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« CASSIUS, L'ÂGE D'OR, L'AVENIR... »

À 54 ans, le Andre Agassi de la French touch publie ses Mémoires. Un livre qui revient avec sagesse et passion sur trente ans d’avant-gardes musicales. Avant de retourner inventer l’avenir en studio ?

- Par Louis-Henri de La Rochefouca­uld Photo Roberto Frankenber­g

Son grand-père était ingénieur du son à l’ORTF. Son père, le producteur Dominique Blanc-Francard, a travaillé avec David Bowie, T.Rex, Elton John ou Julien Clerc (cherchez l'intrus). Son oncle Patrice, enfin, fut derrière bon nombre d'émissions musicales à la radio et la télé, dont Les Enfants du rock. BoomBass n'est donc pas né dans les choux. Il aurait pu se contenter de profiter des réseaux familiaux, se tracer une petite voie pépère dans la variété, façon fils-à-papa. Le destin en a décidé autrement.

Deux musiques ont décoiffé ce chauve précoce : le hip-hop et, très vite après, l'électro. De 1991 à 1998, il est derrière les quatre premiers albums de MC Solaar, dont Prose combat. En parallèle, il sort avec Philippe Zdar des maxis sous le nom de La Funk Mob. Quand la house explose, le duo se rebaptise Cassius et devient l'un des fers de lance de la French touch. La suite est connue : l'album 1999, puis l'excellent Au Rêve. Cassius connaît parfois des trous d'air, mais parvient toujours à rebondir, comme en 2016 avec Ibifornia et son prestigieu­x casting (Pharrell Williams, Cat Power, Mike D). Tout aurait pu s'arrêter en 2019, avec la mort accidentel­le de Zdar. Cassius n'est plus, mais Blanc-Francard n'a pas disparu. En attendant de trouver la bonne formule pour revenir en fanfare dans la musique (en tant que producteur ?), il publie un livre de souvenirs, Boombass, une histoire de la French touch. Rencontre avec un lecteur de Romain Gary qui a encore l'électro devant lui.

Être un enfant de la balle c’est une bénédictio­n ou la promesse de devenir un grand névrosé ?

Hubert Blanc-Francard : Dans l'absolu c'est génial d'être un enfant de la balle, en revanche il faut avoir l'héritage génétique ou la chance d'être fait pour ça. Ce n'est pas garanti. J'aurais pu vouloir faire de la musique mais être bon en compta. Je n'ai réfléchi à rien, j'ai écouté une voix intérieure. Par mon père et mon oncle la musique se présentait, mais mon père n'a jamais voulu me transmettr­e le flambeau, il était au contraire très en retrait, c'était une galère d'obtenir un compliment de sa part. Ce qui m'a aidé à ne pas tomber dans un défi, c'est qu'on ne faisait pas la même chose avec mon père et mon oncle, et ça, ce n'est pas mal : on est dans une confrérie très large où il y a beaucoup de métiers possibles. Après, il faut avoir la flamme. L'art est inaccessib­le si tu n'as pas ça.

On jalouse les fils d’acteurs et de musiciens en pensant que tout leur tombe tout cuit dans le bec…

Si tu n'as pas le don, ce n'est pas la peine d'essayer, même si tu es le fils de Picasso. Ce sera encore pire ! Bon, Picasso n'est pas un bon exemple – autant il était un artiste génial, autant il était un homme horrible. Ces histoires de filiation ne posent des problèmes que dans le cinéma et la musique. Si le fils ou la fille d'un bottier ou d'un boulanger reprend la boîte de ses parents, tout le monde trouve ça normal. Si un bon acteur a un fils génial, on va minorer : « Oh ça va, c'est facile pour lui. » Rien n'est facile ! Par ma famille j'ai eu accès à des instrument­s et des contacts, plus que si j'étais né dans un tout petit village. Mais au fond j'ai eu la même vie que Philippe (Zdar, ndlr), qui venait d'Aix-les-Bains. Il faut avant tout avoir la vocation.

Zdar et toi c’était comme dans un roman de Balzac, d’un côté le provincial qui a l’envie d’en découdre, de l’autre le Parisien qui maîtrise les codes ?

Les dix dernières années de sa vie je répétais tout le temps à Philippe qu'il devait lire Balzac… Il était dedans ! Effectivem­ent il y a vachement de ça. C'est ce qui était bien dans notre duo : lui n'avait peur de rien quand il s'agissait d'enfoncer des portes, et moi pareil dans le domaine de la création. On était complément­aires. Deux Parisiens ou deux provinciau­x n'auraient pas fait la même chose.

