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AIMEZ - VOUS JAPAN

En 1980, le groupe précurseur du mouvement néo-romantique publie Quiet Life et décolle enfin dans les charts. On reparle avec le batteur Steve Jansen de cet album-charnière, objet d’un luxueux coffret qui vient de paraître.

- Par Eric Dahan Photos Nicola Tyson

Nous sommes le 10 octobre 1982, rue du Faubourg-Montmartre à Paris. Les derniers lumignons du Palace s'éteignent tandis qu'un instrument­al évoquant le Yellow Magic Orchestra – vu, trois ans plus tôt, sur la même scène –, emplit majestueus­ement l'espace. Si le dernier album de Japan, intitulé Tin Drum, a fortement impression­né la critique et le public anglais, la formation de David Sylvian traîne, en France, une piètre réputation de « groupe de garçons-coiffeurs » dont pâtissent également Duran Duran et Depeche Mode. Surgissant de la pénombre en costume clair et maquillé comme un acteur de kabuki, le chanteur égrène les premiers mots de Sons of Pioneers (« Sometimes I feel I've been here forever, sometime ago ») d'une voix monochrome et languide d'expat'des années 1930 qui se remettrait difficilem­ent d'une malaria contractée dans la jungle malaise. Si la barre a été placée très haut par la résurrecti­on de Miles Davis, en mai, au Théâtre du Châtelet et, dans une moindre mesure, par Roxy Music recréant son Avalon à l'Hippodrome de Pantin à la fin de l'été, Japan, contre toute attente, n'est pas ridicule. Rythmes de danse tribaux perclus de syncopes de toms, signés Steve Jansen; contrepoin­ts de basse fretless joués par Mick Karn; textures syn

thétiques et autres chinoiseri­es tramées par Richard Barbieri; stridences abrasives du nouveau guitariste Masami Tsuchiya, en digne émule d'Adrian Belew; la quasi-intégralit­é de Tin Drum défile, entrecoupé­e d'extraits de Gentlemen Take Polaroids et Quiet Life.

Après ce concert parisien, le groupe entame une tournée au Royaume-Uni, se produit six soirs de suite au Hammersmit­h Odeon puis s'envole pour l'Asie, donne des concerts à Bangkok, Hong Kong et, enfin, au Japon où, après Tokyo, Osaka et Kyoto, ses membres tirent leur révérence, le 16 décembre, à Nagoya. David Sylvian va-t-il poursuivre sa carrière en duo avec Ryuichi Sakamoto qui, après être intervenu aux synthétise­urs sur la chanson

Taking Islands in Africa de Japan, a co-signé et publié avec lui, le maxi

Bamboo Houses/Bamboo Music ? C'est ce que semble confirmer la parution, en 1983, de Forbidden Colors, composé par le transfuge de Yellow Magic Orchestra pour le film Merry Christmas Mr Lawrence, dans lequel il donne la réplique à David Bowie. La suite est connue : Sylvian signe, seul, Brilliant Trees qui paraît en 1984, tandis que Mick Karn intègre Dali's Car, dont le chanteur est Peter Murphy de Bauhaus, et que Richard Barbieri et Steve Jansen entament une collaborat­ion sous le nom de The Dolphin Brothers. Après des retrouvail­les en 1990 pour le médiocre Rain, Tree, Crow,

les membres de Japan continuent à s'inviter les uns les autres, sur des disques ou des tournées, sans renouer avec le succès. Mick Karn ayant succombé à un cancer, le 4 juillet 2011, et David Sylvian ne communiqua­nt plus que sous la forme de polaroïds déprimants via son compte Instagram, c'est avec le batteur Steve

Jansen que l'on évoquait récemment la réédition de Quiet Life, leur troisième album publié dans les dernières heures de 1979.

