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LA PLUS BELLE ARNA QUE DU PUNK?

Alors que les Sex Pistols explosent en plein vol en janvier 1978, leur manager, Malcolm McLaren, tente par tous les moyens de bricoler un long-métrage autour du groupe avec le réal’ Julien Temple, entre hommage, doc’ et pure entourloup­e. Un tournage chaot

- MARC GODIN

Printemps 1978. Depuis deux ans et demi, les Sex Pistols - formés de Johnny Rotten, Sid Vicious, Steve Jones et Paul Cook - ravagent tout sur leur passage. Le bon goût, le conformism­e, la Reine, la musique. Agents du chaos dirigés (manipulés ?) par le manager Malcolm McLaren, ils sont bannis de la BBC, leurs concerts virent au chaos et leur album, Never Mind the Bollocks, s'impose comme un classique instantané du rock. Après une tournée aux USA catastroph­ique, le groupe implose, mais McLaren ne tient pas à abandonner sa vache à lait et il envoie à Paris Sid Vicious, âme damnée du punk et junkie en perdition, pour filmer la meilleure séquence de The Great Rock 'N' Roll Swindle (« La Plus grande escroqueri­e du rock'n'roll » dans la langue d'Aznavour), sa version destroy de My Way où il finit par flinguer le public. Scénariste et réalisateu­r du film, Julien Temple, spécialist­e du film musical, se souvient. « Avec Sid, si vous parveniez à le faire sortir de son lit, c'était génial. J'avais des bonbons sur moi, des sucettes, et avec ces paquets bonbons, je parvenais à lui faire faire ce que je voulais. Il fallait toujours avoir un paquet de bonbons, c'est tout ! S'il faisait plus ou moins ce que je lui demandais à Paris, je pense que se balader dans le Marais, avec son tee-shirt rouge orné d'une énorme croix gammée, n'était probableme­nt pas une très bonne idée (rires). » Le but de ce jeunot de 20 ans ? « Oh, ce tee-shirt, c'était juste pour choquer, vous savez, il n'y avait aucune revendicat­ion politique. C'était quand même difficile car Sid était vraiment défoncé à l'héroïne à l'époque. Et à Paris, il attirait comme un aimant plein de mecs bizarres, des dealers, des poivrots… »

TOURNAGE SANS ARGENT

Si Danny Boyle met actuelleme­nt la dernière main sur sa série controvers­ée sur les Sex Pistols, l'idée d'un film de cinéma sur les Pistols commence à germer dans l'esprit de Malcolm McLaren dès l'été 1977, quand le groupe, déclaré « ennemi public N°1 » en Angleterre, est au sommet de sa notoriété. L'idée est de tout d'abord exploiter des images d'archives, enregistré­es par Julien Temple, ou John Tiberi, ancien manager du groupe les 101ers qui avait supervisé la tournée « Anarchy Tour to the End ». Fasciné par les Pistols depuis qu'il les a entendus répéter, Temple, né en 1953, est simplement au bon endroit, à la bonne époque. « En 1975, les jeunes n'avaient pas de caméra, même pas de Super 8, rappelle-t-il. J'étais dans une école de cinéma et j'avais accès à du matériel. J'ai vraiment eu du bol. La première fois que j'ai vu les Sex Pistols, ils répétaient sur les docks, c'était extraordin­aire, je découvrais quelque chose que je n'aurais pas dû voir, ni écouter, avec une énergie extraordin­aire. C'était dingue, comme des hommes-insectes de la planète Mars, j'avais l'impression d'entraperce­voir le futur. Ils avaient des pantalons slim avec des jambes toutes maigres, des Creepers aux pieds, des pulls en mohair rayés, noir et jaune, qui les faisaient ressembler à des frelons, mais encore des cheveux longs… Quel trip ! En revenant dans mon squat de l'Est londonien, j'ai aussitôt parlé de ce groupe dingue mais, merde, je ne savais même pas leur nom ! J'ai essayé de chercher dans le Melody Maker et le NME et un jour, j'ai vu le nom SEX PISTOLS, et j'étais sûr que c'était eux. J'ai raté leur premier concert, mais j'ai vu le second et j'ai décidé de tout filmer. Le soir, je piquais donc une caméra à l'école. Je n'étais pas Saint-Just mais je voulais tout filmer, tout documenter, même si je savais à peine me servir de la caméra, je n'avais aucune compétence technique. » Pendant des mois, Julien Temple expériment­e le Do it Yourself des punks, documente l'époque, filme tous les concerts.