Tu racontes dans ton livre avoir arrêté l’école à 16 ans.

C'est assez fou, quand j'y repense… Mon père avait entendu des trucs que j'avais faits, mais c'était un pari. Il m'a fait confiance, et c'est le plus important quand tu as des enfants. Si je tiens encore aujourd'hui, c'est grâce à ça.

Tu étais au très huppé lycée Victor-Duruy dans le 7e arrondisse­ment, tu ne voulais pas devenir haut fonctionna­ire, banquier ou avocat ?

À part le français, les études n'étaient pas pour moi. Ne m'intéressai­ent que les filles et la musique. Chez mes parents j'avais un home-studio dès 1980, à 13 ans ! Quand je réécoute les cassettes, ce n'est pas nul. Je faisais de la musique instrument­ale, du funk, des reprises de « Thriller » de Michael Jackson, des plagiats…

C'étaient mes cours. À un moment, il faut apprendre, et pendant quelques années.

Et très vite, toi l’autodidact­e tu deviens assistant directeur artistique chez Polydor.

Mon père avait dit à Marc Lumbroso : « Je n'en peux plus, mon fils me coûte une fortune, il faut qu'il travaille ! » J'avais connu les studios, là j'ai vu l'envers du décor. C'était encore cool : à l'époque, il y avait 70 personnes chez Polydor – aujourd'hui, 70 personnes, c'est tout Universal. Je tournais en rond musicaleme­nt, alors j'avais mis mes maquettes de côté. Je me voyais en Berry Gordy, ou en Quincy Jones qui allait découvrir le Michael Jackson français, j'étais dans un truc fantasmati­que. Ça a été hyper instructif. J'ai découvert le rôle d'une maison de disques : gagner du blé. Il n'y a pas de place pour le romantisme. S'ils trouvent un génie, tant mieux ; mais si le chiffre d'affaires est au rendez-vous, on s'en fout de la qualité. C'est une industrie : tu es chez Monoprix. Ils ne le diront jamais parce que c'est affreux pour eux, mais c'est la vérité. Vendre le plus, et gagner le plus. Je l'ai compris en 1985 : tu es dans la grande distributi­on, ça ne sert à rien de faire chier tes patrons avec de la musique qui ne marchera pas. Tu seras déçu et tu leur feras perdre leur temps. En revanche si tu tiens un truc grand public, MC Solaar ou nos débuts avec Cassius, la machine, qui est énorme, te poussera.

Ce fut une désillusio­n ?

Non, une arme. Avec Solaar j'ai aussi compris que, si une musique doit marcher, elle marchera. Il n'existe pas de disque qui n'a pas marché à cause d'un quelconque complot. C'est que les gens n'aimaient pas, ou que ça n'est pas sorti au bon moment. Le groupe fabuleux dont personne ne veut, ça n'est jamais arrivé dans l'histoire – ce sont les aigris qui disent ça.

Dans ma famille, l'argent n'était pas un moteur : j'ai toujours vu mon père se faire escroquer sans en avoir rien à foutre. J'ai dépensé beaucoup d'argent, avec un plaisir fou. J'ai acheté des tas de conneries que je n'ai plus. C'est comme ça : tu fais de la musique, tu t'éclates. Au début, Solaar vendait beaucoup. Je me souviens avoir reçu un jour une Sacem de 500 000 francs. J'ai hélas eu un contrôle fiscal à ce moment-là : Solaar ne payait pas ses impôts, les mecs du fisc ont pris la pochette et ils sont tous venus nous voir. 500 000 francs d'un coup à moins de 30 ans, c'est fabuleux. Mais si tu n'es pas fait pour ça, ça te brûle les mains. J'en avais des crises d'angoisse, alors je claquais – hop, je me prenais un appartemen­t à New York en plus de celui de Paris. Plus tard, avec Cassius, c'est grâce au contrat d'Interscope pour Ibifornia qu'on a touché le gros lot. Le disque n'a pas marché, tant pis. Philippe et moi, on a vécu comme un groupe qui vendait des millions de disques…

Sur Ibifornia, il y avait beaucoup de guests célèbres, ce qui ne semble pas t’intimider. Grâce à ton père qui t’avait présenté Gainsbourg quand tu n’étais personne ?

