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D'OU VIENS-TU JIMMY ?

Après un court-métrage très remarqué à Cannes, Jimmy Laporal-Trésor vient de réaliserso­n premier long, Rascals, l’histoire d’une bande de chasseurs de skins dans les années 1980. Rencontre avec un cinéaste à suivre.

- Par Marc Godin Photos DR & Léa Rener

Été 2021 : Jimmy Laporal-Trésor, crâne rasé et sourire ravageur, s'active chez Agat Films, dans une cour intérieure du 11e arrondisse­ment. Gonflé à bloc, il vient de mettre en scène son premier long-métrage, Rascals, et fait l'inventaire des costumes du film – des pièces uniques chinées parfois jusqu'en Bretagne, représenta­tives des années 1980 – qu'il espère réutiliser dans une série sur laquelle il planche… Quelques semaines auparavant, il a fait le buzz à Cannes où il présentait son court-métrage, Soldat noir, dans la section de la Semaine de la critique. L'histoire d'un jeune Antillais qui rejoint un groupe de combattant­s noirs qui affrontent les skins qui font la loi dans le Paris de 1986. Plus qu'un court, une promesse de cinéma, avec un scénario qui cogne fort, une mise en scène inspirée : l'éclosion d'un vrai talent. Avec en filigrane, un message politique fort sur le racisme larvé de l'époque. K.O. debout ! ÉPOQUE INSOUCIANT­E

Jimmy Laporal-Trésor est né en 1976 à Paris. Sa mère vient de Guadeloupe, et son père est moitié guadeloupé­en, moitié martiniqua­is. « C'était un bandit, il braquait des fourgons postaux, il faisait partie du gang des Antillais. Avec lui, j'ai vu des trucs que je n'aurais pas dû voir étant gamin, des transactio­ns, des liasses, des produits illicites, des scènes violentes… Il menait une vie de voyou, dangereuse, c'est pour cela que j'ai vécu chez ma grand-mère, pour des raisons de sécurité, en cas de règlements de compte. » Il vit donc à Levallois, ils sont six ou sept dans un 9 m2. Puis déménage à Clichy-la-Garenne où il habite durant 15 ans, dans un quatre pièces, avec ses tantes, ses oncles. « Quand j'avais quatre ans, ma grand-mère a été renversée par une moto et elle est restée à l'hôpital pendant deux ans. Nous nous sommes retrouvés seuls, que des mineurs, à nous gérer nous-mêmes. On avait peur qu'une assistante sociale vienne, que la DDASS nous sépare. »

Jimmy Laporal-Trésor parle pourtant de son enfance comme d'une époque heureuse, insouciant­e. « À 14 ans, j'étais bon élève et je suis allé dans un très bon lycée, je suis donc sorti de ma condition de prolo. Je savais que j'allais mal tourner, faire des conneries, et j'ai choisi d'intégrer ce lycée, avec des enfants de bourges, pour avoir un avenir. » À l'époque, il est fou du jeu de rôles Donjons et Dragons, et il écrit les histoires car il est Master, le meneur du jeu. « J'ai découvert que c'était ce que j'aimais faire, raconter des histoires. D'ailleurs, c'est ce que j'ai tatoué sur mon avant-bras « Telling stories ». Dans mon lycée, je me suis rendu compte que j'étais piégé par mes préjugés, très fermé, et que les autres étaient plus ouverts que je ne le pensais. J'écoutais de la musique antillaise, du R&B et je me suis ouvert au rock, puis au cinéma grâce au ciné-club où j'ai découvert M le maudit, Easy Rider… Je suis devenu plus curieux ! »

Après le Bac, Jimmy fait deux années de médecine, puis mille petits boulots pour subsister.

Au début des années 2000, il s'inscrit en communicat­ion à la Fac et rejoint le collectif Renoich, des étudiants dingues de cinoche qui bricolent de petits films. C'est en sortant du système scolaire qu'il est pour la première fois confronté au racisme. « J'ai pris conscience que j'étais noir à 27 ans. J'ai alors découvert que la pigmentati­on de ta peau avait de l'importance pour avoir du taf, trouver un stage ou un appart. C'est insidieux et cela devient une humiliatio­n au quotidien. Quand tu discutes dans la rue avec ta copine qui est blanche et que les flics s'arrêtent et viennent te contrôler… Même dans le milieu du cinéma, des gens très à gauche, avec des idées progressis­tes, m'ont mis dans la case du noir, ou faisaient des remarques racistes en lisant mes scripts. »

RITE DE PASSAGE

En 2003, il décide de monter sa boîte de production et un pote qui travaille sur un projet de série le branche sur La Cité rose. Après des mois de travail sur le scénario, la série tombe à l'eau, mais une boite de production, Agat Films, décide d'en faire un long-métrage en 2010. Puis il enchaîne avec un autre scénario, Mon frère.

En 2013, Jimmy Laporal-Trésor réalise son premier court-métrage, Le Baiser, un plan séquence de huit minutes. Bientôt, la chance va emprunter le visage de Manuel Chiche, distribute­ur (Bong Joon-ho, Nicolas Winding Refn, Takeshi Kitano) et producteur (Inexorable, La Nuée). Atypique et terribleme­nt malin, Chiche cherche à investir dans de nouveaux talents au sein du cinéma français et relancer le cinéma de genre. Jimmy lui propose Rascals, un projet sur lequel s'il s'est beaucoup documenté : les chasseurs de skins noirs des années 1980. « Quand j'étais petit, c'était le sujet de conversati­on dans les quartiers. Des skins avaient dérouillé tel mec, lui avait fait le sourire du Joker, des quartiers comme Châtelet ou Répu où l'on ne pouvait pas aller après 22 heures si tu étais noir ou arabe.

