« LA CRÉATION, C'EST LA CURIOSITÉ »
Célèbre pour ses anges croqués à la craie, le dessinateur, designer et styliste Jean-Charles de Castelbajac s’empare de la Galerie des enfants du Centre Pompidou avec son exposition « Le Peuple de demain ». Rencontre avec un artketteur.
L’exposition au centre Pompidou s’articule autour de la symbolique et des signes. Pourquoi ce choix ?
Jean-Charles de Castelbajac : Je me suis projeté dans mon enfance et les premières références qui ont eu un impact sur moi ont été les blasons. Il y avait une histoire familiale, bien sûr ; mon père était féru d'héraldique. Mais il y avait surtout ces blasons dans cette salle à manger en pension, et la première chose qui me frappait, c'était leur économie de couleurs. Il y avait le rouge, le bleu, le jaune, le vert, le noir et l'argent. Et ce code restreint de signes sur lequel on trouvait une étoile ou une fleur de lys, parfois trois bandes, tout ça m'interpellait. C'était comme un code secret. Lorsque j'ai appris la découverte de la pierre de rosette par Champollion, j'ai fait la relation avec un langage secret. C'est un langage qui m'a tout le temps accompagné. Ensuite, je suis sorti de pension et ça s'est reporté sur la bande-dessinée et les logos, puisque je trouvais qu'il y avait une succession de signes à l'intérieur. À l'époque, c'était surtout des logos de pétroliers, Esso, Shell, toujours dessinés par un homme génial qui s'appelle Raymond Loewy, puis dans les bandes dessinées, le pop art et les couvertures de disques de 33 centimètres… J'adorais cette économie de volume où l'on trouvait l'interprétation et l'émotion d'un artiste.
Les symboles sont omniprésents dans votre travail, est-ce qu’il y en a un qui est votre signe favori ?
La croix ! La croix est omniprésente. Je l'ai toujours vue comme un sommet, une perspective, une cible et un signe relatif à ma foi aussi.
L’exposition aborde aussi le thème de la couleur, est-ce que vous pourriez imaginer dessiner sans couleurs ?
C'est intéressant votre question parce que j'ai un ami daltonien, l'artiste Daniel Arsham. Je n'avais pas saisi tout de suite qu'il était daltonien, mais plus je voyais l'évolution de sa carrière, plus je voyais cette gamme très particulière de non-couleur mais qui sont des couleurs. Durant le Covid, j'ai vu apparaître la gamme de couleurs née au Vietnam durant les combats, qui était la gamme de couleurs répulsives pour les insectes. On a vu tous ces soignants avec des faux verts, des verts opalins, des bleus ciels cassés. Je trouve que c'est conceptuellement très intéressant. Simplement moi, lorsque je vois mes trois couleurs primaires, c'est comme si je reprenais vie. Elles sont l'oxygène de mon imaginaire.
Vous avez créé, et avec, et pour les plus grands artistes et célébrités des années 1970 à aujourd’hui. Est-il plus simple de s'adresser à des enfants plutôt qu'à des adultes ?
S'adresser aux enfants, c'est transmettre, alors que lorsque je travaillais pour Lady Gaga, pour qui j'ai créé des tenues pour le clip Telephone, ou pour un autre performeur, c'est interpréter. Il y a une collaboration, alors que dans le travail que je fais avec les enfants c'est transmettre en révélant. Je pense que, de plus en plus dans mon expression artistique, mon art se situera entre le musée et Disneyland. C'est-à-dire que je crois que l'art doit être participatif. L'art doit amener quelque part, doit révéler et unifier aussi.
La transmission, c’est essentiel ?
Vous savez, lorsqu'on arrive à mon âge, après 50 ans de chemin assez alternatif et marginal, dans un pays qui adore la norme et venant d'une famille extrêmement traditionnelle qui appartient un peu à l'histoire de mon pays, je trouve très intéressant de transformer et ramener les figures de l'histoire, qui m'ont fasciné, dans la modernité. Ça a été ma principale préoccupation dans l'idée de transmission. Pour moi, l'Histoire est une succession d'exemples qui m'ont amené à ce que je suis aujourd'hui.Transmettre c'est tout à fait essentiel, mais c'est aussi vivre une
expérience.
Ce titre, « Le Peuple de demain » vous l’avez choisi ?
Je l'ai choisi avec ma femme Pauline. Je voulais qu'on considère les enfants qu'on ne considère pas vraiment, qui ne sont pas vraiment inclus dans le mouvement de la société. Je voulais rappeler cette idée de substitution, qu'après nous, c'est eux.
Vous exposez au Centre Pompidou et vous avez récemment collaboré avec la marque de prêt-à-porter Sézane, ce qui est un grand écart. Votre approche est-elle la même pour une collab' et pour une expo ?
