LA CAVALCADE DE KOENIG
Toujours en tournée, d'une manière ou d'une autre (en ce moment sur les routes de France pour sa plateforme Simple), Gaspard Koenig a fait étape dans le 2e arrondissment de Paris pour discuter de sa dernière flânerie philosophique sur les pas de Montaigne, globe-trotter du XVIème siècle.
Investi dans le débat public depuis dix ans, addict au vagabondage intellectuel, fondateur du Think Tank Génération libre, chroniqueur aux Échos lorsqu’il n’est pas occupé à écrire son prochain roman, Gaspard Koenig n’aime pas faire du surplace. Le trentenaire Parisien, droit dans ses bottes de cow-boy (il faut bien ça pour affronter les pavés de la rue Montorgueil), est venu nous présenter son dernier essai, Notre vagabonde liberté (éditions de l'Observatoire), récit de son aventure en Europe sur les pas de Montaigne, auteur avec lequel il partage l'amour de la bonne fortune. Esprit libre, il l'est lui aussi : au café du coin, c'est avec une moue dubitative et à contre-coeur qu'il tend son QR code (les effets de plusieurs mois en pleine cambrousse ?) ; le philosophe baroudeur n'est pas du genre à aimer se faire prendre pour une borne à scanner. D'ailleurs, l'un des sujets les plus chers à ce défenseur d'un libéralisme à la Thoreau ? Le revenu universel ; mesure fondamentale selon lui pour faire de chacun d'entre nous un être autonome, prêt à partir en voyage s'il le veut. Des voyages, il en a fait justement. Beaucoup. Tant dans les sphères de l'intellect que sur le terrain, avec Mandeville ou Proust en « compagnons », sur des sujets aussi variés que les prisons ouvertes, la légalisation du cannabis, ou les algorithmes de l'Intelligence Artificielle. C'est donc en sorte de nouveau héros de Walden que Gaspard Koenig s'est décidé, durant l'été 2020, à partir cinq mois avec pour toute compagnie les Essais de Montaigne, et sa jument Destinada. Équipé d'une « montre ultraplate, d'un chapeau ultrasouple » et d'un set de slips en mérinos, du Périgord à Rome en passant par la Bavière, le penseur en est désormais certain : sortir dehors, aller sur le terrain, voir du paysage, se salir les godasses est le seul moyen de bien faire son métier. De ce long périple, il tire une conclusion : les Français, plus encore que leurs voisins européens, étouffent sous les normes, lois et décrets. Un constat qui lui a valu l'inspiration de Simple, projet à échelle nationale, une plateforme destinée à recueillir les doléances de tous ceux qui croulent sous la paperasse administrative. Lorsqu'on lui demande s'il se voit davantage « homme-centaure » ou « meneur de troupeau » ? Aucun des deux, nous répond-il. Le voilà qui file la métaphore : « Je serais plutôt “l'anomal”, celui qui reste en lisière, qui ne mène pas la troupe, mais qui donne la direction. »
Vous avez passé cinq mois à dos de cheval à travers les routes d’Europe, après une immersion au coeur de l'IA. C’est un peu extrême de passer de l’ultra-technologie à l’ultra-primitif, non ?
Gaspard Koenig : L'Intelligence Artificielle a tendance à placer les gens dans un univers extrêmement normé qui laisse peu de place à l'aléa et au hasard. Monter à cheval était une idée assez naturelle en fin de compte, pour tester l'envers de la médaille, là où rien n'est prévisible.
Un défi personnel en quelque sorte.
Ce type de voyage est une expérience de soi, mais comme le dit Montaigne c'est aussi une expérience du hasard, de la contingence et de la fortune. De la même manière que son voyage s'opposait à la notion de prédestination, le mien s'oppose à la pré-segmentation des algorithmes.
Vous êtes philosophe et pourtant adoptez une méthode presque journalistique. Ça donne quoi d’atteindre le monde des idées à dos de cheval ?
À mon avis, il est nécessaire d'aller sur le terrain quand on fait de la philo, il n'y a pas de meilleure méthode et de plus authentique. Confronter ses idées avec le réel, par le biais de la science, du voyage, de la discussion, est l'équivalent d'une longue promenade dans la société. Je reproche à la philosophie universitaire son enfermement dans les commentaires, les notes en bas de page...
« Hit the road », c’est votre conseil ?
Se rendre sur place, que ce soit en bas de chez soi ou au bout du monde, à pied ou à cheval, permet de nuancer le propos, de tisser un fil, de créer des rapports. Alors oui, ça a des airs de reportage, mais je l'assume complètement. A l'époque des philosophes des lumières, il n'y avait pas de frontières entre les genres, mais on est devenu obsédé par une philosophie académique qui prétend au titre de science humaine.
A contrario, vous fonctionnez par induction dans votre livre, en partant du particulier pour arriver au général.
