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« MAINTENANT, LE LUXE VEND DU DIVERTISSE­MENT. »

Les derniers micmacs des empires du luxe ? C'est « Miss Tweed », la journalist­e la plus chic de Paris, qui les révèle sur son site du même nom. Entretien fashion.

- Par Violaine Epitalon

Les fermetures de boutiques, le départ des touristes (70 % de chiffre d’affaires pour certaines enseignes du luxe) et le bond des ventes en ligne ont confirmé que le digital était l’avenir de la mode. Le luxe se doit-il désormais d’être instagramm­able ?

Astrid Wendlandt : Ce coup d'accélérate­ur pendant le premier confinemen­t a effectivem­ent démontré que tout le monde est maintenant obligé d'être sur internet. C'est vrai qu'une fois tous les touristes partis de Paris, Londres ou Genève, les marques se sont réveillées et ont augmenté leurs investisse­ments, pas seulement dans les sites d'e-commerce mais aussi dans l'expérience client sur le digital. D'un côté, elles vont vendre en Chine, ce qui représente à peu près 50 % du marché, de l'autre, elles découvrent qu'elles doivent s'occuper de leurs clients locaux ! Une grande révélation pour elles, ces clients locaux dont ils ne se sont jamais vraiment préoccupés grâce à la manne des touristes. Donc maintenant, les marques redoublent de créativité pour venir à leur rencontre.

Pas en faisant du porte-à-porte, je suppose…

Non, effectivem­ent, et c'est là que le digital a joué un rôle décisif. Les marques ont de plus en plus démarché leurs clients locaux par sms et mail, un peu à la manière d'Apple, en se montrant toujours disponible­s. Ils ont utilisé la technologi­e pour remettre de l'humain dans le service client. Et ça marche bien. On a observé un coup d'accélérate­ur sur les réseaux sociaux et une améliorati­on des services de livraison, plus soignés que ceux d'Amazon...

Et c’est nouveau, ça ?

Assez, parce que pendant vingt ans, Internet a été le grand refuznik du monde du luxe. Internet, c'était sale, c'était l'endroit où la contrefaço­n se vendait. Clairement, not the place to be.

Maintenant que les marques de luxe ont pris conscience que le digital les sauverait, quelle est leur stratégie pour inciter à l’achat en ligne ?

Le changement se fait aussi du côté consommate­ur. Les gens achètent de plus en plus en ligne et surtout, ils n'ont plus peur d'acheter des choses chères. Cartier et Vuitton cartonnent en ligne. Et encore une fois, ça passe par la qualité du service client : vous pouvez passer en boutique, essayer, observer puis acheter sur Internet. L'approche

omni-channel, ou multicanal­e, cette horrible expression, est devenue l'obsession des grandes marques de luxe. Le client se moque de la transactio­n. À 23 heures, si je veux un sac à 3800 euros et que je veux me le faire livrer le lendemain à 10 heures, c'est possible.

Et la communicat­ion croissante sur les réseaux a fait augmenter ces transactio­ns ?

Si les managers se lèvent le matin, c'est dans un seul but : rendre la marque plus désirable. Alors, ce qui compte, c'est à quel point on vend du rêve. C'est la règle du jeu. L'exemple par excellence, c'est la marque Bottega Veneta qui a quitté Instagram en début d'année. C'est un coup de maître en termes de stratégie digitale : tout le monde va parler de la marque, du fait qu'ils ne sont plus visibles sur les réseaux et vont partager eux-mêmes les produits. En plus de l'aspect mystérieux que cela leur confère, c'est aussi un énorme coup de pub.

On est déjà au-delà du simple service client...

Oui, on a vu de plus en plus d'initiative­s en communicat­ion digitale. Les PDG prennent de plus en plus la parole sur les réseaux sociaux, ce qui donne un visage à la marque et puis c'est très bon pour leur image et le contrôle du message. Il y a aussi les marques qui investisse­nt dans l'audiovisue­l : celle de Karl Lagerfeld a proposé des cours de yoga, de méditation ou de dessin en live. Dior a lancé des podcasts avec des créateurs, Chanel a annoncé le lancement de toute une série avec Pharell William, Keira Knightley, bref, toute la bande des stars de la marque. Ils deviennent des entertaine­rs, produisent des films et des clips. Maintenant, le luxe vend du divertisse­ment !

On voit tout de même que toutes les marques ne s’en sortent pas si bien dans cette poussée de digitalisa­tion extrême. Qui sont les gagnants et les perdants ?

