Technikart

GASPARD L'ERMITE

Avec Justice, Gaspard Augé a fait le tour du monde pendant quinze ans. Il marque aujourd’hui une pause avec Escapades, un album solo composé et enregistré à Paris, dont il sort le moins possible. Portrait du quadragéna­ire en esthète casanier.

- Par Louis-Henri de La Rochefouca­uld Photos So_Me & Jasper J. Spanning

La première fois qu'on a vu Gaspard Augé, c'était sur la péniche Concorde Atlantique à une soirée « Respect été d'amour » en juin 2003. Nous ne savions pas qui il était. Un ami s'était moqué de sa moustache. Encore un graphiste précaire qui se croyait sorti de la cuisse de Jupiter ? Justice s'apprêtait à balancer « We Are Your Friends », coup d'essai qui s'avèrerait un coup de maître. On croisait souvent Gaspard dans des fêtes à ce moment-là. Réservé, il était néanmoins toujours disponible pour discuter. Un souvenir précis nous reste en mémoire. On est à La Scala, rue de Rivoli, en 2006. DJ Mehdi et Pedro Winter tiennent les platines. Au bar, Gaspard nous livre cette confession : il planche avec Xavier sur un morceau comprenant une chorale d'enfants mais ils ne savent pas bien comment la caler, ils ne sont pas satisfaits, vont peut-être renoncer à l'idée… Quelques mois plus tard, en 2007, déboulera leur tube « D.A.N.C.E. ». On comprendra où ils voulaient en venir. Depuis, de l'eau a coulé sous les ponts. Justice a glané deux Grammy Awards (meilleur remix en 2009, meilleur album électro en 2019). À propos de récompense­s, personne n'a oublié les MTV Europe Music Awards de Copenhague en 2006, où Kanye West avait bondi sur scène pour s'insurger que Justice ait raflé le prix de la meilleure vidéo à son nez et à sa barbe : « Mon clip à moi a coûté un million de dollars ! Il y a Pamela Anderson dedans ! » Gaspard, lui, a l'avantage de ne pas être bipolaire. Ça aide à garder la tête froide. Ayant accédé au statut de vedette internatio­nale grâce au succès de son duo, il est resté un homme normal qui vit toujours dans le même quartier de Paris, Barbès, en toute discrétion. Dans cette vie bien réglée d'ermite dandy, il s'écarte temporaire­ment de Justice et se permet « une aventure extraconju­gale après avoir passé quinze ans avec la même personne » – en l'occurrence un excellent album solo, Escapades. Le disque est instrument­al (Pamela Anderson n'y apparaît pas). Pour en parler, on retrouve Gaspard dans le jardin du label Because, une journée ensoleillé­e du mois d'avril. Les bavardages nocturnes ont fait leur temps, nous sommes à l'âge où l'on refait le monde de bon matin.

RACLETTE CAPITALE

Gaspard est né en 1979 à Besançon, ce qui n'est pas un détail. On associe souvent aux artistes Ed Banger l'image de branchés hors-sol alors que lui vient du terroir : « J'ai des racines bisontines bien ancrées : j'y ai passé toutes mes vacances, et les fêtes de famille du côté de mon père. Entre Pontarlier et Maîche, on est bien, on a de bons produits comme la cancoillot­te. Mon background est très franchouil­lard, mais avec Justice on ne peut pas forcément tabler sur la saucisse de Morteau pour notre plan promo

tionnel… J'aime bien manger et boire, je suis très attaché au côté Blier du verbe français. Au quotidien ça m'est nécessaire, et c'est très loin de notre vie publique. » Malgré le charme de sa gastronomi­e et de ses paysages, le Doubs n'est pas la meilleure antichambr­e pour percer dans l'électro. C'est à Vincennes que le jeune Gaspard habite en 2003 quand a lieu le dîner qui va changer sa vie : « Ado, j'ai joué comme tout le monde dans des groupes de reprises à cinq guitariste­s – puisque tous les ados veulent jouer de la guitare. J'étais dans le même lycée qu'Antoine Hilaire de Jamaica : grâce à lui, j'enregistra­is sur un quatre-pistes à cassettes. C'était beaucoup moins démocratis­é que maintenant, on faisait de la musique avec des bouts de ficelles. Après le bac, je me suis inscrit en graphisme non par démission mais par indécision profonde de l'adolescent qui ne sait pas quoi faire de sa vie. J'aimais bien tout ce qui tournait autour des affiches et des pochettes de disques. En 2003, je n'avais même pas d'ordinateur, juste un séquenceur et des synthés, et j'empruntais un graveur de CD à un pote pour faire les masters. C'était hyper archaïque. Quand on a commencé Justice avec Xavier, nous n'avions donc pas une ambition démesurée. On se rencontrai­t tout juste et on aimait bien faire de la musique comme d 'autres aiment aller au cinéma ou s'occuper de leur potager. » Un soir, Gaspard organise chez lui la raclette capitale de l'histoire de la French Touch 2.0 : son ami Bertrand de Langeron (So_Me) incruste Pedro Winter, qui vient de monter Ed Banger. Entre deux pommes de terre, Gaspard et Xavier lui font écouter le remix qu'ils viennent de faire de « We Are Your Friends » de Simian. Pedro sort le single, qui cartonne tout de suite. Du propre aveu de Gaspard, Justice est donc né sur « un concours de circonstan­ces ». Propulsés dans le grand bain, Gaspard et Xavier doivent transforme­r en métier ce

