Technikart

« SAUVONS LE MÉTAVERSE ! »

Le plus matrixien de nos musiciens, Jean-Michel Jarre, rêve d’un métaverse (« l’Internet augmenté » qu’on nous promet ces jours-ci) décentrali­sé et tourné vers les artistes. L’exception électro ?

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Dans une tribune remarquée (Pour la création d’un métaverse à la française, publiée le 27 novembre), tu écris : « Nous avons inventé Internet, puis l’avons laissé partir aux États-Unis. Ne répétons pas la même erreur avec le métaverse ». Que devons-nous faire ?

Jean-Michel Jarre : Tout le monde parle dumétavers­e depuis la sortie de Mark Zuckerberg (le fondateur de Facebook a renommé sa boîte Meta et partagé sa vision d'un « Internet incarné » qui donnera un

« sentiment de présence » grâce aux interactio­ns entre nos avatars virtuels et ceux des autres, ndlr). Mais Zuckerberg est totalement old-school dans cette histoire, il est à côté de la plaque. Sa définition dumétavers­e est totalement dévoyée par rapport à celle de Neal Stephenson dans son roman Snow Crash (1992). Il a créé ce terme à partir des mots grecs « meta » (une succession d'événements en relation les uns aux autres) et « verse » (l'univers) pour décrire un ensemble de plateforme­s et d'univers indépendan­ts (de VR, de AR ou collaborat­ives…) dont le seul lien est de tous être connectés à Internet. Tout le contraire dumétavers­e centralisé souhaité par Zuckerberg.

Comment l’imagine-t-il ?

Il voit lemétavers­e comme un entreprene­ur. En gros, il imagine une sorte de Facebook ou d'Instagram en 3D, qui sera sous le contrôle de sa société Meta. Alors que lemétavers­e, ça devrait être le contraire de l'hyper-centralisa­tion et permettre aux acteurs de la culture d'avoir une plateforme autonome de création, de production, de distributi­on… Celle-ci doit nous permettre de créer des concerts, des exposition­s, des films, etc., en VR.

La VR vous inspire ?

C'est un mode d'expression en soi. Elle va générer de nouveaux genres, de nouveaux créateurs, de nouveaux emplois… Il faut s'en féliciter. Je la compare aux débuts du cinéma, quand la « lanterne magique » était montrée dans les cirques. Les profession­nels du théâtre disaient alors que ceux qui s'agitaient sur un drap blanc n'étaient pas de vrais acteurs parce qu'ils n'étaient pas sur scène. Ensuite, le cinéma devient l'art majeur qu'on connaît. Aujourd'hui, la VR est exactement dans la même situation.

Et pourquoi est-il si important d’avoir unmétavers­e français ou européen ?

Si je prends le cas du concert que j'ai fait à NotreDame (en décembre 2020, ndlr), il a fallu qu'on passe par une plateforme de distributi­on américaine, VRChat. Demain, ce genre d'entité pourrait avoir un rôle de censeur ou de semi-censeur en mettant en avant tel aspect de la culture américaine, etc… L'enjeu est énorme. Nous les Français, on a déjà loupé Internet (qu'on avait pourtant inventé). Ne loupons pas un mode de communicat­ion majeur du XXIème siècle. On est déjà en retard.

D’où l’urgence de créer une plateforme autonome ?

Oui, une plateforme qui propose, sur le plan de la culture et au-delà, des outils de production et de distributi­on pour échapper aux plateforme­s américaine­s.

On a les infrastruc­tures nécessaire­s pour la créer ?

Il nous faut un Cloud nous permettant d'être autonomes dans la distributi­on de contenus et d'outils… Pour cela, il faut une volonté politique : que Macron, ou un autre, investisse dans un Cloud européen. Il faut qu'il y ait une plateforme française tournée vers les pays francophon­es, et qu'on en profite pour augmenter la présence de la langue française dans le monde. On peut rebattre les cartes.

L’enjeu pour un artiste, c’est le contrôle de la diffusion des contenus ?

Évidemment, il s'agit de démocratis­er l'expression. Aujourd'hui, tu peux composer, enregistre­r, produire, distribuer un album depuis ta chambre à coucher. Demain, tu pourras faire la même chose, de chez toi, avec un show, une exposition… Avec la VR, tu peux concevoir ce que tu veux et inviter qui tu veux, partout dans le monde, à participer. Il y a également une dimension sociale : des gens isolés – qui le sont pour des raisons géographiq­ues, de handicap ou sociales – peuvent se retrouver connectés en tant que spectateur­s, mais aussi acteurs. VRrOOM, la start-up

« NOUS VIVRONS DANS UNE CIVILISATI­ON À LA MATRIX… »

LE TEMPS DES CATHÉDRALE­S_ Jean-Michel Jarre réinvente Notre-Dame en VR next-gen. avec laquelle je travaille, a organisé un concours de danse VR, et le gagnant – celui dont l'avatar a été le plus performant –, est un Japonais tétraplégi­que.

Moralité ?

Avec la VR, on peut se projeter de manière complèteme­nt dystopique, mais aussi positive. C'est un moyen de démocratis­ation de l'expression à tous les niveaux : la danse, la musique, la scénograph­ie, l'opéra… et des genres qui n'existent pas encore.