Avec ce matériau exceptionn­el tourné en VHS ou en Betamax, les Pistols décident de faire un film pour les fans du monde entier qui ne peuvent les découvrir sur scène. Malcolm McLaren voit plus loin et pense à embaucher des talents aussi variés que l'humoriste retors Peter Cook, le scénariste de sitcom Johnny Speight, tandis que Johnny Rotten suggère Graham Chapman, le plus fêtard des Monty Python. Puis Russ Meyer, auteur de Vixen ou Faster, Pussycat ! Kill ! Kill ! et amateur de poitrines XXL, est embauché et même approuvé par Johnny Rotten. Meyer exige que sa muse et fiancée Kitten Natividad fasse partie du projet et commence à plancher à Los Angeles avec Malcolm McLaren et le critique US Roger Ebert sur un scénario intitulé Anarchy in the UK. Le film est réécrit une demi-douzaine de fois, et raconte l'ascension du groupe, du premier concert londonien à l'émeute sur la Tamise lors du Jubilée de la Reine et l'arrestatio­n de Malcolm. Bientôt, le film s'intitule Who killed Bambi, mélange réalité et fiction, avec

« SE BALADER DANS LE MARAIS, AVEC UN TEESHIRT ROUGE ORNE D’UNE ENORME CROIX GAMMEE, N’ETAIT PROBABLEME­NT PAS UNE BONNE IDEE. »

— JULIEN TEMPLE

un personnage qui s'apparente à Mick Jagger qui se transforme en Johnny Rotten et Marianne Faithfull qui doit jouer la maman incestueus­e de Sid. Le tournage débute dans le chaos, sans argent et très vite, Russ Meyer s'emporte contre les technicien­s britanniqu­es : « Vous n'êtes pas capables de fabriquer des voitures dignes de ce nom et vous n'avez même pas de femmes ! » Et la production s'arrête le 11 septembre, après… une journée de tournage. Les décors sont détruits, Meyer repart aux ÉtatsUnis. « La version avec Russ Meyer s'est effondrée à cause d'un seul problème : Malcolm ! », assure John Tiberi, 70 ans aujourd'hui.

Malcolm McLaren pense alors travailler avec Michael Armstrong, scénariste de films d'horreur comme La Marque du diable ou La Maison de l'épouvante, et situer l'action… à l'époque de la Révolution française ! Mais il y a des tonnes de dialogues et il est hors de question que les membres du groupe apprennent autant de répliques. De fait, le projet explose bientôt en vol, à la suite de la tournée américaine du groupe. « Ça a été dix jours de cauchemar, se souvient Tiberi. Cette tournée était terrible, pénible, complèteme­nt désorganis­ée, la sécurité était nulle et puis Sid carburait à l'héroïne avec Nancy Spungen. » Le 17 janvier 1978, après le concert de San Francisco, Malcolm, Johnny Rotten, Paul Cook et Steve Jones se réunissent à huis-clos dans une chambre d'hôtel. Suivant les versions, Malcolm vire Johnny, accusé de ne plus être « assez fou sur scène » et de refuser les projets du groupe. D'autres assurent que c'est Johnny qui claque la porte… No Future, les Pistols ne joueront plus jamais ensemble.

Pourtant, quand le groupe se sépare, le film se met vraiment en route. Cook et Jones s'envolent pour Rio, tandis que Sid Vicious, en très mauvais état, est hospitalis­é à New York. Johnny Rotten décide quant à lui de retourner à Londres, mais fait un arrêt à la Jamaïque où Richard Branson, PDG de Virgin, lui demande, sans succès, de devenir le chanteur de… Devo. McLaren envoie illico Tiberi et une équipe de tournage à Kingston pour supplier Johnny Rotten de revenir avec, si possible, quelques séquences de Johnny à la plage pour le film, ce qui s'avérera impossible. « Il ne voulait plus rien avoir à faire avec Malcolm », confirme laconiquem­ent John Tiberi.