« AVEC JUSTICE ON NE PEUT PAS FORCÉMENT TABLER SUR LA SAUCISSE DE MORTEAU POUR NOTRE PLAN PROMOTIONN­EL… »

qui n'était jusque-là qu'un hobby. À l'été 2004, Winter leur remonte les bretelles au cours d'un déjeuner. Il est temps de cesser leurs études et autres piges pour se concentrer sur leur musique. « Devenir Justice, ça se bosse », déclare-t-il alors. On se souvient de scènes gênantes dans les clubs : Justice derrière les platines, ne sachant visiblemen­t pas s'en servir. Afin de se profession­naliser, le duo s'installe en colocation à Barbès (avec aussi So_Me), prend à l'année un studio sous le Triptyque et enquille les remixes. Une bonne école ? « Oui. Les remixes, c'était le meilleur moyen d'apprendre à faire de la musique. On avait de la visibilité sans enjeux – tu ne joues pas ta vie sur un remix, tu es moins exposé. On faisait ça très conscienci­eusement, des exercices de style tous très différents où on gardait peu de choses de l'original, où on changeait les harmonies, etc. On a pu s'acheter un ordinateur mais on ne savait pas du tout comment ça marchait. Au-delà des rencontres et des connexions, on a eu la chance du débutant : on n'avait pas de culture électro, on était punks à notre manière – pas au sens crêtes et vestes à clous, mais au sens de ne pas avoir de technique et de s'en sortir par l'énergie de la première fois, le côté violent de la jeunesse. »

En septembre 2005 arrive enfin leur premier morceau original, « Waters of Nazareth », un ovni : « Les gens étaient complèteme­nt désarçonné­s au début, y compris Pedro, on a failli ne pas le sortir, c'est DJ Mehdi qui nous a dit que c'était au contraire le titre qu'il fallait mettre en avant… Quand on le jouait en club, les ingénieurs du son des salles venaient voir s'il n'y avait pas un problème avec les platines. C'était ce qu'on avait envie de faire à l'époque : expériment­er avec de la distorsion tout en gardant une base dansante, syncopée. » Justice trouve du premier coup son logo (la croix) et son look qui tient plus du rock à la papa que de la minimale allemande : « C'est sûr qu'on était plus attirés par Jeff Lynne ou Marc Bolan que par Moby ou Richard D. James avec son catogan – encore que, avec Aphex Twin, Richard D. James se soit créé un alter ego maléfique très fort visuelleme­nt…» Le duo profite alors à plein de l'émulation Ed Banger : « Il y a eu une bonne synergie, on a eu de la chance d'être là au début, avec Sebastian, Oizo, Uffie, Feadz… Malgré une esthétique sonore un peu saturée, ça restait pop. On n'est jamais rentrés dans les écueils de l'électro, de la vraie house – ce n'était pas de la musique abstraite, il y avait des mélodies, on était loin de l'autoroute de la techno. » De l'électro avec un décorum rock ? La mayonnaise prend, le phénomène devient génération­nel et Justice connaît ce miracle rêvé par tout artiste, dégainer son premier album pile au bon moment : « Tu as un truc de timing qui est hyper important en musique – les pauvres qui se sont mangé le covid alors qu'ils étaient prêts à sortir un disque et à tourner… Tu peux passer à côté de ta carrière à un ou deux ans près. »

ACCROCHÉS À L'ÉVIER

Ayant fui l'autoroute de la techno, Justice tombe dans celle de la réussite, avec la routine qui va avec, de Coachella au Japon, de la Suède à l'Australie, enchaînant † (2007), Audio, Video, Disco (2011) et Woman (2016) : « Tu ressors de ça tu es une épave, même si nous on n'a jamais été très foufous. Les tournées, c'est beaucoup moins glamour que ce que les gens imaginent. C'est surtout très répétitif : pour 1 heure de spectacle tu as 23 heures de bus, de mauvais catering et de promo chiante. » Sa vie change-t-elle alors ? « Je n'ai jamais pris

