« CHANGER LE MONDE. EN TOUT CAS UN PEU… »
Pilier du Technikart des débuts, le philosophe et journaliste Philippe Nassif s'est éteint à 50 ans. Son camarade et ami Jacques Braunstein se souvient de lui.
Un soir d’octobre 1995, quelques jours après la sortie du premier numéro de Technikart en kiosque, Philippe Nassif et Charles Pépin ont débarqué dans notre bureau de la rue de Charonne avec la naïveté de leurs 20 ans, leurs cheveux longs et leurs Vans trouées. Ils avaient écrit une série de textes étranges sur le cinéma. Je me souviens du titre d’un d’entre eux : « Comment le coup de pied retourné de Bruce Lee illustre le concept de l’éternel retour chez Nietzsche. » C’était à peu près impubliable… On les a donc publiés.
Charles, le moins timide des deux, m’expliquait que Philippe voulait devenir journaliste. Lui, répondait d’un sourire, me fixant de ses grands yeux verts aussi bienveillants qu’insondables. On est ensuite allés boire un coup à la Pause Café, notre deuxième bureau, et Philippe, que quelques bières avaient rendu moins mutique, m’a invité à son anniversaire le lendemain. « J’en profiterai pour infliger à mes amis quelques morceaux à la guitare », a-t-il ajouté avec cette modestie nonfeinte qui le caractérisait.
EXIGENCE INTELLECTUELLE
Ce n’était que la première d’une série de fêtes auxquelles tout Paris voulait être. Dans cet appartement géant de l’avenue Montaigne à l’ambiance seventies, qui avait été le show room de son père décorateur, se croisaient écrivains en herbe et DJ, rédactrices de mode et musiciens. La dernière de ces fêtes, en
2002, attira plus de mille personnes jouant des coudes pour emprunter l’escalier haussmannien… Philippe n’avait même pas pu sortir son instrument, il y avait trop de monde.
Chaque mois, dans Technikart, il écrivait un nouveau chapitre des aventures de Jean-No, « la fashion victime la plus sympathique de France »*, qui était devenu le journal intime hilarant de nos vies de branchées fin de siècle. Après un Festival de Cannes davantage sous le signe de la fête, encore, que du cinéma d’auteur slovène, il avait décidé de se consacrer aux essais et à la philosophie. Capable de trouver chez Michel Maffesoli, Peter Sloterdijk ou Alain Badiou un concept qui éclairait les Daft Punk, Madonna ou Fight Club. Faisant au passage monter de plusieurs crans l’exigence intellectuelle de ce magazine. Avant lui, on voulait raconter l’époque, avec lui, on a voulu « changer le monde. En tout cas un peu. Et c’est déjà beaucoup », comme me l’a écrit Sylvia Jorif, rédactrice en chef à Vogue.
Ceux qui participaient à nos conférences de rédaction se souviennent des joutes oratoires entre Philippe et Patrick Williams. Mieux valait avoir une argumentation solide pour défendre son idée de papier si on n’était pas d’accord avec eux. Mais, à peine la réunion terminée, Philippe avait une attention aux autres, une gentillesse, qui faisait qu’on ne pouvait pas lui en vouloir de sa véhémence.
Il écrivait toute la nuit, consacrait plusieurs heures à trouver la bonne phrase d’attaque, la meilleure formulation pour une relance, puis débarquait à la rédaction en milieu d’après-midi… Et quand il n’arrivait pas, je finissais par passer chez lui récupérer son texte, passionnant mais trop long, auquel il ne manquait que quelques mots et quelques coupes. Un souci d’excellence qu’on retrouve notamment dans La Lutte initiale (Denoël, 2011). Un gros livre orange qui avait l’ambition de donner les clés pour « quitter l’empire du nihilisme » et apprendre à marcher debout vers l’avenir.
Je pourrais aussi parler de ses doutes de garçon sensible et tourmenté, de nos autres aventures professionnelles, excitantes d’abord, puis décevantes souvent, destin commun dans cette profession sinistrée.
Mais il ne faut pas penser aux gens qui ont mis fin à leurs jours du point de vue de comment ils sont morts, mais du point de vue de comment ils ont vécus, de qui ils étaient, comme l’expliquait Amos Oz à propos de sa mère dans Une histoire d’amour et de ténèbres. Je préfère donc me rappeler de Philippe, debout sur la table de sa cuisine, la guitare à la main, reprenant « Quand j’étais chanteur » de Michel Delpech, avec un mélange de distance amusée et de jubilation sincère que je n’ai connu chez personne d’autre.
*Bienvenue dans un monde inutile (Denoël, 2002)