LE GÉNIE DE SA FAMILLE
Il y a un malentendu avec Constance Debré : on voudrait en faire une icône woke’n’roll. En vérité, elle est élitiste et spirituelle, pas rock, nihiliste et démago. Et si le vilain petit canard de la plus grande famille du gaullisme était surtout l’héritière de la meilleure littérature, de Proust à Bernhard ?
Plutôt qu’à la sempiternelle tarte à la crème de Gide (« Familles, je vous hais ! ») c'est à une phrase définitive de Philip Roth que nous a fait penser le nouveau Constance Debré : « Quand un écrivain naît dans une famille, cette famille est foutue ».
De la dynastie Debré il ne reste plus grand-chose à la fin de Nom,
le dernier livre de sa descendante la plus indocile – mais aussi la plus douée. Quand cette tête brûlée décide de se prendre pour Thomas Bernhard, ancêtres et tontons passent un mauvais quart d'heure. L'histoire est connue mais, pour ceux qui auraient raté les épisodes précédents, faisons un petit rappel généalogique. Fils du grand médecin Robert Debré, Michel Debré était l'un des cinq barons du gaullisme et l'auteur de la Constitution de la Ve République dont il fut premier ministre avant d'obtenir d'autres maroquins quasi aussi courus (Finances, Affaires étrangères, Défense). Cet emploi du temps de ministre (au sens strict) ne l'a pas empêché d'avoir quatre fils, dont les fameux Bernard et JeanLouis, mais aussi François, le fêlé de la fratrie. Reporter prometteur, prix Albert-Londres à 35 ans, il a sombré dans l'opium, puis l'héroïne, puis l'alcool à bas prix – le reste a suivi : sa carrière est partie en vrille et il a fini dans la dèche. Il a laissé deux filles dont Constance, qui nous intéresse ici, née en 1970.
Avec un tel pedigree, tout la prédisposait au cursus honorum
classique des élites parisiennes des deux rives. De fait Constance Debré a longtemps montré patte blanche : scolarité à Henri-IV auprès des meilleurs élèves de la capitale (mais aussi de cancres bien nés), études de droit, diplôme à l'ESSEC et barreau de Paris.
Elle est au passage deuxième secrétaire de la Conférence. Mariée, mère d'un fils, elle mène paisiblement sa barque d'avocate pénaliste. Sauf que tout le monde ne peut pas être aussi sage que François Sureau. La quarantaine passée elle plaque tout, boulot et époux, vire sa cuti et devient écrivain. Les cheveux de plus en plus courts, tatouée, elle publie coup sur coup Play Boy (2018) et Love Me Tender (2020). Si ces deux livres sont des succès, ils enferment Constance Debré dans un personnage réducteur. Parce qu'elle est lesbienne, elle se retrouve égérie d'une certaine gauche morale (celle des Inrocks et de la matinale de France Inter). Or, elle n'est ni une militante politique, ni une pleurnicheuse professionnelle à la Édouard Louis. Plus ambiguë, inclassable, elle échappe aux clivages traditionnels. Le fracassant Nom, qui rappelle plus Paul Léautaud qu'Assa Traoré, méritait qu'on lui rende justice.
Pour discuter de son cas, Constance Debré nous a donné rendez-vous dans un troquet de l'avenue Trudaine qui fait face au collège Jacques-Decour. Ce décor lui va bien : grande, longiligne, elle a gardé une silhouette de lycéenne – peu portée sur la nourriture, elle ne ressemble pas à ces hippopotames de SaintGermain-des-Prés qui passent leur vie à table. Ayant une grosse demi-heure de retard elle ne sait pas où se mettre, s'excuse en rougissant, nous vouvoie. Ses bonnes manières nous frappent d'emblée, autant que son accent aristo. Chassez le naturel, il revient au galop : lectrice obsessionnelle de Proust, elle est restée marquée par son enfance dans le gratin – on dirait une duchesse de Guermantes au crâne rasé.
