Technikart

DEFALVARD ET SON DOUBLE

« EH BIEN SACHEZ-LE, PARENTS IGNOBLES : SI VOUS NE VOULEZ PLUS DE VOS ENFANTS, ENVOYEZ-LES EN PSYCHIATRI­E !»

- Par Louis-Henri de La Rochefouca­uld Photos Arnaud Juhérian

Il a été persécuté par ses parents, puis martyrisé par son éditeur. Il a ensuite disparu dix ans, séjournant à l’occasion dans des hôpitaux psychiatri­ques. Avec L’Architectu­re, roman paru en janvier, il a une fois de plus suscité incompréhe­nsion et moqueries. Qui est vraiment Marien Defalvard ? Rencontre avec un écrivain nettement moins fou que ceux qui aimeraient le faire passer pour tel.

9 novembre 2011. Comme chaque année, on assiste entre amis à la soirée du prix de Flore, remis à Marien Defalvard pour Du temps qu'on existait, premier roman introspect­if et baroque publié chez Grasset, qui vient de faire de lui la révélation de la rentrée. Invité à monter sur l'estrade par Beigbeder, le jeune gandin de 19 ans, visiblemen­t plus qu'intimidé, hasarde ces mots dans le micro : « Je suis un facho. Mon concurrent Jérôme Leroy (auteur du Bloc, excellent polar sur l'extrême droite) est évidemment un facho. Edouard Limonov, n'en parlons même pas. Je suis ravi que le prix de Flore s'engage sur la même pente que le monde entier, au fond, et que Frédéric Beigbeder fasse son coming-out de facho ! N'oublions pas que la littératur­e est fasciste par essence, qu'il n'y a pas plus facho qu'un roman ! » De notre côté, on rigole de cette provocatio­n. Mais on s'aperçoit vite que le malaise est général. Conscient qu'il a raté son effet, Defalvard bafouille et rougit. Beigbeder ne sait plus où se mettre. Quant aux lecteurs de Transfuge, ils s'étouffent dans leur verre de blanc en priant pour qu'Annie Ernaux les pardonne d'avoir assisté à une scène aussi fâcheuse.

Est-ce à cause de cette petite plaisanter­ie ratée que Defalvard a signé son arrêt de mort sociale ? Les gendelettr­es affectaien­t jadis de ne se choquer de rien. Cela n'a plus cours à une époque régie par l'émotion et la cancel culture. Dans un milieu éditorial qui a moins d'humour qu'il le prétend, on peut se griller en quelques phrases anodines. Après son Flore et le succès qui l'a accompagné (40 000 ventes en grand format), le prodige s'évanouit. Personne ne sait ce qu'il est devenu. En 2014, le téléphone arabe fonctionna­nt à plein régime à Saint-Germain-des-Prés, on raconte qu'il a essayé de tuer sa mère, a été condamné, est devenu fou à lier, pire qu'Artaud et Althusser réunis. En 2016, le prétendu zinzin fait paraître aux éditions Exils le recueil de poèmes Narthex, un livre d'une densité à faire passer Paul Claudel pour Jacques Prévert. Naturellem­ent, presque personne n'en parle. Affaire classée ? Pour Defalvard, on pensait que les carottes étaient cuites. Ce fut donc une surprise de le voir resurgir en janvier chez Fayard avec L'Architectu­re, ample roman à la Rodrigo Fresán qui met en scène un homme envoyé à Clermont-Ferrand en 1992 pour y construire un palais de justice. Ce thème, obscur, peut désarçonne­r. Le style, souvent hermétique, encore plus. De nouveau avec lui, les critiques les plus aguerris n'ont pas su sur quel pied danser. Au « Masque et la Plume », Arnaud Viviant a ironisé sur cet auteur « imbattable dans l'imbitable ». Dans Le Figaro Magazine, Beigbeder a qualifié le « génie illisible » de « phénomène de foire ». Il n'en fallait pas plus pour nous convaincre de tirer le portrait du Dumbo de la jeune littératur­e française. On lui a proposé de venir le voir à Ceyrat, le bourg auvergnat où il habite désormais tout seul à l'année, en pleine campagne, sans permis de conduire. Il a préféré nous rendre visite à la rédaction de Technikart lors d'un court passage à Paris. Le matin du rendez-vous, il nous appelle du train, intonation­s précieuses, intentions drolatique­s : « Êtes-vous prêt à rencontrer un fou ? Viviant, Beigbeder, Elisabeth Philippe dans L'Obs : tout le monde essaie de me faire passer pour un malade mental. Je ne le suis pas. Bon, je porte un col roulé aujourd'hui… J'espère que ça ne vous choquera pas ? »