Ce sont des allers-retours constants entre l'anecdote et les réflexions auxquelles elle peut aboutir. Par exemple, j'ai remonté la Saône et je suis arrivé jusqu'à sa source, alors je me suis demandé : qu'est-ce qu'une source ? Si quelqu'un ouvrait un robinet au même endroit, serait-il alors considéré comme la nouvelle source, c'est-à-dire le point le plus éloigné de l'embouchure ? Tout cela est purement conventionnel… L'idée se transpose facilement sur le plan métaphysique, en ce qui concerne la recherche des idées premières.
Faire la route à cheval alors que d’autres la font à pied ou en moto permet d’envisager le voyage autrement ?
Rien n'est fait pour le cheval aujourd'hui, alors on fait demi-tour, on recommence, on fait des détours, mais ça fait partie du jeu. On se débrouille et on improvise avec son matériel. Et puis on quémande constamment, un bout de canapé, de prairie, etc. J'ai alors découvert une forme de jouissance à voyager avec deux slips dans mon sac. Mais aussi à me détacher de l'information, parce que je ne lisais pas les journaux, ou du manque affectif. Ça a été un dépouillement intellectuel et émotionnel, pour pouvoir être soi dans la forme la plus minimal, explorer « l'arrière boutique », comme disait Montaigne.
C’est quelque chose que vous conseilleriez à tout le monde, ce dépouillement un peu stoïcien ?
Je ne suis pas pour la décroissance, loin de là. Et Montaigne lui-même adorait le luxe, la technique, les
« SE FAIRE ENGUEULER PAR UNE BUREAUCRATE ALLEMANDE EST UNE EXPÉRIENCE GLAÇANTE. »
mondanités. Mais cela n'empêche pas que l'idée est assez cohérente avec le mouvement de la société qui cherche plus de simplicité. Moins de consommation. Il ne s'agit pas de tout abandonner du jour au lendemain, mais de savoir que l'on peut vivre de rien, et être heureux malgré tout.
Tout le monde ne peut pas se payer le luxe de tenter ce genre d’expérience...
C'est aussi pour cette raison que je plaide pour le revenu universel : à mes yeux, il permettrait de donner à chacun, même avec des sommes modestes, les moyens d'éprouver une forme d'autonomie minimale. D'autant plus que le voyage tel que je le conçois est aussi un état d'esprit.
Oui, on peut voyager sans sortir de chez soi. Mais s’éloigner un peu, sortir de ses habitudes, c’est aussi formateur.
Effectivement. Autant le voyage autour de l'IA m'avait déprimé, autant je suis revenu enthousiasmé de celui-ci et m'a permis de prendre du recul. J'ai lu les journaux rétrospectivement, qui parlaient des hausses des violences en France. Cette violence, je ne l'ai jamais croisée sur les routes. Par contre, j'en suis ressorti avec une vision plus positive de l'humanité. Les gens s'inventent des vies singulières, plus complexes que celle d'un Parisien dont on sait au premier coup d'oeil à quel quartier il appartient. Et puis ça a été un choc après tant de liberté, de revenir dans une société où l'on se scanne pour vivre. Tout ça m'a poussé à relativiser les polémiques du jour et à réaliser que le problème est au niveau de la suprastructure, par des gens eux-mêmes.
Un voyage initiatique, donc ?
Oui. Il faut réapprendre à ne pas avoir d'objectifs. Aujourd'hui, on s'ennuie quand la route est droite, qu'on en voit le bout et que chaque pas en avant est conçu comme une soustraction par rapport à cette finalité. Alors que sans objectifs, le trajet devient tout de suite plus excitant. Montaigne lui-même le dit : l'arrivée est un prétexte, ce qui compte c'est le voyage. Une fois qu'on se dispense de l'idée obsessionnelle d'objectif, on est beaucoup plus alerte à tout ce qui se passe autour. Par exemple, je n'ai pas une mémoire prodigieuse, mais il me suffit de regarder ma carte pour me souvenir en détail des chemins que j'ai pris. Si j'avais suivi un GPS, et que je m'étais fixée un horaire d'arrivée, je n'aurais même pas retenu le nom des villages par lesquels je suis passé.
Justement, vous avez traversé plusieurs territoires français (du Périgord à la Meuse en passant par la Champagne), et européens (Bavière, Toscane, Latium…). Y avez-vous vu l’humanisme européen que vous prêtez à Montaigne ?
Je regrette un peu ce terme… Je pensais que Montaigne représentait l'humanisme de la Renaissance en ce qu'il traversait les frontières, mêlait plusieurs langues, etc. Et puis je me suis rendu compte que Montaigne n'était pas européen puisque l'Europe n'existait pas telle qu'on la connaît aujourd'hui. C'est davantage un cosmopolitisme chez lui. Deuxièmement, il n'est pas humaniste si l'on s'attache à la définition qui considère que l'homme doit être la mesure de tout. Au contraire, Montaigne est l'un des premiers à briser la frontière entre l'homme et l'animal et à lui redonner une juste place au coeur de l'éco-système. C'est le précurseur de l'anti-spécisme !
Donc Montaigne, anti-spéciste avant tout.
Je dirais « stoïcisme cosmopolite ». Savoir s'intégrer à des cultures, en apprécier la diversité. Parce qu'en