« I DID IT MY WAY »

Si Malcolm McLaren tire les ficelles, Julien Temple est propulsé scénariste-réalisateu­r du film. « On a passé un moment de dingue en Amérique du Sud. L'idée, c'était de répandre le virus punk, le virus de l'anarchie et du chaos dans le monde entier : à Londres, à Paris, à Rio… » À Rio, Paul Cook et Steve Jones font la fiesta, dansent à poil sur la plage avec Ronnie Biggs, cerveau de l'attaque du train postal, échappé de la prison de Wandsworth en 1965, qui va pousser la chansonnet­te sur No one is innocent. « C'était n'importe quoi, Julien a même eu un accident de voiture avec Malcolm, ricane Tiberi. L'idée derrière tout ça, c'était d'enregistre­r un autre album, le plus vite possible, sans Johnny, pour surfer sur le succès de Never Mind the Bollocks, et aussi de rapporter des images. Mais la chanson avec Ronnie Biggs était merdique, il nous fallait absolument un tube et donc nous sommes allés à Paris. »

À Paris,Temple filme des Français avec béret et baguette, une prostituée qui se fait écraser une tarte aux fraises sur le visage et qui déclare « Sid Vicious, quel homme merveilleu­x ! » Car c'est bien sûr Sid le héros de cette partie parisienne, tournée en février-mars 1978. « J'ai connu deux versions de Sid, se souvient Temple. Il y avait le junkie et le garçon avant le junkie. Le drogué pouvait se comporter comme un total abruti, c'était triste, c'était la fin. Mais Sid n'était certaineme­nt pas un abruti. Avant sa période de drogué, c'était une personnali­té charismati­que, électrique, excitante, et c'était fun d'être à ses côtés. » L'équipe du film n'a pas une seule idée, pas deux lignes de scénario, mais il y a Nancy Spungen, la copine toxique de Sid. « C'était une très mauvaise idée, mais elle faisait partie de l'arrangemen­t entre Malcolm et Sid, assure John Tiberi ! Et il y avait de la méthadone, Malcolm en avait fait ramener des caisses ! Je devais faciliter l 'enregistre­ment et le tournage de My Way. On s'est décidé pour cette reprise dans le bar de l'hôtel… »

« L’IDEE, C’ÉTAIT DE REPANDRE LE VIRUS PUNK, LE VIRUS DE L’ANARCHIE ET DU CHAOS DANS LE MONDE ENTIER. »

— JULIEN TEMPLE

L'enregistre­ment de la chanson va se révéler pour le moins homérique. « Nous avons fait plusieurs tentatives dans différents studios, déclare John Tiberi. Il y a maintenant toute une légende là-dessus. Nous avons trouvé des musiciens français, car Paul Cook et Steve Jones n'étaient pas là, et travaillé avec Fabrice, de chez Barclay. Sid n'aimait pas l'idée, ni la chanson Comme d'habitude, ni les paroles… Nancy n'était pas là, la séance s'est mal passée, personne n'était content du résultat, ni les musiciens, ni Sid. Le lendemain, je vais récupérer le master au studio. Et l'ingénieur du son avait fait le mix pourri sur une bobine, avec une seule prise de la voix de Sid, et même pour l'époque, c'était d'une qualité merdique. À Londres, on a fait l'orchestrat­ion avec 24 musiciens, bidouillé le mix stéréo avec l'ingénieur du son de l'album Never Mind. »

Quelques jours plus tard, Julien Temple met en scène la séquence à L'Olympia. La chanson passe en playback, Temple tourne avec une seule caméra 16 mm et un timing ultraserré. « Sur place, nous avons rencontré Serge Gainsbourg, se souvient Temple. Je pense qu'il enregistra­it une émission de variétés. Il y avait ce grand escalier et Serge s'est blessé en le descendant. Lors de la pause de midi, ils nous ont donné une heure pour que l'on filme Sid faisant son playback. Je pensais que Serge était parti mais il était au fond de la salle et il claquait des doigts en disant « Mon dieu, c'est du classe ! » (Julien parle maintenant français). Et il nous a invités en boîte, je crois que c'était à l'Élysée Matignon, et il insistait, sans succès, pour que Sid chante à nouveau My Way ! C'était plutôt ‘‘No Way'' »

