Technikart

STREET-LUXE

C’est un business, venu de la street, qui brasse des milliards et transforme les Champs-Élysées. Pour attirer les millenials, le luxe a fait une OPA sur la culture hip-hop, en multiplian­t les collabs et les drops ultra-limités. On achète ?

- Par Marc Godin

Justin Bieber y fait ses emplettes, un physionomi­ste en garde jalousemen­t l'entrée, ce serait le nouveau Saint des Saints de la fashion sphère… Surnommé « L'Eldorado de la sneaker », « Le Temple du streetwear », Kith – la boutique new-yorkaise ultra pointue créée par Ronnie Fieg – a ouvert son flagship parisien rue Pierre Charon, à deux pas des Champs-Élysées, en février dernier. Effet « Retour vers le futur » ? À l'intérieur, on se croit propulsé vingt ans en arrière, chez Colette, l'adresse fétiche de ce Ronnie Fieg, revue et corrigée par l'architecte minimalist­e d'Apple. En comparaiso­n, la boutique Supreme, rue Barbette, ressemble aux toilettes cradingues d'une favela. C'est que nous sommes ici dans l'ancien Pershing Hall, un espace de trois étages et 16 000 m2 dédiés au luxe XXL. Ici, on trouve de tout. Mais attention, au bar à céréales et glaces, pas de vulgaires Chocapic, ce sont des compositio­ns imaginées par Virgil Abloh ou par la cofondatri­ce de Colette, Sarah Andelman, que l'on déguste d'un air inspiré. Au Kith, on trouve aussi un restaurant « brunch only », Sadelle's, fréquenté par des touristes étrangers qui multiplien­t les selfies. On en oublierait qu'avec ses vendeurs et ses personal shoppers qui ressemblen­t à des skaters ultra cool et uber-tatoués, Kith est aussi un magasin où l'on trouve des bouquins branchés, des Bearbrick 1000 %, des Kaws, des statues Banksy, quelques fringues sur des portants (Stone Island, Ksubi, Casablanca, Moncler…), sans oublier des hoodies Kith avec, en impression, la tronche de Larry David dans Curb Your Enthusiasm. Et bien sûr, exhibées comme des trésors, dans « The Salle » (so chic), ornée de trois fauteuils en marbre, de sneakers de folie, et notamment des exclus comme la Casablanca X New Balance ou la Nike Air Force 1 Low Paris lancée pour l'ouverture. Je craque pour un Teddy Comme des Garçons et une paire de sneakers Nike. 2500€ pour ressembler à Justin Bieber, est-ce bien raisonnabl­e ?

« DRESS LIKE A STAR »

Récupéré par les grandes marques du luxe, le streetwear génère dorénavant des milliards et a transformé la sneaker en phénomène de société. Cela n'a pas toujours été le cas… Le streetwear prend ses racines dans les années 1980-1990, aux États-Unis, notamment avec la naissance du hip-hop et du graffiti. À l'époque, celui-ci apparaît comme un moyen de revendique­r sa différence malgré son appartenan­ce à une classe sociale défavorisé­e, avec une identité visuelle marquée qui dit clairement « Dress like a star. Be a star », disait-on à l'époque (« Habille-toi comme une star. Sois une star »). On se doit de porter des vêtements cool, comme une paire de baskets blanches immaculée , afin de convaincre les autres que l'on est riche. De plus, la sneaker permet d'échapper aux flics entre deux graffitis et les pantalons larges ou les survêtemen­ts permettent de s'adonner pleinement à la pratique du breakdance. Pour Virgil Abloh, c'est « une forme de vie esthétique et subjective plutôt qu'un style, car il intègre des valeurs culturelle­s, sociales, économique­s, sportives et musicales ».

L’EMPIRE DU COOL

Depuis, les réseaux sociaux sont devenus la nouvelle rue (on parle de « screen style »), et les quinquas créatifs du monde entier portent des sneakers. Supreme, la marque des skateurs fondée en 1994 par James Jebbia, a été revendue 2,1 milliards l'année derpresque

nière au groupe de textile VF Corporatio­n, propriétai­re de Vans et Timberland. D'ailleurs, signe de cette inflation Street, un hoodie de sa collab' de 2017 avec Louis Vuitton, vendu à l'origine 935 dollars, est parti pour 6 048 dollars chez Sotheby's…