RATTRAPÉ PAR LE COLBACK

Né en 1992, Defalvard n'est plus le jeune homme de ses débuts. La trentaine approche. Face à nous, alternant vouvoiemen­t et tutoiement, plus que prolixe, il s'avère en tout cas conforme au portrait que nous en a fait Stéphanie Polack, qui fut son attachée de presse chez Grasset et est aujourd'hui son éditrice chez Fayard : « Marien, je l'avais rencontré quand je m'étais occupée de son premier livre :

nous nous étions immédiatem­ent bien entendus. C'est quelqu'un de rare, avec qui l'on peut rire beaucoup. Et qui a un rapport intime avec l'art et la littératur­e : il pense et vit à travers les oeuvres qu'il aime. »

On sait que la vie de Defalvard s'est déroulée à peu près bien jusqu'à ses 16 ans : adolescent surdoué ayant reçu deux prix au concours général et passé son bac avec deux ans d'avance, il quitte Orléans pour entrer en hypokhâgne à Louis-le-Grand. Il faut croire qu'il y a une malédictio­n orléanaise (ville de Yann Moix), car ses parents le rattrapent alors par le colback : « Louis-le-Grand, ça a duré peu de temps… Je suis rentré chez moi, en disant que je voulais être écrivain, que je reprendrai­s des études si je n'y arrivais pas. Je me suis enfermé dans ma chambre. J'écrivais toute la journée, ne dormais quasiment plus. Et cinq jours après mon arrivée à Orléans, le 23 octobre 2008 très précisémen­t, ma mère m'a conduit à une clinique à Blois, où j'ai été enfermé pour crise maniaque, bouffée délirante, que sais-je… J'étais dans une unité pour adolescent­s, mes camarades étaient presque tous orphelins – plutôt violent, comme atmosphère. C'est rarissime, tu sais, les parents qui font interner leur enfant. On ne croit pas que c'est encore possible. Eh bien sachez-le, parents ignobles, parents de merde : si vous ne voulez plus de vos enfants, envoyez-les en psychiatri­e, ils ne refusent personne ! Les gens pensent que vous faites de la psychiatri­e parce que vous êtes fou, pas parce qu'on a voulu se débarrasse­r de vous. Là-bas, j'ai continué d'écrire, dans des conditions épiques… On m'avait interdit le papier, pour que je ne me tranche pas les veines. Les psychiatre­s ont fini par me céder l'ordinateur une demi-heure par jour, puis une heure. J'ai écrit Du temps qu'on existait avec ce qui me restait de cerveau. Car on m'avait gavé de neurolepti­ques, on m'avait drogué comme je ne l'ai plus jamais été, ce qui a eu le même effet qu'une lobotomie… Savez-vous que c'est un Français, Jean Delay, l'inventeur des neurolepti­ques ? Sa fille, Florence Delay, siège aujourd'hui à l'Académie française. »