Plus personne ne s'en souvient, mais Constance Debré s'était essayée une première fois à l'écriture en publiant le roman Un peu là beaucoup ailleurs (2004) et l'essai Manuel pratique de l'idéal (Abécédaire de survie) (2007). Son éditeur était… le Rocher. Déconcertant, quand on en connaît la ligne plutôt droitière. Quel rapport entretient-elle avec cette préhistoire littéraire ? « Il n'y a pas deux vies, il n'y en a qu'une. Il n'y a pas de faux gestes et puis des vrais. Être vivant, c'est être responsable, responsable de tout ce qu'on a fait, de tout ce qu'on a été. Néanmoins cette idée de responsabilité nous oblige, je crois, à progresser dans le sens de nos gestes, c'est ce que j'essaye de faire, et si les deux livres que j'ai publiés quand j'étais jeune existent, ils n'ont pour moi pas grande importance, ce sont des tentatives lointaines d'un moi qui voulait être écrivain mais ne pouvait pas encore l'être vraiment. Je ne suis écrivain, vraiment et totalement, que depuis Play Boy. C'est très clair pour moi. C'est la seule chose importante, ce travail, la seule chose vraiment importante de mon existence. »
BACH ET LE POST-PUNK
La réception de ces textes étant nulle, inexistante, Constance Debré trace sa route en tant qu'avocate pénaliste, un métier sur lequel elle a des pages très critiques dans Nom, propos qu'elle nuance face à nous : « J'ai aimé être avocate, j'ai aimé défendre, j'ai aimé être aux côtés de ceux que l'État accuse et que la société méprise, j'ai aimé rappeler aux juges qu'ils devaient préférer le juste à l'ordre, plaider pour la liberté et la défendre même quand elle n'est pas aimable. C'est un métier qui a été fondamental dans ma construction et me constitue encore maintenant très profondément dans mon rapport au monde. La dureté de ce métier vient de l'expérience qui vient vite de sa vanité, du sentiment de l'instrumentalisation du rôle de l'avocat dans un système judiciaire qui, au fond, se fout pas mal des principes et des individus qui s'y trouvent confrontés. Finalement, on ne sert pas à grand-chose, on est un élément du système, qui n'est rien d'autre qu'une violence de classe, qu'on justifie malgré soi. C'est assez répugnant. L'écrivain que je suis devenue doit sans doute beaucoup au barreau et à la Conférence, qui m'a donné envie de dire plus et de parler plus largement, en mon nom et pas seulement au nom de ceux que je défendais, à m'adresser à d'autres qu'à des juges, à m'adresser à ceux qui savent qu'on est victime et coupable tout ensemble. Je ne crois pas à un art oratoire fait de grandes phrases détachées de toute réalité. J'écris comme je plaidais, avec des mots clairs et des phrases simples, avec ce que je pense, avec ce que je crois, avec ce que je suis. Les juges sont assis, les avocats plaident debout, ils ont un corps, et j'écris pareil, avec mon corps, pas seulement ma tête. »
On pourrait lui rétorquer que dans Nom elle se fait volontiers procureur et condamne la famille Debré, leurs racines juives refoulées au profit d'une vision fantasmée de la France, ses oncles Bernard et Jean-Louis qui se battaient pour être le fils préféré, son grand-père Michel qui en prend pour son grade. Sa principale qualité semble d'avoir habité au numéro 20 de la rue Jacob, dans l'ancien hôtel particulier de Natalie Barney – une maison où passèrent jadis James Joyce et Proust. Goûtant peu « les petits enculages de mouches » d'un Roland Barthes, Constance Debré dégomme à tour de bras en adoptant un style frontal revendiqué : « J'essaie d'écrire le plus directement possible dans une langue qui est la mienne. On peut avoir lu Proust et écrire comme on parle au café. Je crois que chaque écrivain doit trouver une langue de son temps, que sa beauté vient de quelque chose qui se rattache au monde dans lequel on vit. Les phrases alambiquées sont une facilité qui cachent souvent une faiblesse de pensée, ce n'est pas ça le style, ce qui est beau est le contraire du joli. »
Cette radicalité n'est pas sans tendresse. Nom est aussi un tombeau du père, qui fait penser à In Memoriam de Léautaud. Constance Debré a des pages superbes sur la déchéance de ses parents, et sur ce père émouvant auquel elle emprunte de nombreux traits : « Je ne crois pas à l'héritage mais oui je me sens assez proche de lui pour plein de raisons. Il était peu impressionné par notre nom. Il se foutait pas mal de notre histoire familiale. Y trouver des choses intéressantes ne l 'empêchait pas d 'en voir le côté caricatural, faux, ridicule. Il était indépendant d'esprit et a toujours suivi sa propre loi. Le monde qui l'intéressait n'était pas celui de ses parents ou de ses frères. Il a été rattrapé par sa toxicomanie qui l'a empêché de poursuivre sa carrière. Je crois qu'il le regrettait. Mais, aussi douloureux que ce fut pour lui, c'est de mon point de vue un destin respectable. »
