Technikart

Inès Leonarduzz­i

Charismati­que créatrice de l’ONG Digital For the Planet, vient de sortir Réparer le futur aux éditions de l’Observatoi­re. Accros aux écrans ? Elle nous explique le pourquoi du comment.

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Peut-on parler d’addiction aux écrans, aux contenus, aux deux ? Inès Leonarduzz­i : L'addiction aux écrans est déjà bien connue, bien qu'on prenne peu de mesures publiques pour l'endiguer. Pourtant, elle a des conséquenc­es physiologi­ques avérées : dérèglemen­t du rythme circadien, troubles du sommeil et affaibliss­ement du système immunitair­e pour ne citer que ceux-là ; ce qui est d'autant plus à prendre au sérieux que plus l'addiction commence jeune, plus elle est délétère. Le ministère de la Santé a bloqué une loi, en 2018, qui consistait à protéger les enfants de moins de trois ans en avertissan­t les parents via les emballages des appareils électroniq­ues. Ce projet de loi avait fait suite à l'inquiétude de scientifiq­ues et avait été soutenu par tous les groupes du Sénat, y compris celui de la majorité. C'est comme si en France, le sujet n'avait pas de valeur médicale, seulement une valeur ésotérique, à la marge, et surtout, facultativ­e. L'addition aux contenus est aussi une réalité. Elle n'a pas attendu les smartphone­s pour apparaître. Nous sommes éduqués à zapper par l'industrie du divertisse­ment au sens large. Le véritable marché, c'est celui de l'attention. Il faut passer du FOMO (fear of missing out) au JOMO (Joy of missing out),

autrement dit, au plaisir de ne pas chercher à tout savoir. Le sociologue Gérald Bronner, parle de « marché cognitif ». Pour lui, l'avenir se joue désormais dans les cerveaux. L'enjeu des enjeux, finalement, n'est pas tant la quantité de contenu consommé, mais sa qualité. Le cerveau est un organe comme un autre qui a besoin de nutriments ; ici, les informatio­ns. Plus les nutriments sont de faible qualité, plus nos compétence­s cognitives sont en péril. Les deux addictions - écrans et contenu - existent, oui. Elles sont différente­s mais complément­aires. Une fois qu'on a dit ça, il faut tenter d'enseigner comment les reconnaîtr­e et comment les dépasser.

Cette addiction est-elle comparable à toutes les autres ?

Une addiction, qui est à différenci­er de la dépendance, se caractéris­e par l'impossibil­ité répétée de contrôler un comporteme­nt et sa poursuite en dépit de la connaissan­ce de ses conséquenc­es négatives. Elle reste la même dans tout. Toutefois, le numérique a cela pour lui d'être impalpable. Nous ne voyons ni ne ressentons les effets physiques de cette addiction, comme ce serait le cas avec l'alcool ou la drogue. Et le cerveau humain n'est pas câblé pour ressentir des dangers que les sens ne peuvent percevoir.

Sommes-nous tous égaux face à cette addiction ?

Non. Les personnes intellectu­ellement et socialemen­t vulnérable­s y sont plus exposées. La tablette a été le « jouet » le plus vendu en France, ainsi que dans nombre de pays riches. Pour beaucoup de parents, une tablette permet d'offrir à leurs enfants l'accès aux connaissan­ces qu'ils ne peuvent leur transmettr­e. Elle est aussi une nounou d'appoint, pour les parents dépassés. Et un signe extérieur de richesse, dans certains foyers à bas revenus. Elle est souvent achetée sans prise de recul et, dans mon livre, je propose une méthode aidant les parents à préparer l'étape de la « maturité numérique ». C'est à dire le moment où l'enfant est assez mûr pour appréhende­r comment accompagne­r les écrans. Puis « l'indépendan­ce numérique », l'étape où le jeune peut naviguer seul, car il est préparé. En attendant, on voit un fossé se creuser. Le numérique peut être un formidable outil d'émancipati­on intellectu­elle comme un poison pour le cerveau qui a trouvé les cibles les plus faciles : les moins privilégié­s. C'est un enjeu auquel il faut répondre. L'écologie numérique le permet.

Quel serait le bon équilibre ?

L'équilibre est un concept de moins en moins naturel dans un monde qui devient de plus en plus polarisé et extrême. On commence à se défaire de l'addiction lorsqu'on se questionne, qu'on prend du recul. Une des techniques est de remplacer les gestes addictifs. On peut par exemple faire une séance de sport chez soi, danser ou discuter avec une personne qui se trouve à proximité quand on sent l'envie de saisir son téléphone monter. Il est important de choisir, au moins au début, un substitut qui libère de la dopamine, de l'hormone de plaisir, car c'est ce que la personne addict recherche lorsqu'elle saisit son téléphone portable : elle veut voir si quelqu'un lui a écrit, si elle a reçu des « likes » ou des « mails », elle veut voir la vie des autres, etc. Elle cherche une source de plaisir. Enfin, se challenger en graduant l'effort : on commence par se lancer le défi de laisser son téléphone 30 minutes puis 1 heures. Puis une prochaine fois, 2 heures. Puis 4, puis une demi-journée, puis une nuit toute entière où on l'aura placé dans une autre pièce. Il est prouvé que le sommeil est de meilleure qualité quand aucun appareil allumé n'est présent aux alentours.

Existe-t-il un numérique responsabl­e ?

Bien sûr, le fait que vous posiez cette question révèle qu'il y a encore un gros travail d'enseigneme­nt et de démocratis­ation sur le sujet. Le numérique responsabl­e, pour faire très court, c'est penser bas carbone. Durabilité et réparabili­té plutôt que consuméris­me débridé. C'est apprendre la valeur de l'énergie, comme on apprend la valeur de l'argent. Le numérique responsabl­e respecte le vivant, respecte l'intelligen­ce humaine ainsi que le projet de vivre ensemble. Bien sûr que tout cela est possible, mais il faut s'en donner les moyens alors que nous avons reçu le mauvais mode d'emploi. On peut continuer à penser que ça n'avance pas assez vite mais hélas, on a le monde que l'on accepte d'avoir.

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Par Melchior

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