PARCE QU’IL EST TEMPS DE DIRE NON
À l'occasion des 40 ans des éditions Allia, la providentielle maison réédite le peintre Paul-Émile Borduas, dont la prose poétique et engagée sont d’une actualité troublante.
REFUS GLOBAL
PAUL-ÉMILE BORDUAS (Allia, 64 pages, 6,50 €)
L’heure est grave, et cette fois-ci, la formule « nous sommes
en guerre » prend un sens on ne peut plus tragique, de façon à la fois brutale et imprévisible. Dans un contexte similaire, le peintre et sculpteur québécois Paul-Émile Borduas avait écrit son pamphlet Refus Global, en 1948, au début de la Guerre froide... épisode 1. Pour être tout à fait honnête, ça ne fait pas de mal de s’y replonger aujourd’hui, dans une nouvelle édition publiée chez Allia, début février. Dans un long poème en prose aux accents debordiens, l’artiste-lanceur-d’alerte formule un appel à l’insurrection, parfois grandiloquent, mais dont le lyrisme, puissant, accompagne les coups de marteau philosophiques : « Supprimez les forces précises de la concurrence des matières premières, (...) toutes sont au terme de la civilisation chrétienne. La prochaine guerrre mondiale en verra l’effondrement dans la suppression des possibilités de concurrence internationale. » En lisant ça maintenant, avouons que ça donne froid dans le dos !
LE NON COMME MÉTHODE POLITIQUE
La force principale du texte, c’est d’abord sa forme. Car Borduas, en utilisant les négations successives qui sont autant de maillons de son « refus global », nous rappelle utilement deux ou trois choses : « L'exploitation rationnelle » qui « s’étend lentement à toutes les activités sociales » ; ou encore « la régression fatale de la puissance morale collective en puissance strictement individuelle et sentimentale ». Il condamne aussi et surtout l’empire de la raison, et refuse catégoriquement toute idée d’« intention ». Cette vision « anti » du pamphlet résonne avec Bartleby le scribe, la géniale nouvelle d’Herman Melville, qui met en scène un clerc de notaire qui dit non à tout, au point de cesser de travailler, et même de refuser in fine son propre renvoi par son employeur... Souvent associée aux théories de l’anti-pouvoir, l’approche du non comme méthode politique permet de ne pas affronter l’ennemi directement, mais en quelque sorte de le contourner, en adoptant une stratégie de fuite, pour décrédibiliser l’adversaire – en général l’État – ou ses forces agissantes.
TROISIÈME GUERRE MONDIALE
Ici, Borduas va plus loin avec une tentative d’anticipation du monde à venir qui, bien qu’assez générale, réussit à nous mettre un coup de pied au cul, plus de soixante-dix ans après sa parution clandestine – le texte, publié secrètement, n’avait à l’origine été tiré qu’à quatre-cents exemplaires, au Québec. Jugez plutôt : « Les deux dernières guerres furent nécessaires à la réalisation de
cet état absurde. L’épouvante de la troisième sera décisive. » Le livre m’est littéralement tombé des mains. Mais le lyrisme a aussi des faiblesses : le texte pèche par le caractère vague de ses
« recommandations ». En même temps, ce n’est pas un rapport destiné à être remis à un gouvernement, mais bon... Quoi qu’il en soit, si l’on ne peut que se ranger derrière le « refus de se taire » et le « refus de servir », on se demande ce qu’on peut faire de l’appel, certes hautement louable : « Place à la magie ! Place aux mystères
objectifs ! ». Bon, si, je garde « Place à l’amour ! », quand même, mais c’est pour le plaisir.
Qu’importe l’imprécision, puisque l’analyse de fond, radicale, ne pourrait sonner plus juste en nos temps disloqués : « L’heure H du sacrifice total nous frôle ».