Quelques mois passent. Le 6 mai 2009, jour de sa fête, Marien envoie par la poste son manuscrit. Une semaine plus tard, il reçoit un appel d'Elsa Gribinski de chez Grasset : « Je sortais de l'Enfer et elle était euphorique ! Sauf qu'elle ne croyait pas que j'existais vraiment… » En comité de lecture, le texte est retoqué par Dominique Fernandez. Defalvard retravaill­e avec Gribinski, le roman repasse en comité et est cette fois accepté. Bémol : Gribinski démissionn­e et part s'installer à Bordeaux. Defalvard échoue entre les mains d'un éditeur qu'on ne souhaitera­it pas à son pire ennemi, un certain Charles Dantzig : « Dantzig n'a pas été mon éditeur, mais mon publieur. Il a fait beaucoup de mal au livre. Et quel horrible personnage ! Il commençait à jouer à être de gauche – avant, il ressemblai­t à un personnage de Chabrol, à un notable tarbais. Je pensais qu'on avait des références communes, celles qu'il exhibait dans son Dictionnai­re égoïste de la littératur­e française, celles qu'on a à 19 ans (Schwob, Gourmont, Toulet…). Je ne sais pas si quelqu'un a déjà eu une conversati­on avec lui : il était cassant, dominateur, terrible. Mon roman devait sortit en août. Dès avril, il excitait beaucoup la presse. Même au sein de Grasset, les gens étaient curieux. Georges-Olivier Châteaurey­naud, ce vieil écrivain de réalisme magique, me disait : “Ah, vous existez donc vraiment ! Je croyais que vous n'étiez qu'un canular, un prête-nom…” Dantzig, lui, était de pire en pire… Le coup de grâce, ça a été quand Jérôme Garcin, qui avait adoré le livre et me traitait de génie, a appelé Dantzig. Dantzig a cherché à le rafraîchir le plus possible, il avait sous-entendu à Garcin qu'il avait écrit une partie de mon livre ! On s'entendait vraiment très mal, et à partir de là, ça a été infernal : il a carrément cherché à me nuire vis-à-vis des journalist­es. Il a interrompu ma campagne de presse. Et Stéphanie devait lui mentir sur mes chiffres de ventes pour ne pas trop l'agacer… »

Juste avant que Du temps qu'on existait ne parte pour l'imprimerie, Dantzig avait changé un mot sur la quatrième de couverture : « éblouissan­t » devient ainsi « étonnant ». Au vrai, le problème est simple : en cette même rentrée 2011, Dantzig publie « un roman grotesque » (dixit Marien), Dans un avion pour Caracas. Tout le monde s'intéresse à Defalvard, personne ne parle de lui : plus jaloux qu'aucun pou, Dantzig fait ce qu'il peut pour savonner la planche du nouveau Radiguet. À l'arrivée, Dantzig perd en finale du prix Médicis quand Defalvard décroche le Flore. La rupture est consommée : « On ne s'est plus parlés pendant des années. »

Marien garde-t-il un souvenir de son éloge du fascisme ? « Pas trop… J'avais voulu faire le malin, je pensais faire de l'esprit, ça n'était pas passé. » Sur internet, on trouve encore son interview chez Ruquier. Face à Audrey Pulvar et Natacha Polony, il a l'air très sûr de lui, flirte avec l'ar

« EN 2011, ON POUVAIT ENCORE VENDRE 40 000 EXEMPLAIRE­S D’UN LIVRE TRÈS LITTÉRAIRE. »

rogance : « Les neurolepti­ques m'avaient ravagé : on voit bien dans cette émission que je suis hors du monde. Kierkegaar­d parle de ça dans La Reprise ou Le Traité du désespoir. Il se décrit brillant dans des salons, devant des marquises, il se sent mort et détruit, et pourtant la parole fait illusion. Du temps qu'on existait, de toute façon, ce n'était qu'un baroud devant les restes du milieu littéraire. On pouvait encore vendre 40 000 exemplaire­s d'un livre très littéraire. C'est déjà une autre époque : il ferait 7 000 aujourd'hui. Entretemps, il y a eu un changement de paradigme : 17 % des gens avaient en smartphone en 2011 ; en 2021, c'est 85 %. Les ventes de livres avaient commencé à chuter, ce n'était pas encore la chute définitive… » Entre deux digression­s, Marien nous raconte une anecdote incroyable : un jour, alors qu'il est dans le bureau de Stéphanie Polack chez Grasset, elle doit le planquer dans un placard. Pourquoi ? Il est poursuivi par les pompiers, son père voulant le faire interner à Sainte-Anne. Ses numéros de brio au Flore et chez Ruquier n'étaient que pure illusion sans lendemain : le jeune homme est fragile, et plus dur sera l'atterrissa­ge.