C'est drôle, parce qu'au sujet de ce grand écart dont vous me parlez, on me dit toujours : « Vous avez habillé le Pape en 1997 et vous avez travaillé avec Lady Gaga ». Là, c'est bien, c'est un nouveau souffle qui arrive avec cette exposition et Sézane. Tout est art à partir du moment où on pose des questions. Je crois que le designer est là pour répondre à des questions. Et j'ai de la chance, quand je dessine, de penser à la fonction de l'objet, pas seulement à l'esthétique. Tout est art par la dimension de transformation que l'on met dans les choses. Tout n'a jamais été autant art qu'aujourd'hui. Quand je faisais des robes tableaux avec Combas dans les années 1980, Karl Lagerfeld m'avait écrit une lettre en me disant : « L'art est-il à la mode ou la mode est-elle un art ? » Aujourd'hui, tout est art et collaboration, on est tous un peu artistes. Le tout, c'est de savoir si tout est art ou « artketing ». L'art est-il devenu un tout économique de marketing ou peut-il encore avoir son rôle de poseur de question ? S'est-il soumis à la consommation ? J'ai accompagné mon exposition « Le Peuple de demain », d'une ligne de produits. J'ai créé 20-25 produits très accessibles. Ma plus grande fierté, c'est le marque-page qui ne coûte qu'un euros. Mais je voulais que l'artketing fasse partie de l'exposition, et je pense que c'est là le chemin. Faire des choses qui touchent le public et qui ont une dimension marketing avec la même qualité que ce que l'on présente dans l'exposition.
Et vous vous rangeriez dans la case art ou « artketing » ou bien les deux ?
Je ne me range vraiment dans aucune case. Ça a toujours été ma liberté, mon chemin. Parce que j'attends la prochaine expérience, la prochaine conquête. Aujourd'hui, je revis. Avant, j'étais toujours dans une espèce de contre-courant. Quand j'ai commencé à faire de la mode, on m'a dit que c'était de l'anti-mode. Après, j'ai fait des installations, puis des tableaux que vous voyez ici pour Paradise Row, il y a quinze ans. Je me souviens aussi que la maison Vuitton était très mécontente. Mon rôle c'est un peu d'explorer.
Vous semblez avoir eu plusieurs vies, avoir touché un peu à tout. Est-ce qu’il y a un do
La sculpture, l'espace urbain. Pour redonner une dimension fédératrice, j'aimerais travailler les jardins, les fontaines, les totems. Je pense être un bon producteur de ciment. Ce dernier, en fait, c'est la couleur, les signes, le sens et l'histoire. J'ai toujours adoré ça. J'ai adoré cristalliser la statue d'Henri IV sur le pont Neuf pour les 400 ans de son assassinat. J'ai adoré faire des grandes installations au Grand Palais. Même quand je faisais le festival de Saint-Brieuc ou ma performance à Lille devant 40 000 personnes avec le groupe électro Fantômes. En somme, tout ce qui est là où mon talent peut aider à créer une agora émotionnelle, pour rassembler les générations, les confessions etc. Ce qui vous inspire au quotidien ?
Je ne sais pas, un matin comme ça où on me pose des questions agréables. Le regard de ma fille, l'amour que je porte à ma femme, mes amis qui sont toujours vivants. J'ai la chance d'avoir gardé quelques amis qui sont plein de convictions, qui ont du talent et qui ont le charme d'être restés vivants. J'aime aussi beaucoup découvrir des sons nouveaux, travailler avec de jeunes artistes. Par exemple, sur « Le Peuple de demain », j'ai travaillé avec un garçon hyper talentueux qui s'appelle Julien Granel, compositeur, et qui a eu le courage, pendant des heures, de faire cette marelle sonore avec des sons très attachants liés aux signes et aux couleurs. J'ai travaillé avec Jonathan Fitoussi, un musicien d'électro, sur mon dernier défilé Benetton. À chaque fois, on va chercher des jeunes, des talents émergents ou des gens que je découvre sur le tard d'ailleurs. Là, il y a un performeur d'électro, David Shaw, qui fait de l'électro un peu 1980 à la manière de Suicide, un peu dark, je voulais qu'il vienne pour mon anniversaire. Je suis sûr qu'on travaillera ensemble.
Comment naissent vos dessins ?
Le dessin de rue, c'est vraiment intuitif ; ça fait 25 ans que je suis interpellé par l'invisible. Il est très lié à quelque chose que j'avais déjà développé avant, qui s'est éclairci, où il était question de la perception de fantômes. Certaines rues m'interpellaient et certains murs me guidaient vers certains anges ou certains personnages. Plus j'avance dans la vie, plus le dessin est un geste et un souffle. Je m'aperçois qu'ils ont une capacité d'empathie et de partage très particulière parce qu'ils disparaissent, ils sont éphémères parce qu'ils sont à la craie. Même si certains durent longtemps parce que la craie est minérale et sur le mur ça tient relativement bien. J'en ai un de 1996 qui est encore à Gare du Nord. Et puis, il y a des dessins de mode, qui sont un outil. Mais il y a quand même un départ de feu dans les deux cas. J'ai apprivoisé mon dessin, parce que j'étais gaucher et pendant longtemps j'ai cru ne pas savoir dessiner mais quand je regarde les dessins que je faisais, j'ai un peu de regrets. J'aime leur côté combattant. Plus j'avance dans le temps, plus j'arrive à traduire en deux traits ce que je traduisais en mille traits auparavant.
À quoi pensez-vous quand vous dessinez ?
Très sincèrement, c'est un moment d'élévation. Quand je dessine dans la rue, je ne suis pas trop moi