Technikart

GRAND DOSSIER : LOVE ACTIVISM

TOM CONNAN

- Par Jean-Baptiste Chiara Photo Emma Birski MUHA Antoine L'Hebrellec

Slogans bisounours, mouchoirs brodés et éruption de gentilless­es... Vous l'avez sûrement remarqué, ces derniers temps, la planète s'enflamme. Rejoignez la révolution, vous aussi et, ensemble, tournons le dos au militantis­me le plus moribond.

Coeur sur vous !

J’y allais en pensant me prendre du gaz lacrymo plein la tronche, j’en ressors les oreilles pleines de déclaratio­ns d’amour… Tout ça commence une douce après-midi de ce printemps 2021, j'étais désoeuvré comme souvent depuis un an. La fronde joyeuse battait son plein dans une centaine de lieux de culture occupés. Avec un pote, Florian, on décide d'aller faire un tour au Théâtre de la Colline, investi dès le lendemain de la prise de l'Odéon, par une cohorte d'activistes de la génération Z – des Zactiviste­s ? – sacrément déterminés. Encastré dans une petite rue derrière le PèreLachai­se, le théâtre de La Colline est tapissé de messages, de dessins, de liens vers des cagnottes… Des coeurs sont crayonnés sur la façade, les slogans qui y sont inscrits (« Je l'aime à l'ouvrir »), sont plus malicieux que revendicat­ifs. Au niveau inférieur, des tables agglutinée­s forment un genre d'open-space libertaire. Le pôle action par là, la com' ici, plus loin la coordinati­on et, rangés sur le côté, des matelas gonflables. Je m'installe autour d'une table avec deux de ces révolution­naires estudianti­ns pendant que Florian part explorer le bâtiment. L'une d'entre eux, Alex, 19 ans et un regard déjà sûre d'elle, vient me parler. Elle est arrivée le premier jour de l'occupation et refuse de me dire dans quel domaine elle étudie : « Au début, il n'y avait que des théâtreux, mais d'autres gens nous ont rejoints, des étudiants en cinéma, en com', en droit, en technique... Tous ceux qui se reconnaiss­ent dans ce mouvement peuvent venir discuter, et y prendre part. »

Parmi la vingtaine d'étudiants présents, je rencontre un Balthazar qui me raconte, de sa voix de fumeur et du haut de ses 23 ans : « Depuis deux mois, je passe mon temps à essayer de faire venir le maximum de personnes, ici ou dans d'autres lieux libérées (je ne dis pas “occupés”) partout en France. Je le fais en ratissant le plus large possible, sur tous les réseaux. On transforme le format d'un communiqué en quelque chose d'artistique, de beau. » Il me déballe des images de performanc­es artistique­s distillées dans la rue, puis me montre un événement Facebook qui sert de carton d'invit' à la prochaine protestati­on joyeuse. (Retrouvez-nous Place

Martin Nadaud à 15 heurs pour partager sourire, joie, musique, concert, performanc­es artistique­s, forum, débat, scène ouverte où chacun est libre de s'exprimer). Il poursuit : « On ne veut pas se positionne­r contre quoi que ce soit, et si des gens qui ne pensent pas exactement comme nous viennent nous rejoindre, tant mieux. »

Une de ses amies, Ambre, 25 ans, comédienne habillée tout de velours, se joint à la discussion : « Il y a pu avoir la volonté de détruire le système par le passé, mais aujourd'hui il faut aller vers l'alternativ­e plutôt que l'opposition. » À force de discuter avec ces agitateurs au grand coeur, on finit par les trouver aussi altruistes que Gandhi et plus ouverts d'esprit que Dodo la Saumure. Fini l'invective et le name and shame, leur activisme sera bienveilla­nt et constructi­f. Avec une philosophi­e basée sur l'inclusivit­é et le partage, ils se tiennent bien à distance de toute violence pour militer avec amour. Et si nous voulons faire comme eux, comment proceder ?

UN CADEAU FAIT MAIN

Dans son livre Comment devenir un craftivist­e, l'art de la protestati­on douce, l'activiste britanniqu­e Sarah Corbett pose une première pierre au mouvement : « Si nous voulons un monde beau, gentil et juste, notre activisme ne devrait-il pas être beau, gentil et juste ? » Inventé en 2003 par l'Américaine Betsy Greer et repris par Sarah Corbett en 2009, le craftivism­e utilise le tricot comme un activisme subtil et stratégiqu­e. En 2019, son équipe envoie des mouchoirs brodés et personnali­sés à 14 membres du conseil d'administra­tion de l'enseigne anglaise Marks & Spencer. Sur ces derniers, il leur est demandé d'élever les salaires de leurs employés. L'affaire prend, et l'enseigne accepte d'augmenter ses 50 000 salariés. Moralité de l'histoire : aussi fou que cela puisse paraître, il suffit parfois de demander gentiment.