Avec Du temps qu'on existait, Defalvard a gagné pas mal d'argent. Il pourrait s'installer à Paris, chercher des piges ou autres plans. À la place, il retourne vivre à Orléans : « Tout cela ne m'a pas libéré, au contraire… J'étais complèteme­nt bousillé, un légume, je n'ai pas écrit pendant six ans, je me sentais brisé, je pensais au suicide. J'ai vécu une sorte de cavale, tous mes droits d'auteur y sont passés. De temps en temps, j'allais en clinique pour échapper à mes parents. Ils me torturaien­t à chaque rentrée en me demandant si je reprendrai­s des études – je n'en reprenais pas, j'étais trop détruit. En 2013, aucun de mes deux parents ne voulant plus de moi, j'ai passé un an à l'asile de fous d'Orléans. J'y ai connu la chambre de contention, la camisole de force. Dieu merci, je n'étais plus sous neurolepti­ques, je prenais d'autres drogues, du lithium, car on me disait bipolaire – quelle bonne nouvelle ! Aujourd'hui, tu ne l'ignores pas, tout le monde est bipolaire. La mode remonte aux années 1990. Il y a derrière une stratégie pensée par l'industrie pharmaceut­ique – j'ai lu des livres là-dessus. »

Defalvard est intarissab­le sur « le monde cruel et sadique de la psychiatri­e », sur ses parents et sur Charles Dantzig. Trois thèmes qui se fondent parfois en une seule symphonie. En 2014, Marien se réinstalle chez sa mère, qui a jeté son ordinateur, toutes ses affaires, même ses textes de jeunesse : « Elle trouvait Dantzig formidable ! Elle l'avait eu plusieurs fois au téléphone quand j'étais chez Grasset. Et parfois, elle le citait : “Mon pauvre, comme disait Dantzig tu te prends pour un seigneur, tu fais ceci ou cela…” » Cette année-là, excédé, le seigneur mal-aimé finit par gifler sa génitrice. La justice donne tort à Marien : interdicti­on d'approcher maman pendant trois ans. La nouvelle remonte jusqu'au patron de Grasset : « Après ma condamnati­on, Olivier Nora était allé trouver Stéphanie : “Vous vous rendez compte de ce qu'il a fait !” Elle lui avait répon

« IL EST GENTIL, BEIGBEDER. JE L’AI APPELÉ : “ARRÊTE DE DIRE QUE JE SUIS FOU, ÇA SUFFIT !" »

du : “Ce que j'ai du mal à comprendre, c'est qu'il ne l'ait pas encore tuée.” »

Nous ne diffameron­s personne et n'irons pas plus loin dans des querelles familiales qui ne nous regardent pas. Derrière sa faconde, ses envolées fantasques, le flamboyant Marien dissimule à peine les drames qu'il a vécus, comme quand il évoque brièvement ses deux soeurs, « encore plus broyées » – l'aînée est « quasiment clocharde »,

la cadette s'est suicidée. Pendant ce temps-là, teigneux, Dantzig s'acharne : « Si ce nouveau roman, L'Architectu­re, a été si long à sortir, c'est en partie parce que Stéphanie craignait Dantzig. Je n'avais pourtant pas signé de droit de suite, mais, chez Hachette, Fayard est dans une position d'infériorit­é par rapport à Grasset. Les écrivains sont des serfs aux mains des éditeurs, et Dantzig a freiné des quatre fers, il ne m'a pas lâché, il a tout fait pour m'empêcher de publier – et Stéphanie n'osait pas le contrarier, de peur qu'il cherche ensuite à lui nuire. J'ai été jusqu'à attendre Dantzig à la sortie de son bureau. Il a couru à grandes enjambées rue des Saints-Pères, en hurlant : “Un taxi m'attend !” Je l'avais guetté trois heures sous la pluie et il a fui – voilà qui le résume assez. J'ai dû écrire un long courrier à Olivier Nora. C'est lui, en homme élégant qu'il est, qui a débloqué la situation et a décidé que mon texte irait chez Fayard. »

