Technikart

KIKA L’APRÈS-MIDI

Notre duo s'est aventuré dans les boîtes les plus affriolant­es de la capitale. Ils sont revenus le lendemain avec le récit qui suit...

- Par Oscar Coop-Phane Photo Sonia Sieff

J’ai décidé d’y aller l’après-midi. Je dois avouer que l'idée m'a bien fait marrer : me dépêcher de déjeuner pour filer ensuite dans un club de striptease. Mon pote Simon est passé chez moi à l'improviste, McDo en bandoulièr­e. Il n'a pas été long à convaincre tellement il trouvait aussi, je crois, le projet romanesque.

On a marché vers Saint Michel, ces rues où je n'ai pas foutu les pieds depuis quinze ans, ces rues qui ne sont pas parisienne­s tant elles ressemblen­t aux centres touristiqu­es de toutes les villes d'Europe, pub australien­s et kebab à l'appui. Rue Saint-André-des-Arts, on y est, le Théâtre Chochotte et sa devanture crémeuse.

Passage à la caisse et c'est une dame en robe à fleur qui s'occupe des tickets. Cinquante-cinq euros et vous voilà bon pour rester aussi longtemps qu'il vous plaira entre 12 h 30 et minuit et demie. J'aperçois derrière le comptoir une jeune fille en bas noirs, lèvres peintes et courte frange – elle sourit, elle est jolie. Mais elle est partie déjà, vers les loges j'imagine, cet endroit qui me fascine, tant je suis certain que si on m'y laissait dans un coin pendant des semaines je pourrais écrire le bouquin dont j'ai toujours rêvé.

On descend les escaliers. Voilà une petite pièce, une trentaine de m2 façon cave voutée avec des tapis au sol. Avec Simon, on ne sait pas bien où se mettre – à travers nos masques, on se balance quelques sourires. Un type nous voit, il se lève et nous laisse une place au premier rang (il y en a deux) sur un mini canapé où on se serre avec un autre type. Il y a une bonne dizaine d'hommes tous seuls, entre soixante et quatre-vingt balais. On les sent habitués. Il y en a un qui tient un bouquin de Kant sur ses genoux. Un autre tape du pied. Il a l'air absolument heureux.

Je croise mes jambes. Je m'aperçois que je suis le seul. Quand la danseuse vient se frotter doucement à mes cuisses, je comprends pourquoi tous les types gardent leurs deux genoux bien éloignés l'un de l'autre.

La lumière est tamisée, la musique pas mal. Ce n'est pas du tout l'ambiance des bars de strip à billets d'un dollar glissé dans les ficelles des strings fluos. Les filles ne ressemblen­t pas du tout à ça d'ailleurs, ni botox ni silicone.

BANDEAU SUR LES YEUX

Chaque spectacle dure une dizaine de minutes. Les filles se présentent à la fin. Cet après-midi, il y a Gala, tatouée HONEY sur le bas du ventre et Marc&Robert en haut de la fesse droite. Il y a Maya qui rigole nerveuseme­nt quand la musique déraille de sa choré, il y a Camélia déguisée en princesse à baguette magique et il y a Kika, celle qu'on avait croisé plus tôt, derrière la caisse et qui m'en a fait voir des vertes et des pas mûres. J'y viens.

La lumière se coupe. Noir complet dans la pièce. Musique eighties et mélancoliq­ue, une sorte de darkwave énergique et pas dégueu. Kika descend les escaliers avec un grand imper noir. Elle tient une petite lampe torche qui fait qu'on l'aperçoit à peine. Elle n'a pas l'air de rigoler. Dès qu'elle est dans la salle, elle ouvre une mallette noire et sort d'autre lampes de poche qu'elle donne à plusieurs mecs assis. Elle me prend par la main. Je marmonne un « oh non » puisque j'ai toujours eu la hantise que les magiciens, les troubadour­s, les clowns et les autres me fassent monter sur scène. D'un geste droit, elle colle mon grand corps maigre au poteau de pole dance qui trône au milieu de la pièce. Je me retrouve là, face aux types avec leurs lampes torches, debout contre la barre en métal. Kika dégaine un bandeau et elle me l'enfile sur les yeux. Dans les petits spectacles précédents, les filles dansaient là et ne faisaient venir personne sur scène – je me demande un peu ce qu'il m'arrive. Elle m'attrape les mains et me les fout sur la barre, au-dessus de ma tête. Au passage, elle m'embrasse dans le cou. Il y a toujours la musique lourde et je ne vois rien. J'ai dispersé ma gêne de me retrouver appelé par le magicien, mais je me demande vraiment ce que je suis en train de vivre là, dans cette cave de Saint Michel, à 16 h 30. Je me dis que Simon doit bien se marrer. Je me dis que mon boulot aussi me fait franchemen­t marrer. Mais bon, je n'en mène pas large quand même.

D'un geste bref, Kika soulève mon bandeau sur les yeux. Je la vois presque nue me sourire rapidement – c'est comme un flash et elle me lèche le cou. Elle remet le bandeau direct, je sens qu'elle enlève ma ceinture. Avec, elle m'accroche le cou au poteau. Pas trop serré, mais quand même. Je pense au froc de mon costard qui est trop grand et j'ai peur qu'il me glisse jusqu'aux chevilles. Je marmonne un autre « oh non » derrière mon masque.

Je ne vois toujours rien. J'entends la musique qui cogne. Je ne sais pas ce que Kika fabrique.

Kika soulève mon pull. Je sens un temps d'arrêt. Le tatouage qui me recouvre tout le bide peut-être, Kika dit un truc, mais je ne l'entends pas. Je sens sa langue sur mon torse. C'est très étrange. Le temps est à la fois hyper long et absolument suspendu. Je sens les seins de Kika contre mon torse. Parfois elle soulève mon bandeau, mais je ne vois que ses yeux et sa bouche de rouge à lèvre. Kika, si un jour tu tombes sur ce papier, sache que tu m'as fait vivre quelque chose de très étrange mais dont je me souviendra­i à coup sûr toute ma vie.

Le petit spectacle est fini. On en regarde encore quatre autres. On décide de partir. En montant les escaliers, les filles nous alpaguent. Il y a l'équipe du soir derrière les rideaux de la caisse. Cinq filles se pressent. « Oh, c'est eux les deux mignons dont vous parliez ». On se sent bêtement flattés. « Vous pouvez revenir ce soir avec votre ticket hein, c'est gratuit ». Je les vois et je me dis que décidément oui, mon rêve ce serait d'être dans ces vestiaires et de voir les filles revenir de leur show, débriefer ensemble, parler de tel vioc qui s'est endormi à un moment, d'un tel qui est sympa ou d'un troisième qui a les mains un peu trop baladeuses. Je pense à ça et on sort déjà. Il est 18 h 30, on va boire une bière. On reviendra peut-être ce soir.

D’UN GESTE DROIT, ELLE COLLE MON GRAND CORPS MAIGRE AU POTEAU DE POLE DANCE QUI TRÔNE AU MILIEU DE LA PIÈCE.

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