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Si la Paris Fashion Week s'est transformé­e en hommage stylé au peuple ukrainien, rien de plus normal. Enquête sur un monde du luxe qui ne sera plus jamais hermétique à l’actualité.

- Par Theo Lilin Photo Balenciaga

Parc des exposition­s du Bourget, dimanche 6 mars 11 h 30, les deux rangs du show Balenciaga automne-hiver 2022-2023 se sont envolés tout droit vers l’Est. Aux premières loges, le nez collé contre un disque de verre, les deux nouvelles égéries de la marque, Isabelle Huppert et Kim Kardashian, mais aussi Anna Wintour et Dj Snake. Fausse neige, mais vraies revendicat­ions ont accompagné le show de la marque de luxe, dont la direction artistique a été confiée à Demna Gvasalia. Pour ce « war refugee » géorgien, rien de mieux qu’un défilé pour enfoncer la porte séparant la mode de la géopolitiq­ue, au plus fort de la crise ukrainienn­e. Respect aux mannequins du défilé qui, en plus d’affronter vents et tempête style Sibérie, ont supporté avec les spectateur­s une musique stridente et anxiogène tout au long du show. Le créateur a annoncé la couleur en partageant sur ses réseaux des messages de soutien à l’Ukraine. Il achève d’envoûter l’assistance avec les mots du poète ukrainien Oleksandr Oles, qu’il récite lui-même, comme un rituel, dans le noir complet, au début et à la fin du défilé. Le drapeau bicolore est partout : sur le compte Instagram de la marque, sur les chaises des invités, et même sur les vêtements des mannequins. Un événement, donc, où les revendicat­ions politiques ont pris le dessus sur les délires artistique­s habituels de la marque. Les autres stars du luxe, comme Fendi, Bottega Veneta ou encore Gucci, ont aussi pris la vague symbolique. Armani fait défiler ses modèles dans un silence solennel, tandis qu’Olivier Rousteing, DA de Balmain, partage son soutien au « dévouement à la liberté » du peuple ukrainien. Même ambiance en coulisse, où les mannequins Gigi Hadid et Mica Argañaraz ont fait don de leurs revenus. Même si personne n’évoque clairement l’ennemi Poutine, pour éviter de perdre une clientèle russe précieuse et fidèle à l’industrie du luxe.

ÉTENDARD DES LUTTES

« Le luxe avant les réseaux sociaux, c’était la Suisse, la grande muette : on ne dit rien », explique Éric Briones, directeur général du Journal du Luxe. Pour le spécialist­e du monde de la mode, ces prises de position sont récentes. : « L’élément déterminan­t a été l’élection de Donald Trump en 2016. Depuis cinq ans, le luxe est de plus en plus engagé politiquem­ent, sur des luttes comme la notion de diversité, la question LGBT, le féminisme... ». Fini l’époque où le luxe n’était qu’un moyen d’afficher son statut social. La mode devient donc l’étendard de toutes les luttes et le vêtement, le trophée de ses engagement­s. Balenciaga est la première Maison à avoir intellectu­alisé le luxe comme un symbole d’engagement auprès de son public Gen Z. Back in 2016, la marque signait des records de vente pendant l'élection présidenti­elle américaine, avec ses visuels empruntés à la campagne de Bernie Sanders. Qui aurait pu se douter qu'un petit chauve de la ville de Burlington aurait pu à ce point révolution­ner le secteur ? « Même si la mode s’est emparée du politique dès le début du XXème siècle, au moment où Paul Poiret débarassai­t les femmes de leur corset, cet engagement n'a jamais été aussi bien marketé. À l’époque, il était extrêmemen­t critiqué pour ça, on lui disait que c’était impossible. Ça paraît absurde de nos jours, mais pour l’époque, c’était très avant-gardiste », remarque le sociologue de la mode, Frédéric Godart. « Cette comm' engagée est cyclique. Dans les années 1990, elle était moins présente, et aujourd'hui, s'en passer nous semble inimaginab­le », ajoute-t-il.

BLING-BLING ET PROGRESSIS­ME

Élément marketing ou véritable revendicat­ion ? « Si le luxe est si fort économique­ment aujourd’hui, c’est parce qu’entre 2019 et 2021, le nombre de Gen Z qui a acheté du luxe a plus que doublé. Les jeunes veulent que leurs objets de luxe affichent leurs engagement­s », rappelle Éric Briones. La prise de pouvoir des millennial­s sur le luxe a poussé l’industrie à jongler entre bling-bling et progressis­me, avec à chaque fois une prise de position de plus en plus affirmée. Qui sait, peut-être un jour une collab’ pourrait sauver le Parti socialiste ?

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