Absolument. Voir mon père, qui était mon référent, se conduire normalemen­t avec Gainsbourg, ça m'a appris à être naturellem­ent à l'aise avec n'importe qui. Et puis, en rencontran­t beaucoup de monde, j'ai appris que, en général, ceux qui font chier ne sont jamais les meilleurs. Celui qui te casse les couilles, ça s'entend dans sa musique.

Je lui dois beaucoup. C'est grâce à lui, Jimmy Jay et aux disques que nous avons faits ensemble que je suis vraiment devenu artiste. J'avais rencontré d'autres rappeurs : ils ne m'auraient jamais laissé m'immiscer. Prose combat, c'est un des moments les plus importants de ma vie. À une époque, ça me foutait le cafard de le réécouter, mais là je suis ravi que l'album ressorte enfin. Paradisiaq­ue et MC Solaar je les ai peut-être un peu surproduit­s, mais franchemen­t ce sont de bons disques.

« LES DIX DERNIÈRES ANNÉES DE SA VIE JE RÉPÉTAIS TOUT LE TEMPS À PHILIPPE QU’IL DEVAIT LIRE BALZAC… »

Quelle est leur place aujourd’hui ?

Les trentenair­es se souviennen­t de quatre ou cinq albums : ceux de IAM, NTM, Ministère A.M.E.R., Doc Gynéco et Prose combat de Solaar. Avec le son, la prise de voix, il fait même partie du trio de tête avec IAM et NTM. Tu as le droit de ne pas aimer, mais tu ne peux pas dire le contraire – et je ne dis pas ça parce que je suis dessus ! On avait tous une énergie incroyable et tout roulait, c'est rarissime, un souvenir de création mémorable que je ne vivrai plus à mon âge. Quand tu as 50 ans, tu n'as pas des dizaines de potes avec toi en studio jusqu'à 7 heures du mat' – à 20 heures, tout le monde est à bout.

C’est Daft Punk qui t’a définitive­ment fait glisser du hiphop vers l’électro ?

Les clubs new-yorkais m'avaient déjà rendu fou : à Paris, il n'y avait qu'un type de gens dans les soirées ; là-bas, tout se mélangeait, avec une musique extraordin­aire. Les ghettos ne m'intéressen­t pas. Et quand j'ai entendu « Da Funk » en 1995, avec ce son… Il y avait une fusion. Je suis comme un cuisinier qui sait repérer la bonne recette ou le bon ingrédient chez un autre chef. Quand j'ai découvert les Daft, j'ai compris qu'ils avaient un savoir-faire spécial et qu'on tenait là de sérieux concurrent­s – ça n'a pas loupé.

Air c’était moins important ?

Ce sont des copains, et la BO de Virgin Suicides est sublime, mais ce n'était pas du tout ma direction. Je n'avais pas leur science harmonique. Moi, je cherchais l'hypnotisme des clubs.

Quand sort le premier Cassius, en 1999, tu as déjà 32 ans et une première carrière derrière toi avec Solaar. Tu te sens encore jeune ?

Dans ma tête, j'avais 15 ans. C'est au moment du deuxième Cassius, Au Rêve, en 2002, que j'ai compris que j'avais basculé dans la trentaine, qu'il faudrait que je me batte pour garder ma place. Les Strokes, et même Justice, ce n'était plus ma génération. Or je n'allais pas partir faire de l'huile d'olive en Savoie. Pour perdurer dans la musique, je devais me réinventer.

Dans ton livre, tu as l’air de passer ton temps à fumer des pétards. Ça ne t’a pas ralenti ?

J'ai pris énormément de choses, et je fume toujours beaucoup. Ce que je vais dire sur l'herbe ne peut engager que moi : ça ne m'a pas aidé à m'améliorer, mais ça m'équilibre – je suis très speed, donc ça me calme. Le seul truc, c'est que tu peux être défoncé quand tu es seul, mais pas quand tu travailles en duo, sinon les sessions ne donneront rien.

Et tout l’argent que tu as jeté par les fenêtres : là non plus, pas de regrets ?

Non, franchemen­t. Après la disparitio­n de Philippe, je me suis retrouvé vraiment dans la merde. Tout s'est arrêté. D'abord j'étais dévasté, puis j'ai eu peur de tout perdre. Là-dessus est arrivé le Covid. On possédait Cassius avec Philippe, je me suis vu vendre mes bandes pour m'acheter à bouffer. Heureuseme­nt, mon propriétai­re m'a fait crédit d'un an et demi. Là j'ai flippé, mais jamais avec un sentiment de regret – je me suis quand même bien marré.

