GRAND DOSSIER :
PASSION FAITS-DIVERS !
Cet été, j’ai replongé. Au bout d'une semaine sur mon lieu de vacances, j'avais fait le tour de mes lectures habituelles. Ma Maison de la presse n'avait plus grand-chose à me proposer, et je n'allais pas non plus m'encombrer des mags people les plus cheapouilles. Restait l'étagère « Crime » et son lot de titres criards, de revues spécialisées, de hors-séries sanguinolents. J'opte pour le plus ancien, Le Nouveau Détective, « le premier magazine d 'enquêtes ». J'y apprends l'existence d'un serial-killer à Tarascon, la découverte de trois cadavres sur un terrain de golf ou encore tout sur cette vacancière « jetée à la mer par son petit ami ». Je lis tout d'une traite, et complète ma lecture de recherches en ligne sur chacun des faits divers proposés. Je suis scotchée…
Comme toute bonne fiction, ceux qui nous fascinent le plus sont ceux dont les crimes sont les plus violents ou les plus inattendus. Ce sont aussi ceux qui contiennent des erreurs judiciaires refaisant surface des années après les faits, ou bien des retournements de situation improbables (du type : le mari éploré était en fait l'assassin). Pourtant, les faits divers ne sont pas un divertissement comme les autres, puisque ces histoires n'ont rien de fictionnel. Pourquoi aime-t-on tellement se plonger dans les récits les plus glauques ? Si on raffole des affaires les plus tordues, est-ce simplement dû à un banal voyeurisme, celui qui nous pousse à nous rassurer qu'il existe toujours, quelque part, une condition miséreuse et tragique, pire que la nôtre ?
Du succès phénoménal des numéros de Society consacrés à Xavier Dupont de Ligonnès l'an dernier, aux doc Netflix et à la série événement, Une Affaire française, consacrés à « L'Affaire Grégory », en passant par un boom éditorial (des polars les plus dark au dernier chef d'oeuvre de Philippe Jaenada, Au printemps des monstres), le traitement médiatique du crime s'est métamorphosé et a liquidé l'image traditionnelle de l'amatrice ou l'amateur de fait divers. Longtemps vu comme un plaisir un peu honteux, le fait divers passionne désormais un public rajeuni et élargi. Qui sont ces gens qui passent des
« QUAND L’ENQUÊTE PREND DU TEMPS, ELLE DEVIENT UNE SORTE DE FEUILLETON. » - THIBAUT SOLANO
soirées entières devant des documentaires sur la psychologie des tueurs et s'endorment en écoutant Faites entrer l'accusé ?
VIES TOTALEMENT NORMALES
Reprenons les bases. Le fait divers, c'est avant tout le goût du mystère. À l'image du massacre perpétué par Xavier Dupont de Ligonnès sur sa propre famille, ces affaires reposent souvent sur un point de bascule : les protagonistes mènent une vie normale, voire un peu ronflante, jusqu'au jour où le quotidien s'effondre. Le gentil monsieur qui, un beau jour, décime sa famille, ou encore la maman discrète qui met ses bébés dans le congélo. Et pourtant : comment ne pas s'identifier à ces personnages d'apparence si banale ? Le mécanisme de chute tragique nous pousse à nous demander si l'on serait capable de commettre un tel acte. Le journaliste spécialisé dans le « faits div' » Thibaut Solano, auteur de La voix rauque sur l'affaire du petit Grégory (aux éditions des Arènes) et des Noyés du Clain (Robert Laffont), affirme : « Je pense que cette passion reflète une question aussi fascinante que vertigineuse, angoissante : jusqu'à quel point nos codes sociaux nous protègent-ils de la barbarie ? Sommes-nous tous capables d'un passage à l'acte criminel ? »
Les meurtriers ont beau être décrits dans la presse comme des « monstres », les faits divers regorgent en réalité de personnes qui menaient des vies totalement normales avant que l'on découvre qu'ils étaient des psychopathes : « C'est sans doute pourquoi certaines affaires rencontrent plus d'écho que d'autres, celles dont les protagonistes ressemblent le plus à monsieur et madame Tout-le-Monde. Quand les affaires touchent des publics plus marginaux, plus en dehors de la société, elles rencontrent moins d'intérêt chez les lecteurs/téléspectateurs qui peuvent moins s'identifier », poursuit Thibaut Solano.
Dans le processus narratif mis en oeuvre par les journalistes spécialisés, la frontière entre réel et fiction se dilue. On aime jouer sur cette frontière, car c'est ce qui fait peur et rassure à la fois. Le fait divers est perçu comme un divertissement, consommé comme de la fiction, se déployant sur de nouveaux supports au-delà de la presse papier, jusqu'à en oublier qu'il s'agit de la réalité la plus crue : « Quand une affaire est rapidement résolue, elle imprime moins. Quand l'enquête prend du temps, elle devient une sorte de feuilleton et laisse au public un souvenir plus marquant » ajoute Thibaut Solano en citant l'affaire ayant obsédée la France plusieurs décennies de suite, celle du « petit Grégory ».