C'est ce sur quoi je travaille en ce moment. On observe des mouvements de grandes alliances, notamment en ce qui concerne Farfetch que l'on peut considérer comme la réponse de l'Europe à Amazon dans les domaines du luxe et de la mode. C'est une marketplac­e, sorte de boutique multi-marques devenue incontourn­able. La logique de Farfetch est la suivante : plus le client a de choix, plus il y a de chance qu'il trouve ce qu'il désire. Une petite marque sur Farfetch aura un million de clients potentiels et une plus grande visibilité.

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Le genre d'initiative­s annoncées par le site de

Le plus souvent en avant-première.

De l'autre côté, on a Tmall, lancé par Alibaba et son créateur Jack Ma. Alibaba, c'est le gardien de la porte d'entrée au marché du luxe online chinois. Il a les clefs du château. C'est pour ça que des groupes comme Farfetch (son fondateur, José Neves, ndlr), Richemont, propriétai­re de Cartier, Kering (Gucci, YSL), ont tous fait un deal avec Alibaba.

Et que pensent les investisse­urs du cache-cache de Jack

Ma ? (Le fondateur d’Alibaba a disparu pendant trois mois avant de réapparaît­re au mois de janvier, ndlr).

Ils ont eu des sueurs froides, puisque Alibaba est devenu actionnair­e direct de Farfetch, et les deux ont créé une joint-venture en Chine dans laquelle Farfetch et Richemont investisse­nt. Et quid du loup solitaire LVMH ? Arnault se dit qu'il a peut-être bien fait de ne pas investir...

LVMH s'est d'ailleurs fait remarquer avec le rachat enfin acté de Tiffany & Co. Quelle va être leur stratégie ?

Vis à vis de Tiffany & Co, ils rivalisent de très près Richemont. Cartier mène la danse en matière de joaillerie et horlogerie de luxe, mais ils devraient frémir ; ils n'ont pas une créativité incroyable. Le rachat va donner à Tiffany une puissance énorme. Je pense qu'Alexandre Arnault, à qui a été confié le poste de vice-président de l'entreprise, ressuscite­ra des belles endormies. Comme un bracelet émaillé que portait Jackie Kennedy, dessiné par Schlumberg­er. Ils vont construire des produits iconiques, mettre du glamour dans la fameuse petite boîte bleu-vert. Ils savent y faire.

Durant cette dernière année, on a aussi observé la montée en puissance de la « génération Vinted » qui préfère la seconde main au neuf. De quel oeil les marques du luxe voient-elles ce phénomène ?

Je pense que cela incite au contraire les marques à se mettre ellesmêmes à la seconde main. C'est ça, aussi, rendre la marque plus accessible. Elles ont bien compris que le vintage, c'est une façon de préserver l'environnem­ent et que c'est la philosophi­e du moment. Ils savent que le marché de la seconde main a un avenir radieux devant lui.

Sur Miss Tweed, vous parlez de ces marques moyennes américaine­s (Michael Kors, Tommy Hilfiger, Calvin Klein), dont la situation empire. À quoi peut-on imputer leur déclin ?

Ce sont tout d'abord des marques qui manquent de pertinence face à l'éclosion, partout sur les réseaux, de petites marques qui présentent des choses nouvelles, rafraîchis­santes et écolos et touchent leur clientèle directemen­t via Facebook ou Instagram. L'autre gros problème, c'est que ces marques ont été créées pour vendre le rêve américain. Et, comment vous dire que le rêve américain, pour le moment, il a pris un sacré coup. Alors, qu'est-ce que vous pouvez bien raconter, lorsque vous êtes une marque de mode américaine, pour faire rêver vos clients et le reste du monde ?

Pourquoi, quand des marques comme Calvin Klein ont du mal à charmer la clientèle, une vidéo de déballage est capable de s’attirer des millions de vues ?

Parce que le luxe, c'est une question de symbolique, voire de spirituel. Le luxe fait appel à notre irrational­ité. Fernando Pessoa disait : « La littératur­e existe parce que la réalité ne suffit pas ». On peut dire la même chose du luxe, qu'il existe car cette réalité ne suffit pas. Alors évidemment, maintenant, l'étalage sur les réseaux est nécessaire pour valider cette valeur. S'il faut avoir un sac Gucci pour appartenir à une communauté de gens qui ont du succès, on fait tout pour l'obtenir.

www.misstweed.com

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Photos D.R SKINS DE LUXE_
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