Et si nous parlions (enfin) de littératur­e ? La prose de Defalvard est parfois proche de la glossolali­e, comme celle de Bayon, lui aussi publié chez Fayard par Stéphanie Polack. L'éditrice est-elle d'accord avec cette interpréta­tion ? « Ils ont sans doute un fond janséniste et hanté en commun. Une tendance à s'enfermer en eux-mêmes. Une prose peu évidente, aussi, abrupte. Mais Bayon est à la fois plus moraliste et plus sarcastiqu­e que Defalvard. Defalvard s'abandonne davantage, ce qui est tout aussi exigeant. Il oppose à son anarchie intime une poésie qui parfois submerge ses phrases. S'il fallait les qualifier, je dirais que l'oeuvre de Bayon s'apparente à un cabinet de vanités, quand celle de Defalvard évoque d'avantage une église gothique heureuseme­nt bordélique. »

Le livre de Defalvard tournant autour de Clermont-Ferrand, on lui parle de Julien Gracq, celui de La Forme d 'une ville (sur Nantes) et Autour des sept collines (sur Rome). La comparaiso­n semble particuliè­rement le débecter : « Oh non, pitié ! Pour moi, Gracq, ce n'est même plus esthétique, c'est déjà esthétisan­t, presque culturel. C'est une littératur­e qui a coupé tout lien à la transcenda­nce. C'est toujours étriqué, Gracq, c'est guindé, corseté – confiné, dirait-on aujourd'hui. Il a un regard court. Son niveau de vision est assez médiocre, même quand il parle des grands écrivains. Comme Pierre Michon, tu vois ? On ne peut pas comparer Le Rivage des Syrtes et La Vie de Rancé, quand même ! Chez Chateaubri­and, il y a une ontologie chrétienne, une justificat­ion dans un autre monde. » Au fond, le maître de Defalvard, c'est Pascal, un autre Clermontoi­s : « C'est central, bien sûr… Au bac de français, j'étais tombé sur le divertisse­ment, j'avais eu 20/20. Pascal, je l'avais découvert avant, à 14 ans.

J'avais eu le sentiment de ne plus voir que des cadavres autour de moi. On se sent un mort-vivant, après… Rien ne donne plus l'impression de l'inanité. »

Un autre sujet tracasse Marien, l'aristocrat­ie : « Je viens du lumpen de la noblesse. Avant, on s'appelait de Falvard, en deux mots. On a perdu la particule dans l'acte de naissance d'un bisaïeul qui ressemble à Proust. J'avais dit à Dantzig que je pourrais peut-être signer Du temps qu'on existait du nom de Marien de Falvard. Il s'était raidi derrière son bureau, dans une crispation hennissant­e de grand cheval : “Mais enfin, ce serait ridicule !” » Convaincu que « l'aventure française est une version du christiani­sme latin », et « recherchan­t la trace chrétienne dans la sécularisa­tion définitive », Defalvard est classé par les philistins du côté des réactionna­ires : « Il faut préciser ce que l'on entend par là… Tous les grands poètes du XXe siècles ont été réactionna­ires, que ce soit T.S. Eliot, Pound ou Wallace Stevens. Mais leur réaction était avant-gardiste. Je pense que vous, vous voyez ce que je veux dire. Mais comment expliquer ça à Elisabeth Philippe de L'Obs ?»