SENSATION DE MALAISE
Je sonde mes potes cet été : quelle est la raison de votre passion pour le fait divers ? La réponse est toujours la même : « Je sais pas trop, j'aime sans aimer ! » Mais si ces histoires nous mettent si mal, pourquoi s'avaler toutes ces heures de visionnage et de lecture ? Tout simplement pour ce qu'on appelle, en langage Internet (et en anglais), le cringe. Mot qui signifie littéralement « avoir un mouvement de recul » ou « se recroqueviller ». Ce terme désigne un sentiment de gêne face à une situation embarrassante ou glauque.
Pourtant, ces contenus sont devenus un véritable fonds de commerce : c'est « malaisant » mais on ne peut pas s'empêcher de regarder. Les émissions du style Strip Tease et Confessions intimes, ou, plus récemment, la majorité des vidéos sur TikTok, génèrent une sensation de malaise totalement addictive. De la même façon, les faits divers appuient sur notre part sombre et addict au glauque.
La passion du fait divers signifie aussi laisser libre cours à ses tendances voyeuristes. « C'est comme regarder l'intérieur de l'appart des voisins par la fenêtre », me glisse un collègue de bureau amateur de true crime.
DANS LA TÊTE DES CRIMINELS
On pourrait établir deux principales caractéristiques du fait divers à la française : d'abord, il est couramment lié à la famille, ce sont par exemple les affaires d'infanticides et de féminicides (« Quand le mal vient de l'intérieur, quand la cellule familiale est un danger au lieu d'être une protection, il y a quelque chose de l'ordre du tabou brisé. » explique Thibaut Solano) ; d'autre part, il est souvent ancré dans le terroir : l'affaire d'Outreau dans le Nord Pas-de-Calais, l'affaire du petit Grégory dans les Vosges… Le fait que les crimes se déroulent dans la « France profonde » est-il déterminant dans la fascination que génèrent les faits divers ? Cela semble en effet ajouter une couche d'étrangeté. Quand on lit en Une d'un canard local « Un bébé retrouvé découpé dans l'arrière-pays », on se dit que ça ne peut arriver que « là-bas ». La tendance au voyeurisme réveillée par le fait divers se teinte ainsi de jugement social. Pourtant, nous venons tous d'une région qui a été le théâtre d'un (ou de plusieurs) crime(s) glauque(s). Pour Jean-Charles Chapuzet, journaliste et écrivain passionné de ces choses (Mauvais plan sur la comète est consacré à Jean-Claude Ladrat, rendu légendaire par un épisode de Strip-Tease, qui avait construit une soucoupe volante dans son jardin), « ce mépris est sans doute le fruit de la répugnance qu'inspire le fait divers car on a un peu honte de se dire que ça aurait pu se passer chez nous, qu'on aurait pu en être. »
Parmi les différentes facettes du fait divers, ce que certains aiment le plus, c'est décortiquer la psychologie de personnes totalement détraquées. Cette tendance se situe davantage dans la veine américaine du fait divers, avec des émissions et des séries qui prétendent nous faire pénétrer dans la tête des plus grands criminels, façon Le silence des agneaux, ou, plus récemment, Mindhunter sur Netflix. Motivé par une curiosité aussi étrange que vaine, on cherche à comprendre ce qui a pu conduire les tueurs en série à perpétrer de tels actes. Y a-t-il une explication à chercher dans leur enfance ? Un traumatisme, des parents dégénérés ? Qu'est-ce qui les a poussés à commettre un acte impardonnable, à s'extraire de la société ? Pour une amie amatrice de profilage criminel, ce qui l'attire le plus dans le fait divers, c'est « essayer de comprendre l'incompréhensible ». Pour Jean-Charles Chapuzet, « c'est la résonance de l'événement qui [l]'intéresse, les comportements humains qui rôdent autour de la tragédie. »
Et au-delà des comportements individuels qui fascinent aussi bien qu'ils tétanisent, la façon dont certains faits divers marquent l'imaginaire collectif disent beaucoup de notre société à un instant précis, ils en donnent le pouls. D'après Chapuzet, « le fait divers est un miroir de notre société par le prisme de ses failles. Il dérange et attire, il met à nu l'être humain. » Finalement, le fait divers est ambivalent car, s'il plaît tant au public, c'est pour sa dimension trash autant que pour sa perspective anthropologique. « C'est barbare, irréversible, autant qu'instructif. »