« ON ÉTAIT PUNKS À NOTRE MANIÈRE, AU SENS DE NE PAS AVOIR DE TECHNIQUE ET DE S’EN SORTIR PAR L’ÉNERGIE DE LA JEUNESSE. »

notre succès de manière personnell­e. On n'a pas mis de masques de robots parce que c'était déjà pris, mais ça ne m'intéresse pas d'être exposé, par pudeur et par choix. En France, on ne m'arrête pas dans la rue. » À 42 ans, star passe-partout, Gaspard, n'est toujours pas père. Son album solo Escapades a des côtés vieux garçon, pas au sens ronchon à la Léautaud mais artiste reclus chez lui façon Flaubert, dont la vie privée n'a au fond aucun intérêt. Avec cette musique épique et romantique, il se démarque de nos chanteurs français accrochés à l'évier : « C'est ça leur fonds de commerce, de manière plus ou moins sublimée : être dans quelque chose de très terre-à-terre, très autocentré. Je n'ai pas du tout envie de refléter le quotidien, de raconter une prétendue vie intérieure, de parler de ce que j'ai mangé au petit-déjeuner… Pour moi, c'était une évidence qu'il n'y ait pas de voix dans ce disque, chacun y mettra ce qu'il voudra. Je trouve ça plus ouvert que d'avoir quelqu'un qui ânonne des banalités. » Ce qui est évident pour lui ne l'est pas pour tout le monde. N'a-t-il pas peur du flop ? « Je n'entends pas faire l'unanimité… C'est sûr que dans le paysage radiophoni­que, Escapades sera une aberration. Depuis Oxygène de Jarre, très peu de morceaux instrument­aux sont passés à la radio. Je n'ai pas l'impression de faire ici une musique difficile à appréhende­r, j'aime les mélodies, les arrangemen­ts, les harmonies, les beaux accords… Ce n'est pas du free-jazz ou du prog. Tout le monde peut être touché. Mon but, c'est de provoquer des émotions universell­es. » S'il avoue ne plus écouter chez lui que des BO d'antan et de vieux machins d'illustrati­on sonore, il ne s'agit pas d'un confinemen­t passéiste mais d'une résistance au présent, comme il nous le confirme : « Avoir quelqu'un qui te raconte une histoire c'est intrusif, impératif,çabridel'imaginatio­n.Tuastoutl'ego du chanteur, toute sa posture. Je trouve ça trop théâtral la pop maintenant, je n'arrive plus à m'enthousias­mer. » À rebours de la musique américaine « où le spectre musical s'appauvrit et où l'on perd des subtilités émotionnel­les », son disque profondéme­nt européen garde un pied dans notre patrimoine, comme ceux de Phoenix ou de Nicolas Godin. Il l'a enregistré en partie au Motorbass Studio, en mémoire de Zdar. Cette année, c'est déjà les dix ans de la mort de Mehdi. Le spleen prend-il le dessus ? S'il prétend ne pas être mélancoliq­ue dans la vie, Gaspard l'est dans sa musique. La solitude, ça va un temps. « Je serais ravi de rentrer au bercail, nous assure-t-il. Avec Xavier, on reste les meilleurs amis du monde. On a envie de faire des choses avec Justice. J'ai utilisé tout à l'heure cette métaphore de l'aventure extraconju­gale. Mais on est très loin d'avoir à signer les papiers du divorce. »

Escapades (Ed Banger/Because).

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Escapades, grand disque pour voyager sans quitter sa chambre (ou sa caverne).
ELECTROGLO­DYTE_ Gaspard a l'air de sortir d'une grotte ? Il s'est enfermé chez lui afin de composer Escapades, grand disque pour voyager sans quitter sa chambre (ou sa caverne).
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 ??  ?? HOMME ORCHESTRE ?_ Si Escapades est un album solo, Augé a quand même pu compter en studio sur l'aide de Victor le Masne et Michael Declerck.
HOMME ORCHESTRE ?_ Si Escapades est un album solo, Augé a quand même pu compter en studio sur l'aide de Victor le Masne et Michael Declerck.
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FEU_ Contre la pop simpliste et amnésique, Gaspard repasse par la musique du passé pour continuer d'innover. Ce qui s'appelle faire feu de tout bois.
LA GUERRE DU FEU_ Contre la pop simpliste et amnésique, Gaspard repasse par la musique du passé pour continuer d'innover. Ce qui s'appelle faire feu de tout bois.
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