GLAM ROCK

Né Stephen Ian Batt, le 1er Décembre 1959, le petit-frère de David Sylvian a grandi au sud-est de Londres, dans le comté de Kent. Comme pour beaucoup d'adolescent­s de banlieue, la musique fut pour lui une échappatoi­re. Après s'être dandiné sur les tubes de la Motown que sa soeur passait inlassable­ment sur le Teppaz familial, il s'est passionné pour le glam rock, le reggae, le funk et la soul. « Mon frère s'étant mis à la guitare, je l'ai accompagné aux bongos ; ainsi nous coulions nos pas dans ceux de T.Rex », se souvient-il. En 1973, les frères, scolarisés à la Catford Boys School, se lient d'amitié avec Anthony Michaelide­s, futur Mick Karn et, après que Steve a reçu une batterie en cadeau de son père, ils commencent à jouer ensemble. Un an plus tard, ils donnent leur premier concert pour le mariage du frère de Mick ; David Sylvian, qui se contentait jusque là de jouer de la guitare et de faire des choeurs, le remplace désormais au poste de chanteur. Début 1975, Mick Karn rencontre Richard Barbieri sur un quai de la station Catford Bridge et l'invite à rejoindre le groupe aux claviers. Le guitariste Rob Dean complète, peu après, la formation qui séduit Simon Napier-Bell, fameux découvreur de talents associé aux carrières des Yardbirds, de Marc Bolan, d'Ultravox, de Boney M, et de Wham!.

Signé en 1977 sur le label berlinois Hansa qui roule sur l'or, grâce à Daddy Cool et Ma Baker, premiers tubes planétaire­s de Boney M, Japan publie, au printemps 1978, un premier album intitulé Adolescent Sex, précédé par un single inattendu : une reprise de Don't Rain On My Parade que chante Barbra Streisand dans le film Funny Girl !

Les textes des chansons étant d'une niaiserie insondable et la voix, nasale et éraillée, de David Sylvian étant la plus atroce du moment avec celle de Simon Le Bon, l'album ne suscite qu'indifféren­ce de la presse et du public anglais. Mais il n'en est pas de même en Europe et, surtout, au Japon, où Japan, préfiguran­t les groupes néo-romantique­s comme Spandau Ballet, affole les filles avec son mélange de disco et de glam-rock éventé. Avec le recul, on comprend que certains aient succombé à Wish You Were Black, Lovers on Main Street, Performanc­e et Suburban Love, dont le jazz-funk crapuleux n'est pas sans charme, en regard de la verroterie précieuse et désincarné­e des futurs Gentlemen Take Polaroïds et Tin Drum.

PASTICHES

« Il est vrai qu'on n'était pas faciles à cerner, admet Jansen. Nous étions fans de Lou Reed, d'Iggy Pop et d'Alice Cooper et, en ce qui me concerne, également de Hall & Oates, de Jeff Beck, de Stanley Clarke, et surtout de Phil Collins dont le jeu de batterie sur les disques de Brand X, de Brian Eno et de Peter Gabriel, m'impression­nait, notamment lorsqu'il jouait sans cymbales. Quant à notre look, il devait beaucoup aux New York Dolls qui ont inspiré nos pseudonyme­s ; le mien, variation sur celui de David Johansen, et celui de mon frère, inspiré par celui du guitariste Sylvain Sylvain. Enfin, il y avait ce nom de Japan, le premier qui nous est sorti par la tête car on était fans de Bowie qui s'habillait en Kansaï Yamamoto et qui se décrivait dans la chanson Ziggy Stardust comme un chat venu du Japon. Notre musique n'avait alors rien d'asiatique et on se disait que pour notre deuxième concert on trouverait un nom plus approprié, mais elle l'est devenue. ». En dépit d'un recentrage new-wave notable, le deuxième album, Obscure Alternativ­es, passe tout autant inaperçu en Europe. Si les pastiches de Roxy Music (Automatic Gun), d'Iggy Pop (Sometimes I Feel So Low recyclant allègremen­t Sixteen), de David Bowie (les robotiques Obscure Alternativ­es et Suburban Berlin en descente directe de Fame) et de Brian Eno (l'instrument­al The Tenant, tout de piano liquide, feedbacks à la Robert Fripp, et saxophone échappé du Subterrane­ans de Bowie) sonnent un peu poussifs, la palette stylstique est plus cohérente. Un style s'affirme même avec le reggae Rhodesia, sous influence Grace Jones, et avec

« NOTRE MUSIQUE N’AVAIT RIEN D’ASIATIQUE ET ON SE DISAIT QUE POUR NOTRE DEUXIÈME CONCERT ON TROUVERAIT UN NOM PLUS APPROPRIÉ, MAIS ELLE L’EST DEVENUE. »

Deviation dont les modulation­s imprévisib­les ou sans transition, annoncent les compositio­ns de la maturité comme Still Life In Mobile Homes.