Aujourd'hui, le trio composé de Virgil Abloh (le créateur de la marque Off-White s'est vu recruter par LVMH pour insuffler du « screen-style » dans Louis Vuitton Homme), Demna Gvasalia (s'est fait remarquer avec sa marque Vetements avant d'être recruté par Kering pour reconfigur­er Balenciaga en marque WTF-cool), Kim Jones (du temps où il était DA chez Louis Vuitton, il a été le premier à réussir des baskets de luxe ; toujours chez LVMH, il est aujourd'hui à la tête de Dior Homme) règnent sur plusieurs continents, et multiplien­t les collection­s avec les superstars du rap comme Kanye West, Travis Scott, Cardi B… « La street culture a gagné et imprègne aujourd'hui l'univers du luxe, assure Guillaume Le Goff, expert street culture et ancien rédacteur en chef du mag Clark. Ce qui était cool mais undergroun­d dans les années 1990 est méga cool et mainstream aujourd'hui. Le nouveau Lagerfeld, c'est Virgil Abloh car il fallait changer d'époque. Et Matthew M. Williams est le directeur artistique de Givenchy Homme (il est également reconnu comme l'un des meilleurs designers de baskets de la planète, ndlr). L'enjeu financier est colossal et la street culture est LA nouvelle tendance, la nouvelle culture pop. »

Quand on lui demande pourquoi tout le monde veut ressembler au chanteur de PNL, Guillaume Le Goff, qui porte aujourd'hui des Vans, un baggy Carhartt et un T-shirt Stussy (« toujours ma marque préférée ») se marre. « Dans la cour d'école, il y a eu la fascinatio­n pour le cool kid en hoodie avec son skate et un Walkman sur la tête, car il était différent, il plaisait aux filles. Le cool, tel qu'il a été défini par les pionniers du hip-hop, a gagné. Et est en passe de devenir la culture dominante. »

PUR OPPORTUNIS­ME

Avec ses vieilles boots Weston, jean Levi's, une veste en tweed et un T-shirt de friperie, Marc Beaugé, directeur de la rédaction du masculin chic L'Étiquette (une collab' entre le groupe So Press et le DA Franck Ferrand) et chroniqueu­r à l'émission Quotidien, porte un regard plus bourdieusi­en sur le phénomène : « La puissance des grands groupes est telle que désormais on nous impose nos goûts. C'est exactement comme la musique. Auparavant, quand une major matraquait une nouvelle chanson à la radio, tu la trouvais nulle à la première écoute, tu la tolérais à la cinquantiè­me écoute et tu l'achetais au bout de la millième fois. C'est ce qui s'est passé avec la mode.À grands coups de pages de pub, de com' sur Instagram et d'influenceu­rs, on en vient à désirer des vêtements que l'on rejette au premier regard. » Pour le journalist­e dandy, la mode s'est emparée du streetwear par pur opportunis­me. « Pendant des années, quand on achetait un vêtement de mode, il était sous-entendu que c'était un vêtement de luxe, très cher car dans l'air du temps et surtout bien fait. Depuis 20 ans, l'industrie de la mode a réussi à casser cela. Hormis quelques rares maisons (Hermès, Chanel, Prada...), elle a réussi à déconnecte­r mode et luxe. La grande réussite du secteur, ce qui le rend

« LA STREET CULTURE EST LA NOUVELLE POP CULTURE. »

– GUILLAUME LE GOFF

désormais infiniment rentable, c'est d'avoir créé un marché pour des vêtements moins bien faits mais tout aussi chers. Le streetwear est un bon vecteur pour cela. Grâce à lui, une marque comme Balenciaga peut vendre une paire de basket en plastique, thermocoll­ée, fabriquée en Chine au prix d'un costume made in Italie. C'est beaucoup plus rentable. À l'inverse, il faut le dire, quand Dior fait une collab' sur une paire de Jordan, ils la font dans de bonnes conditions, en Italie, avec un cuir supérieur. Ils la vendent cher, bien sûr, mais ça a du sens. On est dans le vrai luxe. »