Sensible sous son apparente fermeté, Constance Debré n'est pas ce personnage médiatique que certains voudraient voir en
punkette caricaturale : « Le punk est quelque chose qui n'est pas français mais profondément anglais, qui date de plus de quarante ans et qui n'existe plus. Donc je ne vois pas très bien comment ni pourquoi je pourrais m'autoproclamer punk. Ça n'aurait aucun sens et ce serait parfaitement grotesque. Je suis de mon temps, j'aime Homère, Proust, les jeans, Bach, le rap, le post-punk, mais fondamentalement ce sont les livres plus que la musique qui m'importent et qui me font penser. Ce n'est pas parce que j'ai deux tatouages et que je porte un blouson en jean que je suis obsédée par Henry Rollins, ce n'est pas parce que j'aime Conrad ou Dostoïevski que je devrais m'habiller en tweed. Si dans mon livre je parle de Bach, c'est parce que c'est ma réalité, c'est ça que j'écoute. Bach est d'ailleurs bien plus moderne qu'on ne pense, c'est droit, carré, il y a chez lui des choses qui sont proches du rap. Mozart m'emmerde autant que la folk, les deux sont beaucoup trop narratifs. Mais de toute façon je préfère le silence, j'écoute de moins en moins de musique, et je trouve que les références musicales soi-disant modernes dès qu'on parle d'un écrivain soi-disant moderne c'est complètement con. La littérature n'a pas à se justifier par autre chose qu'elle-même, elle est beaucoup plus importante que les autres formes artistiques. »
Les repères se brouillent… Pour les besoins de cette interview on passera plus de deux heures avec Constance Debré : elle ne boira qu'un café serré, ne touchera même pas à son verre d'eau. Après avoir tout jeté, tout quitté, tout bazardé, elle mène aujourd'hui une vie ascétique et disciplinée. Elle a très peu d'affaires, passe d'une chambre de bonne aux appartements que lui prêtent ses amis, va à la piscine, lit et écrit. Dans son livre elle se compare à « un soldat ». Sa maigreur et son dépouillement ne rappellentt-ils pas plutôt un franciscain, voire un chartreux ? Elle sourit : « Complètement, vous avez raison… Au fond je suis plus proche du moine que du soldat. » Ce n'est pas par goût du paradoxe mais, au risque de défriser les bigotes de la Manif pour tous, il faut reconnaître à notre fausse punk de vrais penchants mystiques : « J'ai beaucoup lu saint Augustin. J'aime dans la religion la recherche d'une vie juste. Cette idée qu'il faut se tenir à l'écart des vanités du monde. Je n'ai pas de grand rapport à Dieu, mais j'ai été marquée très jeune par Pascal, le jansénisme, la Réforme (d'où Bach peut-être). Il y a quelque chose de cet ordre dans mon rapport paradoxal à la matière, qui me répugne et me fascine, la dépossession et le corps glorieux étant un matérialisme à ma façon… »
À PEU PRÈS SOI
Ayant levé le lièvre d'une Constance Debré pascalienne, autrement dit incompatible avec la gauche caviar qui lui tresse des lauriers, qu'on ne compte pas sur nous pour s'arrêter en si bon chemin. En dézinguant la bourgeoisie gaulliste elle s'est attirée les faveurs des restes de la gauche mitterrandienne. Mais cette
« J’ÉCRIS COMME JE PLAIDAIS, AVEC DES MOTS CLAIRS ET DES PHRASES SIMPLES. »
dernière n'est-elle pas aussi idiote que la première ? « Ce qui est bête c'est la bourgeoisie, de droite ou de gauche, peu importe. Il y a une bêtise de droite comme il y a une bêtise de gauche. L'une ne vaut sans doute pas mieux que l'autre. J'ai connu la première par ma famille, la seconde au lycée. J'étais à Henri-IV sous Mitterrand, tout le monde était socialiste, les enfants de ministres en Weston et Touche pas à mon pote n'étaient pas moins péremptoires que les copains de mes cousins des écoles privées qui allaient dans des rallyes. Tout ça était répugnant. Ça ne s'est pas tellement arrangé je crois. Je suis incapable de participer à une manifestation et je ne vote pas (et puis quoi encore ?). En revanche j'ai passé des années à aller voir mes clients en prison le samedi à Fleury ou à Fresnes et à les défendre à la commission d'office. Dans Nom j'écris en grande partie à partir du dégoût que me fait éprouver le monde. Ma famille pas plus, pas moins que le reste. Je fais ce que j'ai à faire. Je ne suis d'aucun camp. Je suis quelqu'un de solitaire. Que mes tatouages, mes cheveux courts ou mon homosexualité puisse être interprétés comme des signes d'appartenance à je ne sais quel camp est totalement stupide. » Cette récupération par la gauche bébête n'est-elle pas un problème ? Est-ce que ça ne la coupe pas de lecteurs potentiels ? « Je ne sais pas… Je ne suis pas dans un truc de calcul. De toute façon, à partir du moment où on quitte un malentendu, on tombe dans un autre malentendu. Il y a un endroit où on est à peu près soi : c'est quand on écrit. Après, pour ouvrir mes livres, peut-être faut-il passer par de bonnes ou de mauvaises raisons. Je n'en sais rien, ça ne m'appartient pas. »
