LA VÉRITÉ EN PEINTURE
Le vrai-faux documentaire de Jack Hazan, A Bigger Splash, d’après le tableau de David Hockney, ressort, remastérisé en 4K, tandis que le peintre britannique dévoile son journal du confinement, en 100 images réalisées sur Ipad, à l’Orangerie des Tuileries.
A BIGGER SPLASH JACK HAZAN (EN SALLES LE 6 OCTOBRE) A YEAR IN NORMANDIE DAVID HOCKNEY (DU 13 OCTOBRE AU 14 FÉVRIER 2022)
En 1935, lors d’une fameuse conférence prononcée à Fribourg-en-Brisgau, Heidegger expliqua que l’oeuvre d’art était la mise en oeuvre de l’avènement de la vérité par un travail poétique : elle ne révélait rien de transcendant, montrait ce qui est là, dans son monde, les choses comme telles. Quarante-trois ans plus tard, partant d’une lettre de Cézanne à Émile Bernard – « je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai » – mais également de l’analytique kantienne selon laquelle le jugement esthétique, du fait qu’il est subjectif, n’apporterait rien à la connaissance d’une oeuvre, Jacques Derrida déconstruisit la proposition heideggerienne, affirmant qu’elle présupposait une limite, impossible à tracer, entre le dedans et le dehors de l’objet d’art. Mais ce qu’il en déduisit, en termes néo-kantiens – une théorie du manque comme cadre, comme condition de possibilité du Beau –, demeurait heideggerien en diable : c’est parce que la finalité de l’oeuvre était manquante, n’était pas représentée comme telle, et parce que ce manque était originaire, que l’oeuvre produisait une illusion de finalité. Kant avait vu juste, l’expérience du Beau était bien celle d’un non-savoir irréductible mais Heidegger et Derrida sont allés plus loin. Le premier, en pointant dans l’oeuvre d’art, objet qui ne manque de rien, la trace d’une vérité qui s’est donnée en se retirant simultanément. Le deuxième, en professant que la vérité en peinture est une promesse contenue dans l’acte créateur, dont la loi est de transgresser les limites.
L’ORIGINE LACUNAIRE
Nul besoin de lire La vérité en peinture, de Derrida, avant d’aller voir A Year In Normandie, nouvelle exposition de David Hockney, relocalisé à Rumesnil depuis 2019, et qui a peint sur Ipad, sa maison, son jardin, sa campagne, dans leur Pays d’Auge, au fil des saisons du confinement imposé par la pandémie de Covid. Mais, à l’heure où certains croient que réaliser un documentaire consiste à illustrer par des images un texte écrit à l’avance, ce livre peut aider à apprécier A Bigger Splash, de Jack Hazan, d’après le tableau éponyme de Hockney qui montre précisément que l’origine d’une oeuvre d’art est toujours lacunaire – plongeur absent, fauteuil vide… – et que c’est sa condition de possibilité même.
Pourquoi l’ovni stylistique du cinéaste britannique, découvert au milieu des années 1970, provoqua en nous un tel séisme ? Le cinéma-vérité était à la mode, Hazan n’était pas le premier à traquer l’origine de l’oeuvre d’art en filmant un peintre au travail – Clouzot l’avait fait avec Picasso – et ne serait pas le dernier à brouiller les limites entre documentaire et fiction. Mais il allait plus loin en romançant, après coup, la désagrégation du couple formé par le peintre et son étudiant Peter Schlesinger, induisant, par le montage et la musique, que Hockney avait détruit la première version de Portrait Of An Artist de rage d’avoir été plaqué alors qu’il n’était simplement pas satisfait de la perspective, et suggérant qu’il était hanté par le souvenir de Schlesinger plongeant nu dans une piscine californienne, quand un autre éphèbe avait inspiré la toile de 1967. Contre Hockney et contre Heidegger, Hazan entérinait l’idée nietszchéenne que « nous avons l’art, afin de ne pas mourir de la vérité » ! Après avoir proposé 20 000 livres pour détruire le négatif, Hockney finit par entendre ceux qui lui disaient qu’Hazan avait réalisé le plus grand film sur l’art, et par aimer ce mensonge plus vrai que la réalité. Vérité de l’Autre, pour lui.