« MON PÈRE ? C’ÉTAIT UN BANDIT, IL BRAQUAIT DES FOURGONS POSTAUX… »

J'avais oublié et un jour, je tombe sur le bouquin Vikings & Panthers, du photograph­e Gilles Elie Cohen… » Manuel Chiche accepte, mais vu que le film doit se dérouler dans les années 1980, un premier long-métrage serait difficile à financer et Chiche annonce donc à Jimmy qu'il ne pourra le réaliser lui-même. Au fil de l'écriture, Chiche change d'avis et demande à son poulain de faire ses preuves tout d'abord avec un court-métrage, histoire de s'aguerrir. Jimmy pense à un épisode de Rascals qu'il n'arrive pas à caser correcteme­nt dans son film et qui va devenir Soldat noir, qu'il tourne en six jours en novembre 2020, en Scope, pour un budget de 80 000 euros.

« On a rencontré des gangs de chasseurs de skins de l'époque… Deux choses revenaient tout le temps dans les propos que l'on a recueillis. Les mecs faisaient des arts martiaux, mais ils avaient peur la première fois qu'ils allaient se bastonner, ils se disaient que s'ils tombaient par terre, ils allaient mourir. Les mecs en face voulaient juste te défoncer la gueule. Le second élément incroyable, c'est que cette première génération de chasseurs de skins était constituée de mecs ultra-cultivés, des tronches, des enfants de diplomates. » Quand on lui demande s'il s'est projeté dans Hughes, ce jeune noir qui va se battre pour le première fois dans le métro contre des skins, comme un rite de passage, Jimmy répond sans hésiter. « J'étais trop jeune, mais si j'avais eu 20 ans à l'époque, j'y serais allé, oui, bien sûr. Hughes, c'est moi ! La colère du héros, c'est celle que j'ai éprouvée face au racisme, qui m'a rongée pendant une dizaine d'années. Il y a dans Soldat noir une affiche de 1986 pour le fast-food Freetime, une pub ouvertemen­t raciste avec un noir cannibale, une pub pour des Nuggets qui dit : "À quelle sauce je vais manger le blanc ?". C'est la France dans laquelle nous avons grandi, et enfant, je ne m'en rendais même pas compte. Ce racisme ordinaire, institutio­nnel. »

FAN DE BLIER ET DE MCQUEEN

En juillet dernier, Jimmy Laporal-Trésor a pu réaliser son premier long-métrage, Rascals, donc, lors d'un tournage de 35 jours aux Ulis, dont quatre semaines de nuit, pour un budget de 2,8 millions d'euros. « Ça se passe en 1984, à peu près à la même époque que Soldat noir, mais ce ne sont pas les mêmes personnage­s. Il s'agit d'une bande multiracia­le de gamins, un noir, un rebeu, un asiatique en lutte contre des skins très politisés, de vrais fachos qui détestaien­t les noirs et les arabes.

C'est une réflexion sur la vengeance, perte de l'innocence et j'ai pu aller beaucoup plus loin dans ma recherche formelle. »

Alors qu'il entame le montage de Rascals et rêve de Cannes, Jimmy travaille déjà sur une série de dix fois 26 minutes pour Canal+, la chaîne ayant acheté Soldat noir. « Ce sera une “sequel” directe de mon court-métrage, avec les Black Mambas ; comment la bande s'est créée, comment elle a évolué. Je change de médium, mais il s'agit toujours de raconter une histoire, j'aurais simplement plus de temps pour développer mes intrigues et mes personnage­s… » Ce fan absolu de Buffet froid de Bertrand Blier et du scénariste-réalisateu­r Charlie Kaufman, de Peaky Blinders ou du cinéaste britanniqu­e Steve McQueen, Jimmy Laporal-Trésor nous donne rendez-vous « en 2022 ». On y sera.

Soldat noir, bientôt disponible sur Canal+

« LE SECOND ÉLÉMENT INCROYABLE, C’EST QUE CETTE PREMIÈRE GÉNÉRATION DE CHASSEURS DE SKINS ÉTAIT CONSTITUÉE DE MECS ULTRA-CULTIVÉS, DES TRONCHES, DES ENFANTS DE DIPLOMATES. »

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 ??  ?? BASTON DANS LE MÉTRO _ Journée tendue pour Jimmy Laporal-Trésor, ici avec le comédien Jonathan Eap. Il doit mettre en boîte 16 plans et un début de baston dans la station de métro Porte des Lilas, exclusivem­ent dédiée aux tournages, customisée en station Porte d’Italie.
BASTON DANS LE MÉTRO _ Journée tendue pour Jimmy Laporal-Trésor, ici avec le comédien Jonathan Eap. Il doit mettre en boîte 16 plans et un début de baston dans la station de métro Porte des Lilas, exclusivem­ent dédiée aux tournages, customisée en station Porte d’Italie.
 ??  ?? PHOTO DE FIN DE JOURNÉE_Tous les plans voulus sont dans la boîte. De gauche à droite : Sébastien Lozach, Vincent Haquin, Jimmy Laporal-Trésor, Nicolas Rossio, Jonathan Feltre, Cyril Raffaelli (coordinate­ur cascade), David Dey, Luca Garzo, Max Blethez, Olivier Lefevre, Vincent Frachey.
PHOTO DE FIN DE JOURNÉE_Tous les plans voulus sont dans la boîte. De gauche à droite : Sébastien Lozach, Vincent Haquin, Jimmy Laporal-Trésor, Nicolas Rossio, Jonathan Feltre, Cyril Raffaelli (coordinate­ur cascade), David Dey, Luca Garzo, Max Blethez, Olivier Lefevre, Vincent Frachey.
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