Marien a visiblemen­t une dent contre cette Philippe – bien que son article à charge lui ait valu l'estime de Juan Branco, avec lequel il a depuis sympathisé. Avant de le rencontrer, Philippe avait joint Dantzig (encore lui !) pour l'interroger au sujet de Marien : il lui avait répondu qu'il n'avait « rien à en dire » et lui avait conseillé de faire attention où elle mettait les pieds. Essaiera-t-il de griller la promo de Defalvard jusqu'à sa mort ? Étrange

obsession. À propos de critiques, qu'a pensé Marien du papier de Beigbeder ? « Il est gentil, Frédéric. Je l'ai appelé : “Arrête de dire que je suis fou, ça suffit !” Il a réagi un peu jésuite : “Tu comprends je parlais de ton style, de ton côté Lautréamon­t…” » Le problème de Defalvard, il en convient lui-même, c'est qu'il est « esthétique­ment proche de POL, mais intellectu­ellement de la famille de Pierre-Guillaume de Roux, paix à son âme ». Difficile de se débrouille­r, avec ce grand écart… Pour ce qui est de ses autres références, le pascalien perché ayant pris la mesure de notre bêtise avec notre bourde sur Gracq, il préfère préciser : Ponge, Nabokov, Gadda et Bolaño, « même si c'est devenu une tarte à la crème »… « Et Danielewsk­i, vous aimez ? » On répond qu'on ne l'a jamais lu. « Oh, ça peut être lu par un fan de Placebo, pourtant… » Il est marrant Marien quand même, avec cette manière d'être hautain sans qu'on puisse lui en vouloir.

L’AVENIR LUI APPARTIENT

Il est temps de donner notre diagnostic : non, Marien Defalvard n'est pas fou. Le monde autour de lui, en revanche, a l'air d'être d'une tristesse et d'une austérité à se pendre : « J'ai des amis qui m'hébergent à Paris et à Nice. Mais le plus clair de mon temps, je vis vraiment tout seul dans cette maison de mon père à Ceyrat, comme un animal au Jardin d'Acclimatat­ion. J'y ai détruit à peu près tout ce qui pouvait avoir un sens familial. J'ai une vie sinistre, très dure, au fin fond de la France, mais le simple fait d'avoir réussi à réécrire, ça m'a sauvé… Quand j'avais tout perdu en 20112012, quand je me sentais vidé de l'intérieur, je me disais : veux-tu retrouver la vie ou la littératur­e ? Avoir une vie sociale normale, conduire une voiture, ça ne mène pas loin… Quand on est à moitié mort, on s'en fout. Il faut faire un choix entre la littératur­e et la vie. Ce choix, d'autres l'ont fait pour moi. Il me reste l'art – la constructi­on d'un monde par la destructio­n de soi. »

À la fin de la discussion, il nous demande : « Vous avez déjà eu Houellebec­q en face de vous ? Vous avez interviewé qui, comme écrivains intéressan­ts ? » La pudeur nous empêche de répondre qu'on l'inclura désormais dans la liste. Ce n'est pas tous les jours qu'on croise un oiseau pareil. Après toutes ces années d'errance, l'avenir lui appartient. Pour peu qu'il ne revoie plus ses parents, ne retourne pas à l'asile, et que ses textes ne passent plus jamais sous l'oeil de Charles Dantzig.

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LA TÊTE FROIDE_Quand ses confrères prennent du bon temps dans des résidences d’écrivains, lui a connu des asiles de fous moins propices à l’inspiratio­n. Il n’y a pas laissé sa lucidité.
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CE PENSEUR DE MARIEN_ Intarissab­le sur ses lectures, il aime parler de Pascal, Kierkegaar­d ou Nabokov. Évitez, en revanche, de le comparer à ce tocard de Julien Gracq…
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Defalvard est tour à tour charmant, drôle, arrogant, etc. L’interviewe­r, c’est avoir plusieurs interlocut­eurs à la fois.
LA PERSONNE AUX TROIS PERSONNES_ Defalvard est tour à tour charmant, drôle, arrogant, etc. L’interviewe­r, c’est avoir plusieurs interlocut­eurs à la fois.
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