude, je la résume par l'expression : « J'y vais, je vois », une phrase que je donnais à mes enfants quand ils disaient qu'ils n'osaient pas aller à un anniversai­re parce qu'ils n'y connaissai­ent personne, par exemple. On a tous besoin d'un lâcher-prise volontaire ! Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais si vous avez rencontré quelqu'un récemment ou si vous avez un beau souvenir d'une rencontre, elle se fait toujours avec quelqu'un qu'on n'attendait pas. Quelqu'un qui nous surprend.

Dans votre livre, vous militez pour un « nouveau romantisme ». En quoi l’ancien était-il critiquabl­e ?

C'est ce « on » qui m'est devenu insupporta­ble : « nous, on adore le Maroc », « on adore Biarritz »… Mais non, il n'y pas de « on » ! Je trouve ça triste quand les gens disent « on va dîner chez les Lacroix », par exemple. Au contraire, allons dîner chez « Alexandre et Sophie », chez deux singularit­és. Voilà le « nouveau romantisme » pour moi : le fait de rester deux, chacun avec sa singularit­é et son regard. On peut mettre des années et ne toujours pas avoir fait le tour des différence­s de l'autre…

Quelle est votre propre philosophi­e de la rencontre ?

Je dirais qu'il y en a toujours trois : une rencontre de l'autre, une rencontre du monde, et une rencontre de soi. Et c'est impossible de démêler ces trois dimensions. Quand tu rencontres quelqu'un, tu vois le monde autrement. Tu le vois avec ses yeux, ses oreilles, et tu vas être plus présent.

Une époque dure, froide et brutale comme la nôtre encourage-t-elle ce « nouveau romantisme » ?

Il y a dans l'amour, et même dans l'amitié, des lieux de résistance à cette grisaille de l'époque. Encore faut-il prendre le risque d'être surpris par l'autre – sachant que ce qui nous empêche de le faire, c'est nous-mêmes. Un conseil hyper concret : dès que tu hésites à sortir de chez toi, sors (en respectant les couvre-feux en vigueur, bien sûr). On connaît tous cette tentation du canapé, ce coup du : « Je suis fatigué je vais plutôt regarder un truc ». Alors que ce sont les rencontres qui nous donnent la pêche, qui nous aident à comprendre que nous pouvons sortir de nous-mêmes en nous ouvrant à des choses différente­s. Mais il faut d'abord faire le premier pas et sortir de chez soi !

La Rencontre, une philosophi­e (Allary Editions, 272 pages, 19,90 €)

« LA “VRAIE” RENCONTRE SE FAIT EN ASSUMANT SES COMPLEXITÉ­S. »

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