ROMANTISME ÉCHEVELÉ

En mars 1979, le groupe entre en studio avec Giorgio Moroder qui, après avoir cartonné avec Donna Summer (Love To Love You Baby, I Feel Love...), vient de décrocher un Oscar pour sa B.O de Midnight Express. Mais la collaborat­ion tourne court et, après avoir livré le single Life In Tokyo, le groupe enregistre son troisième album avec John Punter, réalisateu­r sonore de Country Life de Roxy Music et de Let's Stick Together de Bryan Ferry. « Ça a tout de suite collé entre nous car il n'a pas cherché à interférer avec notre musique et a plutôt agi comme un guide, nous poussant à exprimer notre créativité. Au point que c'est devenu un ami et l'ingénieur du son de toutes nos tournées. Quiet Life fut un album important pour nous, le premier à avoir été patiemment élaboré en studio. Jusqu'alors, on se contentait d'enregistre­r, tels quels, les titres qu'on jouait sur scène ». Portée par un séquenceur, la chanson-titre qui ouvre l'album évoque Angel Eyes de Roxy Music. Fall In Love With Me copie éhontément la chanson du même nom d'Iggy Pop et de David Bowie. Quant au mélancoliq­ue Despair, avec son texte en français et son saxophone lointain, c'est un hommage appuyé au Song For Europe de Roxy Music, à l'instar de Halloween qui pompe allègremen­t Out Of The Blue des mêmes. Plus tête à claques que jamais, avec sa frange follement péroxydée, David Sylvian pousse le mimétisme avec Bryan Ferry jusque dans l'art des reprises avec All Tomorrow's Parties, du Velvet Undergroun­d, puis I Second That Emotion, des Miracles, qui sort en face B du single Quiet Life. Reste The Other Side Of Life dont le romantisme échevelé conclut l'album : arrangée à grand renfort de cordes et de vents, cette compositio­n annonce les « satiens » Nightporte­r et Ghosts qui feront la fortune de Japan et, surtout, Secrets of the Beehive, le chef-d'oeuvre « océanique » de David Sylvian.

Est-ce parce qu'il fait actuelleme­nt la promotion de sa réédition que Steve Jansen déclare que Quiet Life est son album favori de Japan, quand, de l'écriture plus polyphoniq­ue à la sophistica­tion des rythmes, Tin Drum, lui est infiniment supérieur ? « Vous aimez vraiment ma façon de jouer sur Tin Drum ? Ça c'est gentil, d'autant que nous sommes tous autodidact­es, y compris Mick Karn qui, en plus de la basse, maîtrisait basson et clarinette. Mais je demeure néanmoins nostalgiqu­e de Quiet Life et de la chanson In Vogue. Pour moi, elle est emblématiq­ue de l'esprit du groupe, de son romantisme, de sa mélancolie ».

 ??  ?? TÊTE À CLAQUES_ Frange péroxydée, rouge à lèvres, fard à paupières et à joues fuschia, khôl et mascara, c’est bien en fils improbable d’Andy Warhol et de David Bowie que David Sylvian se grimait lorsqu’il jouait avec Japan. Après la dissolutio­n du groupe, il fera tout pour faire oublier cette période de sa vie.
TÊTE À CLAQUES_ Frange péroxydée, rouge à lèvres, fard à paupières et à joues fuschia, khôl et mascara, c’est bien en fils improbable d’Andy Warhol et de David Bowie que David Sylvian se grimait lorsqu’il jouait avec Japan. Après la dissolutio­n du groupe, il fera tout pour faire oublier cette période de sa vie.
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 ??  ?? GARÇONS-COIFFEURS_ De gauche à droite : le bassiste Mick Karn, le guitariste Rob Dean, le chanteur David Sylvian masquant son frère, le batteur Steve Jansen, et Richard Barbieri aux claviers.
GARÇONS-COIFFEURS_ De gauche à droite : le bassiste Mick Karn, le guitariste Rob Dean, le chanteur David Sylvian masquant son frère, le batteur Steve Jansen, et Richard Barbieri aux claviers.
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Non ce n’est pas Nick Rhodes de Duran Duran mais bel et bien David Sylvian et son groupe dont le clavier Richard Barbieri, contrairem­ent à Rhodes, n’avait pas besoin de mettre des gommettes en couleurs sur ses touches pour ne pas se tromper d’accords.
MIROIR MIROIR_ Non ce n’est pas Nick Rhodes de Duran Duran mais bel et bien David Sylvian et son groupe dont le clavier Richard Barbieri, contrairem­ent à Rhodes, n’avait pas besoin de mettre des gommettes en couleurs sur ses touches pour ne pas se tromper d’accords.
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