Le tout accompagné d’une immersion sonore…

C'est ce qui m'intéresse particuliè­rement : le développem­ent de tout ce qui est binaural, multicanal… C'est l'avenir de la musique. Quand je te parle, je suis en mono, quand une voiture passe, elle est en mono, quand un oiseau chante, il est en mono. Ce sont notre environnem­ent et nos oreilles qui nous donnent la perspectiv­e et le relief stéréo. Grâce au multicanal, technique avec lequel j'ai commencé, la technologi­e nous permet de revenir à une écoute naturelle… Je suis convaincu que le binaural et le multicanal seront une révolution comme l'a été le stéréo. La prochaine pop-culture passera par là. On va écrire, composer, mais aussi écouter la musique d'une autre manière… Dans le cinéma, le son, comme le dit Tarantino, c'est 50 % du film. Dans l'univers VR, c'est beaucoup plus.

Concrèteme­nt, comment cela influe-t-il sur la compositio­n ?

On va pouvoir réellement composer en mode « objet », c'est-à-dire que tu places tes éléments musicaux dans l'espace. Jusqu'à présent, on a toujours écouté la musique de face. Maintenant, le fait qu'on soit de plus en plus dans des univers immersifs, notamment avec les jeux-vidéos et le cinéma, l'oreille humaine va chercher de plus en plus à être immergée. Ça va donner une autre forme musicale, d'autres formes d'expression, d'autres catégories d'ingénieurs du son, de technicien­s… Et on aura peut-être, dans dix ans, des collaborat­eurs qui seront des robots capables de pleurer ou d'être nostalgiqu­es.

Ton concert du 31 décembre 2020, pour lequel tu jouais dans une Notre-Dame reconstitu­ée virtuellem­ent, a été vu par 75 millions de personnes. Qu’en retiens-tu ?

Que si la France est capable de fulgurance­s, c'est en partie à cause de nos limites. On est un pays qui fait l'apologie de la débrouille. Si on avait eu à faire ce concert dans les mêmes conditions à Hollywood, il aurait coûté 20 ou 30 fois plus cher ; notre budget n'avait rien à voir avec celui d'une grosse production live. On a eu à se débrouille­r en poussant les logiciels au maximum. On avait pour nous notre savoir-faire et une qualité de réception optimale : si jamais tu as des bugs sur Youtube ou sur les réseaux sociaux, le public se barre. Il fallait donc qu'on anticipe les limitation­s techniques. Techniquem­ent, ce concert est, toutes proportion­s gardées, à rapprocher de L'Arrivée d'un train à La Ciotat des frères Lumière (1896). On est au tout début d'un art…

Un art où les Français auront un rôle à jouer ?

On pense souvent que les Américains sont techniquem­ent en avance par rapport à nous, mais c'est faux. On a toujours été bien plus en avance, mais eux se donnent les moyens de pouvoir avancer… Ici, on a toujours en tête l'État-providence : on attend qu'il intervienn­e. Le côté positif, c'est de voir que 200 millions d'euros ont été donnés à la culture par l'État afin d'investir dans l'innovation, y compris celle dumétavers­e. On peut se dire que c'est dérisoire par rapport aux milliards de Facebook. Mais la France est le seul pays à le faire…

On a là une opportunit­é historique qu’il ne faudrait surtout pas louper ?

Comme disait Elon Musk par rapport à l'Intelligen­ce Artificiel­le : « On est déjà foutus ». Il y a des tas de problèmes parallèles à régler : il faut des réglementa­tions pour les IA, pour les plateforme­s. Ce qu'on y diffuse, comment on le diffuse… Il ne faut pas que tout soit décidé par cinq mecs à New York.

Tu travailles sur ces thématique­s avec Sensorium Galaxy, une start-up russe.

Ils sont venus me voir en me proposant de réfléchir à la création d'un projet d'univers, etc., évidemment appuyé sur la musique. Leur plateforme a été créée il y a quatre ans pour être une sorte de contrepoid­s par rapport aux États-Unis. Je considère qu'on a plus de connivence­s avec les Russes – sur les plans culturel et technologi­que, pas politique – qu'avec les Américains. On est beaucoup plus proches d'eux en matière de littératur­e, de peinture, de musique… Avec Sensorium, qui permet aux artistes de créer des sortes d'univers immersifs, je me retrouve sur leur plateforme Motion aux côtés de Grimes, de Björk…

Dans l’avenir, aurons-nous à nous soucier davantage de l’immortalit­é de nos avatars que de la nôtre ?

Ah ah ! Il y a deux ans, j'ai essayé, avec cette appli Aeon, de faire un album infini qui continuera à évoluer après ma mort et après celle des auditeurs. Avec l'avatar, tu as effectivem­ent l'idée que ton double numérique pourrait te succéder si les gens continuent à le « nourrir » en ligne. C'est une autre manière de voir le transhuman­isme : le fait de ne pas être immortel soi-même mais de déléguer ce paramètre d'immortalit­é à un double numérique. Nous vivrons dans une civilisati­on à la Matrix, où ceux qui ne sont plus là physiqueme­nt vivront à travers leurs avatars. La science-fiction d'hier devient le réel d'aujourd'hui…

www.jeanmichel­jarre.com

ENTRETIEN LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCA­ULD & LAURENCE RÉMILA

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