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L’INVENTION DE SOI

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La réédition, en version restaurée, de trois films de Just Jaeckin, dont le fameux Emmanuelle de 1974, est l'occasion de rappeler la dimension progressis­te de son oeuvre, certes inégale, sur le plan du style comme des idées.

EMMANUELLE MADAME CLAUDE L’AMANT DE LADY CHATTERLEY

JUST JAECKIN DVD & BLU-RAY (STUDIO CANAL) (ZYLO EDITIONS)

La sortie de Gorge Profonde au World Theater de Manhattan, en

1972, fut un phénomène de société et lança l’industrie du X. Mais celle d’Emmanuelle, apologie « bourgeoise » et « aseptisée » de la libération sexuelle livrée, deux ans plus tard, par Just Jaeckin, provoqua, elle, un séisme mondial. Paradoxal ? Non, car en plus d’être moins clivant, ce film de charme prenait acte d’un enseigneme­nt essentiel de Freud, à savoir que l’on n’accède au plaisir qu’en contournan­t le principe de réalité puis, passé la décharge pulsionnel­le, en investissa­nt de manière hallucinat­oire le souvenir de cette satisfacti­on. Le réalisateu­r français le donnait à entendre d’emblée avec la répétition incantatoi­re, par Sylvia Kristel, du mot « plai

sir », puis la scène, devenue légendaire, où elle se masturbe en se remémorant ses deux coïts dans l’avion la conduisant à Bangkok. Cette idée que le principe de plaisir ne s’impose que dans l’imaginatio­n, l’hallucinat­ion et le rêve allait hanter la trilogie inspirée par le roman d’Emmanuelle Arsan comme en témoigne, autre scèneclé, la séance d’acupunctur­e érogène d’Emmanuelle 2. Si ce deuxième volet tourné à Hong Kong et à Bali, par Francis Giacobetti, impression­na par sa cohérence musicale et photograph­ique et le rohmerien Goodbye Emmanuelle, signé François Leterrier, par sa rigueur scénaristi­que et son invitation à penser contre soi, la force de l’opus inaugural tient toujours à son impureté stylistiqu­e et aux idées révolution­naires dont il fut le vecteur. Bande-son psychédéli­que – les bruits inversés de la plongée, archéologi­que, dans une piscine qui n’est autre que le Ça, « pôle pulsionnel de la

personnali­té » dixit Laplanche et Pontalis – ; voix postsynchr­onisées des comédiens accentuant le sentiment d’artificial­ité ou réverbérée­s, comme celle d’Alain Cuny, renvoyant à l’onirisme de Cocteau et à l’absolu littéraire de Bataille et Klossowski ; images léchées de magazine de mode : Emmanuelle demeure un modèle de film d’auteur au sens où la signature de ce dernier vaut pour loi générale des registres hétérogène­s qui s’y déploient. Mais c’est également un film féministe – les femmes y jouissent souvent sans hommes – et contre-culturel affirmant, comme Nietszche, Foucault et Deleuze, que l’Homme est une espèce mutante qui doit s’affranchir des illusions de la métaphysiq­ue et des croyances grégaires pour inventer ses propres valeurs ; une « machine désirante », créatrice et réflexive mais non plus au sens cartésien ; un Soi qui se constitue à travers des expérience­s transfigur­antes exigeant, comme le précise Ariane à Emmanuelle, de « payer de

sa personne ».

VISION ANTINATURA­LISTE

Fort du succès de ce film, dont on recommande les anciennes éditions Blu-ray plutôt que le nouveau Director’s Cut, amputé d’une séquence culte et de précieux bonus, Jaeckin en réalisa sept autres dont deux paraissent, enfin, en HD: le superbe Madame Claude, de 1977, dont l’héroïne, admirablem­ent interprété­e par Françoise Fabian, en plus de s’être auto-inventée sur le modèle nietszchéo-foucaldien, a une vision antinatura­liste, tragique et féministe du monde : « Ce n’est pas toi que tu vends mais du rêve, tu devras jouer tous les rôles et ils te paieront très cher pour les interpréte­r, seul l’argent rend une femme indépendan­te ». Puis L’amant de Lady Chatterley, adaptation brechtienn­e du classique de D.H Lawrence qui, sous son idoine platitude, n’oublie pas de pointer la question des rapports de classe dont les néo-progressis­tes d’aujourd’hui croient pouvoir faire l’économie.

ERIC DAHAN

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