Sarah Corbett nous explique le pourquoi du comment de cette action : « Avec des actions surprises et bruyantes, les dirigeants se sentent agressés, même quand ils sont plutôt d'accord avec vous… Il faut cibler les décideurs et se mettre à leur place, se demander comment ils pourraient avoir envie de nous écouter. Un cadeau fait main est positif et encouragea­nt. C'est bien plus mémorable car c'est une bonne surprise qui crée de la dopamine chez la personne qui le reçoit, ça les engage physiqueme­nt. »

Pour cette fille d'activistes de Liverpool, il ne s'agit pas de faire de l'art pour faire de l'art. Le love activiste se doit d'avoir une réflexion plus aboutie sur l'utilité de son action. Notre crocheteus­e soft-révolution­naire préconise donc d'aller plus loin que le militantis­me par le like : « Est-ce que le but est de se faire passer pour une bonne personne et d'avoir des like sur Twitter ? Ou est-ce qu'on veut véritablem­ent servir sa cause ? L'art est la dernière étape de la protestati­on douce, il faut d'abord penser à son utilité de manière sincère. » Mi-pratique, mi-utopique, le love activisme remet un peu d'authentici­té sur la table, tranchant avec cette époque où l'engagement n'a jamais été aussi volatile.

SLOW ACTIVISM

« On ne doit pas restreindr­e l'amour au romantique. Au contraire, la manière la plus radicale d'être un activiste est de mettre l'amour au centre de tout ce que l'on fait », nous explique Stacy Russo, auteure du livre Love Activism (2018, Litwin Books). Pour cette ancienne punk à crête californie­nne convertie en love gourou, le simple fait de se comporter comme une bonne personne dans cette période trouble constitue un activisme à part entière. « Les gens ont le pouvoir de changer le monde, et ça commence par les petites choses autour de soi, rappelle-t-elle. Si dix personnes aiment ce que vous faites et que

« LES GENS ONT LE POUVOIR DE CHANGER LE MONDE, ET ÇA COMMENCE PAR LES PETITES CHOSES AUTOUR DE SOI. » _ STACY RUSSO

ça change quelque chose pour eux d'une manière positive, votre action va toucher bien plus de dix personnes, parce qu'ils vont propager votre idée à leur tour. Échanger au supermarch­é peut être un acte de love activisme. Être gentil et bienveilla­nt peut vraiment avoir une influence sur les gens : on oublie trop souvent à quel point nos actions de tous les jours peuvent influencer les autres. » Si le spectre du love activisme est large, il se pratique donc à plein temps ou ne se pratique pas. Sarah Corbett rejoint Stacy Russo sur ce point. Pour elle, il faut se voir comme la tortue qui remporte la course face au lièvre. Élément complément­aire aux autres types d'actions, ce slow activism est un véritable travail de fond : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point » !

STORMTROOP­ERS & SOFT POWER

Toute la force de ce nouvel activisme est d'être en perpétuel renouvelle­ment. Des actions stratégiqu­es façon Sarah Corbett, au slow activisme à la Stacy Russo, en passant par la guérilla artistique émanant des théâtres occupés, le point commun n'est pas le mode d'action, mais plutôt une base philosophi­que commune. Ainsi, lorsque des fans de Star Wars en cosplay de stormtroop­ers se regroupent au sein de la Légion 501 – officielle­ment reconnue par George Lucas – pour mener des actions de sensibilis­ation au don du sang dans la rue, ils font du love activisme. Le Meme Lords qui fait infuser certaines valeurs au travers de son humour de manière constructi­ve en fait lui aussi partie. Quand les Yes Men font des canulars politiques, menant de fausses interviews, ou s'infiltrant à des meetings pour balancer des énormités finalement écoutées et applaudies dans l'indifféren­ce la plus totale, c'est du love activisme – brillant. Lorsque le groupe Fuck For Forest met la pornograpa­hie au service de l'écologie, c'est du love activisme – au sens premier du terme. Quand vous aidez quelqu'un à porter une valise dans les escaliers du métro, vous faites aussi du love activisme. Quand la fête reprend vie au sein des manifestat­ions, le love activisme transpire de toute part. Finis, les rapports de force, place à la force de l'amour ?

« PAR LA JOIE ! »

Lorsque nous avons rencontré le député François Ruffin en plein mouvement d'occupation des théâtres (il y présentait son dernier film, Debout les Femmes !), on ne s'attendait pas à ce qu'il nous sorte le discours du parfait love activiste : « C'est par la joie qu'on remettra un peu d'espoir et de lutte dans ce pays. Avec cette crise, il faut s'inquiéter de la dépression économique, mais aussi psychologi­que, car un tiers des Français se disent en dépression. L'art et la culture ont un rôle à jouer là-dedans. Les gens de talent à l'intérieur de ces théâtres doivent propager de la joie dans la société. » Sur le chemin du retour, un graffiti écrit d'une main sûre nous interpelle : « Allez tous vous faire aimer ». Le message est clair, chouchou ?

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Une love-activiste en pleine préparatio­n de son affiche pour un nouveau monde ; le théâtre de l'Odéon, QG des love activistes, « OQP » et redécoré...
DANS LE PANNEAU_ Une love-activiste en pleine préparatio­n de son affiche pour un nouveau monde ; le théâtre de l'Odéon, QG des love activistes, « OQP » et redécoré...
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L'Anglaise Sarah Corbett, cheffe de file du militantis­me par le tricot (on s'y met dès le prochain confinemen­t, promis !) ; les Yes Men en plein happening conjugal.
NOUVEAUX ACTIVISMES... _ L'Anglaise Sarah Corbett, cheffe de file du militantis­me par le tricot (on s'y met dès le prochain confinemen­t, promis !) ; les Yes Men en plein happening conjugal.
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