LESBIENNE MONACALE
Dans les mauvaises raisons, il y a son apparence. En s'inventant comme écrivain, Constance Debré s'est aussi forgé un look, ce que tout le monde ne fait pas – Jean-Marie Rouart, par exemple, est moins photogénique. Faut-il y accorder de l'importance ? « Bien sûr, beaucoup d'écrivains ont du style. Ça ne peut pas être artificiel, ça va avec une construction plus profonde de soi. Burroughs avait un look incroyable. Léautaud aussi était exceptionnel dans le genre prince clochard. Et Beckett. Quand on essaie de dire ce qu'on pense, la gueule et la dégaine finissent par arriver, par remonter à la surface. Il y a une cohérence. J'aime l'élégance chez les écrivains et les autres, mais dans une phrase ou dans une façon de s'habiller, l'élégance c'est moral ce n'est pas faire joli, faire joli c'est toujours con. » Elle raconte dans son livre que son père a vécu un temps à l'hôtel La Louisiane. Quand elle lui rendait visite, y croisait-elle son plus célèbre pensionnaire, Albert Cossery ? « Lui, je ne l'ai jamais lu. Je me souviens que je l'apercevais dans le VIe, il y a vingt ou trente ans. Je n'ai jamais eu envie de le lire, peut-être précisément parce qu'il était trop élégant, presque déguisé, que j'ai beaucoup de mal à croire qu'un type qui se déguise en écrivain élégant soit vraiment l'un ou l'autre. »
Une telle anomalie était-elle née pour vivre à l'époque victimaire du néo-féminisme vindicatif ? Dans son livre, Constance Debré écrit de sa mère : « Maintenant, quand je pense à elle, je me dis qu'elle était folle. C'est depuis quelques années que je pense ça. Depuis que je sors avec des femmes. Depuis que j'ai compris que c'était fou à lier une femme. » On lui signale ce passage, elle rigole de bon coeur, s'accorde à dire que ça ne plaira pas à tout le monde – Sandrine Rousseau et autres Verdurin verts en feraient un malaise. Par son détachement, c'est-à-dire sa profondeur, notre lesbienne monacale ne se rattache-t-elle à ses racines nobiliaires maternelles ? Retrouvant sa voix Guermantes, elle ne nous contredit pas : « Il y a un mépris de l'aristocratie pour la bourgeoisie qui est ridicule parce que cette croyance en une pseudo supériorité ne veut plus rien dire. Ceci dit, oui, la bourgeoisie est ridicule, et il suffit de lire Flaubert pour le comprendre – l'importance de l'argent, du qu'en-dira-t-on… Il y a aussi un ridicule de l'aristocratie, qu'on voit bien dans Proust par exemple. Chez les aristos, il y a un truc bien à attraper dans le magma des phrases qu'on entend enfant. Dans leur rapport au monde, il y a une forme de désinvolture, un côté on n'en a rien à foutre. Ça a son charme. Il n'y avait pas ça chez les Debré, on manquait cruellement de second degré… »
De l'humour, elle en a, comme tout dandy. Que la droite éclairée ait abandonné un tel écrivain à la gauche prouve qu'elle ne sait plus lire (voire qu'elle n'existe plus). Elle aurait fait fureur chez Marie-Laure de Noailles dans l'entre-deux-guerres. Ce qui pourrait la perdre, aujourd'hui, c'est de devenir une Narcisse noyée dans Instagram, de s'enivrer du couple qu'elle forme avec la très chic stylise Camille Bidault-Waddington (par ailleurs ex-femme de Jarvis Cocker), de croire au prétendu « génie lesbien » cher à Alice Coffin, de se perdre dans un cool éphémère entre deux mannequins androgynes shootés par Hedi Slimane. Ce n'est pas son orientation sexuelle qui donne son talent à Constance Debré, mais sa pensée élitiste et singulière, et l'écriture sèche (parfois tordante) qui va avec. N'en déplaise à France Inter, son jansénisme la sauvera. Rappelons que Guillaume Dustan, qu'elle aime tant, avait choisi son pseudonyme en hommage à un archevêque bénédictin du Xème siècle. Son héritière Debré, elle aussi, est du bois dont on fait les chapelets, aussi farfelus et inattendus soient-ils. Sainte Constance, priez pour nous ?
Nom (Flammarion, 176 pages, 19 €)
« QUAND JE PENSE À MA MÈRE, JE ME DIS QU'ELLE ÉTAIT FOLLE. C'EST FOU À LIER, UNE FEMME. »