MESSE PUNK

Le single « No one is Innocent / My Way » affole les charts au mois de mai-juin et l'argent commence à rentrer. « Malcolm faisait mousser les médias, entretenai­t les rumeurs, confie Tiberi. Puis, il y a eu une espèce de script intitulé The Great Rock 'N' Roll Swindle, en juin ou juillet, avec des éléments récupérés dans le scénario de Russ Meyer. Nous avons tourné à partir de septembre. » Julien Temple veut réaliser un « documentai­re vandalisé », un peu dans le style des collages Jamie Reid, graphiste derrière les pochettes des Pistols. Il faut surtout combler le vide laissé par Johnny Rotten, inventer des scènes et intrigues ajoutées aux séquences de Rio, Paris et les archives du groupe. GRRS est donc un cadavre exquis constitué de scènes plus ou moins abouties, drôles, irrévérenc­ieuses, de chansons chantées par Sid (C'mon Everybody en slip) ou Steve Jones (Lonely Boy, en mimant un coït), des séquences animées (Rotten agressé à coups de couteau dans une ruelle, les Pistols transformé­s en pirates…), un caméo de la pornstar Mary Millington, de longues plages avec Malcolm McLaren qui se la joue situationn­iste, devise dans sa baignoire, avec une direction artistique signée Vivienne Westwood, sans oublier des nains, un chien qui parle, des images de la tournée US, une pipe dans un cinéma, Anarchy in the UK chanté en français avec accordéon (« Car moi, je veux l'anarchie ») et un entracte avec de la fausse pub pour le « Sex Pistols Popcorn » ou le « Vicious Burger ». Quand le film sort enfin en mai 1980, il reçoit un accueil pour le moins tiède. Car la messe punk était dite depuis longtemps et Sid Vicious mort et enterré, suite à une nouvelle overdose, en février 1979. Il avait 21 ans…

« Certains éléments du Great Rock'n'Roll Swindle peuvent évoquer un « documenteu­r » (mockumenta­ry), mais le film n'a pas de genre, c'est probableme­nt un manifeste punk, assure Temple. Je l'aime beaucoup, bien sûr. L'idée, c'était de faire le film le plus étrange possible. Le Sunday Times a a parlé d'un ‘‘gros doigt dans le fondement de l'Establishm­ent''. J'aime bien cette phrase qui résume parfaiteme­nt le film. »« Les jeunes redécouvre­nt le film, assure quant à lui Tiberi. Son esthétique tient toujours le coup. C'est drôle, bizarre, avec une sorte de mystère. C'est un chef-d'oeuvre » (il explose de rire).

DVD The Great Rock ’N’ Roll Swindle : disponible en import.

Pour en savoir plus sur les Pistols : The Filth and The Fury (2000, disponible en import).

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La reprise de My Way par Sid Vicious sera le moment d’anthologie de The Great Rock’N’Roll Swindle, « gros doigt dans le fondement de l’Establishm­ent ».
SWINDLE_ La reprise de My Way par Sid Vicious sera le moment d’anthologie de The Great Rock’N’Roll Swindle, « gros doigt dans le fondement de l’Establishm­ent ».
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Roi de la manip' et des entourloup­es, Malcolm McLaren, manager des Pistols, ne peut s’empêcher de faire des apparition­s plus ou moins longues dans le film, comme Helen Wellington ou Judy Croll. Johnny Rotten, qui a quitté le groupe, vient faire un coucou sous la forme d’un personnage de dessin animé.
LE CERVEAU DERRIÈRE LE CHAOS_ Roi de la manip' et des entourloup­es, Malcolm McLaren, manager des Pistols, ne peut s’empêcher de faire des apparition­s plus ou moins longues dans le film, comme Helen Wellington ou Judy Croll. Johnny Rotten, qui a quitté le groupe, vient faire un coucou sous la forme d’un personnage de dessin animé.
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