Mécaniquem­ent, les marques de mode ont deux obsessions : faire revenir régulièrem­ent le consommate­ur, de plus en plus jeune, dans leurs boutiques et leur vendre des vêtements sur lesquels elles margent le maximum possible. « Si elles vendent un vêtement intemporel, parfaiteme­nt réalisé et increvable, ce n'est pas rentable. Donc, on crée des collection­s éphémères, très marquées dans le temps, et qui se périment au bout de six mois. Le hoodie fluo avec le logo en diamants, six mois après il est obsolète, les gens ne veulent plus le porter. Alors pourquoi s'emmerder à bien le faire ? On va au Portugal, on prend un jersey de base, on colle un gros logo, on fait une marge de x20 et hop, le client est content. Parce qu'il s'achète un statut social pour six mois, pas un vêtement pour la vie. » Ou comme l'auraient dit les ancêtres de Maurizio Gucci : « Caveat emptor » (« Que l'acheteur soit vigilant », ndlr). D'ailleurs, Virgil Abloh, prêt à passer à la prochaine phase de son masterplan, prophétisa­it il y a un an, « le streetwear va s'effondrer, c'est le vintage qui va dominer bientôt ». Traduction : le luxe, ayant bien digéré les codes du street, va se remettre à produire des pièces plus pérennes et indémodabl­es, à l'image de celles présentées dans son dernier défilé Louis Vuitton Homme. En un mot, plus luxe.

Autre mouvement de fond à prévoir pour 2022 : le Street-Green. « Il y a toute une tendance pour les sneakers éco-responsabl­es, confirme Noémie Verstraete, commissair­e de l'exposition Sneakers, les baskets entrent au musée au Musée de l'homme. Toutes les marques s'y mettent, avec des chaussures vegan ou en matière naturelles, sans colle et entièremen­t recyclable­s. » D'autres allient leurs influences street à leurs goûts pop-culturelle­s ou pour le gaming. Chez Balenciaga, après avoir dominé la dernière fashion-week parisienne avec son film des Simpson créé avec Matt Groening, le génial Demna Gvasala continue de créer des fringues pour nos avatars du jeu Fortnite (ainsi qu'une série de hoodies noirs avec le logo Fortnite) sans oublier de tester le futur avec son nouveau BFF Kanye (le masque intégral, la veste de protection, etc)...

SOCIÉTÉ DE LUXE INDÉPENDAN­TE

« Les marques, ça a toujours été de la com', rappelle notre street-expert Guillaume Le Goff. La nouveauté, c'est qu'elles sont devenues en grande partie leur propre média. Des médias toujours avides de nouveautés, de contenu inédit… Balenciaga, après avoir grignoté la street culture, va continuer d'explorer la culture pop et, surtout, le gaming. Il va se passer de trucs de ouf dans le Metaverse cher à Mark Zuckerberg et les marques de luxe y seront présentes à 1000 %... » Et une fois notre avatar vêtu d'une tenue vendue au prix d'un ou de plusieurs smics ?

Marc Beaugé, lui, rêve d'un monde où les acteurs venus du street reprennent leur indépendan­ce : « Kanye West est fort. Il insuffle des esthétique­s géniales, des radicalité­s. Mais pourquoi n'écrase-t-il pas le marché en montant sa propre marque ? Avec Virgil Abloh, ils pourraient produire des trucs biens, sincères, honnêtes, indépendan­ts, et faire triompher la culture de leurs débuts. Ce serait tellement plus fort que de faire gagner quelques milliards de plus, via la culture rap, aux marques de luxe… »

Un peu comme Frank Ocean qui a lancé Homer, « société de luxe indépendan­te » qui propose une collection de bijoux composée de bracelets incrustés de diamants, de pendentifs en émail et de bagues en or, ainsi que des foulards en soie à motifs. Avec des prix se situant entre ceux du street, 435 $ et ceux de l'ultra-luxe, 1,9 millions de dollars… Un cas à part ? Ou le premier d'une longue série ?

 ?? ??
 ?? ??
 ?? ?? DE LA STREET AU DÉFILÉ_
La dernière collection « monumental­e » (et très moyennemen­t street) de Virgil Abloh pour Louis Vuitton Homme ; Demna Gvasala, aussi fan de Homer S. que de Kanye W. ; Kim « Dior » Jones et Virgil « Louis Vuitton » Abloh à un dîner Nike en 2018.
DE LA STREET AU DÉFILÉ_ La dernière collection « monumental­e » (et très moyennemen­t street) de Virgil Abloh pour Louis Vuitton Homme ; Demna Gvasala, aussi fan de Homer S. que de Kanye W. ; Kim « Dior » Jones et Virgil « Louis Vuitton » Abloh à un dîner Nike en 2018.
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France