Cet hédonisme épicurien, vous le partagiez avec Zdar ?

On a vécu au jour le jour, et merveilleu­sement. Je ne changerai plus jamais, car c'est ça la vie. C'est plus facile maintenant que mes enfants sont grands, avant j'avais des responsabi­lités – ta femme a envie de te tuer si tu lui dis que tu ne penses pas au lendemain. En ce moment, de toute façon, mieux vaut ne pas se projeter… Et puis une carrière t'apprend qu'il faut s'abandonner : il y a de la magie, un succès inattendu comme « I <3 U So », c'est ce qui fait que tu ne baisses pas les bras, cet espoir que l'étincelle revienne.

Depuis le début, tu fais du hors-piste : il aurait été plus logique que tu deviennes producteur de variété française, non ?

Complèteme­nt. J'ai quand même fait des recherches sur ma famille : on n'est pas des gitans, mais il y a des mélanges… Et j'ai toujours préféré la musique noire, ça doit être dans mes gênes.

En vieillissa­nt tu reviens à tes racines françaises ?

On ne peut pas renier ses origines. J'ai plein d'amis anglais et américains, mais j'aime trop notre pays, et notre langue. Je suis convaincu qu'il y a des choses merveilleu­ses à faire en chanson française, surtout quand je vois ce qui sort… C'est bien produit mais il n'y a pas de vie, c'est juste une envie d'exister, une prolongati­on de Facebook et d'Instagram. On se foutait de la gueule de Vincent Delerm, mais là c'est pire ! Mais du coup c'est génial : il y aurait de la place pour un nouveau (ou une nouvelle) Solaar.

Et dans ce contexte, ta place serait où ?

Derrière, comme producteur. Je fais en ce moment des expérience­s avec des gens plus jeunes, j'adore. Je rêve de me ressourcer et de me surprendre dans la musique, et ça ne peut venir que des autres. Je bosse avec Leo Pol et Twinsmatic, deux univers différents (house et hip-hop) qui sont les miens. Je ne suis plus le mec de 1991, mais j'ai du recul. Je crois beaucoup à cet échange des génération­s.

Pourquoi y a-t-il un génie de la jeunesse en pop qu’il y a moins dans d’autres arts où on peut se bonifier avec les années ?

La littératur­e, par exemple, demande d'acquérir une grande intelligen­ce. Alors que tu as des crétins qui ont fait des albums sublimes grâce à l'émotion. Johnny pouvait faire pleurer une salle, alors que ce n'était pas Romain Gary – et Gary, à l'inverse, aurait été incapable de faire chialer un stade. Et puis la vingtaine, c'est l'âge du non questionne­ment. Rien ne t'arrête. C'est pour ça que les soldats ont 20 ans, et pas 45. C'est ça le travail, après : arriver à garder cette flamme en vie, et y ajouter l'expérience. Mais tu ne verras jamais un mec de 60 ans créer un mouvement musical…

Avec Cassius, tu avais participé à la naissance de la French touch. Avec la séparation de Daft Punk, la publicatio­n de tes Mémoires, cet âge d’or est définitive­ment derrière nous ?

L'électro française est en très bonne forme je trouve. Si j'ai connu un âge d'or, c'est celui de la liberté. Dans les années 1980 et 1990, je roulais sans casque en scooter. Je ferais ça aujourd'hui, on me prendrait pour un fou. Je passerais au journal de TF1 ! BoomBass, une histoire de la French touch (Léo Scheer).

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 ??  ?? CHEMISE BLANCHE POUR MUSIQUE NOIRE_ Derrière sa tête de mâle blanc de plus de 50 ans se cache le musicien le plus funky de la French touch. La nature, hélas, ne l'a pas muni d'une afro. Photo : Emma Le Doyen
DANS L'ÉLECTRO, DU NOUVEAU ?_ Pas décliniste pour un sou, BoomBass reste tourné vers le futur : house et hip-hop lui semblent encore des champs d'innovation­s. Photo : Emma Le Doyen
CHEMISE BLANCHE POUR MUSIQUE NOIRE_ Derrière sa tête de mâle blanc de plus de 50 ans se cache le musicien le plus funky de la French touch. La nature, hélas, ne l'a pas muni d'une afro. Photo : Emma Le Doyen DANS L'ÉLECTRO, DU NOUVEAU ?_ Pas décliniste pour un sou, BoomBass reste tourné vers le futur : house et hip-hop lui semblent encore des champs d'innovation­s. Photo : Emma Le Doyen
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