ANATOMIE D’UN CINÉPHILE
L’éditeur indépendant français Rimini publie, en DVD, les conversations du réalisateur iranien Amir Naderi, avec le cinéaste américain Arthur Penn. Une captivante odyssée de six heures sur le cinéma, le journalisme et l’Amérique.
MISE EN SCÈNE WITH ARTHUR PENN (UNE CONVERSATION) AMIR NADERI (RIMINI EDITIONS)
Qu’est-ce qu’un cinéphile ? C’est comme l’Amérique, ça n’existe plus.
Ça ne veut pas dire que c’était mieux avant, juste que le monde est passé à autre chose : à Netflix, à Amazon, au flux ininterrompu d’images, accessible partout et sans délai. Louis Skorecki et Serge Daney nous avaient prévenus. Du temps où je les côtoyais à Libération, je préférais le premier. Après tout, il s’était fait prendre en photo avec Elvis, aimait Dylan et Sinatra autant que Sirk et Ophüls, alors que le deuxième était le champion du verbiage et avait donné naissance à un genre épouvantable : le critique godardien, à savoir des hommes et des femmes qui, lorsqu’ils interviewent le réalisateur d’Adieu au langage ou écrivent sur lui, surenchérissent d’élucubrations pseudo-philosophiques, au point que le maître en bullshit, lui-même, reste sans voix ; ce que l’on a pu encore constater lors d’un pénible entretien, en 2017, sur Instagram.
À l’origine, je pensais traiter du Messager de Losey. Mais à peine l’avais-je envisagé que j’entendis aussitôt la voix imaginaire de Skorecki m’admonestant, comme naguère rue Béranger : « Quoi, tu vas écrire sur cette horreur avec la musique de Legrand ? ». Je désespérais de trouver quelque chose d’excitant à présenter, quand je suis tombé sur Mise en Scène with Arthur
Penn : six heures d’entretiens en plan fixe ! À l’heure des docus « fastfood », nappés du commentaire d’une pimbêche et emballés dans du graphisme bobo, sur Arte ou ailleurs, voilà qu’un cinglé balance ses vieux rushes et s’imagine qu’on va les regarder sans accélérer avec la télécommande. Cet homme s’appelle Amir Naderi. C’est un cinéaste iranien, il a 75 ans aujourd’hui et, en 2002, il est allé interviewer l’une de ses idoles. C’est aussi vous et moi, quand nous nous retrouvons face à une légende américaine qui a produit une oeuvre mondialement célèbre. En l’occurrence : Bonnie & Clyde, avec Warren Beatty et Faye Dunaway, Little Big Man avec Dustin Hoffman, ou encore La Poursuite impitoyable avec Brando et Redford, sans parler des méconnus, mais cultissimes, Mickey One et Georgia.
NOUS ALLONS TOUS MOURIR
Mise en Scène with Arthur Penn est un document unique sur ce réalisateur, chaînon manquant entre le Hollywood des Studios et le Nouvel Hollywood des années 1970. Il y parle de son frère Irving Penn – l’un des plus illustres photographes de l’Histoire –, des femmes, de la violence, et de la guerre. Mais c’est aussi un documentaire sur ce qu’est un cinéphile, puisque Penn y échange, avec son interlocuteur, sur Ford, Hawks, Hitchcock, Welles, Bergman, Antonioni, Fellini et Kurosawa, qu’il a presque tous rencontrés.
Un cinéphile, c’est un type qui flatte, au risque d’embarrasser, et l’on voit Penn grimacer plus d’une fois d’agacement face à l’invisible Naderi. C’est surtout quelqu’un qui veut être aimé en retour, parle de lui sans vergogne, et ose de folles remontrances à l’encontre de sa divinité qui se laisse prendre au jeu. Après tout, nous allons tous mourir, et ce n’est pas tous les jours que l’on vous répète pendant six heures que vous êtes génial ou que l’on vous laisse vous expliquer pour la postérité. C’est encore moins souvent que l’on tombe sur un film qui est, à la fois, un documentaire sur un cinéaste, sur le cinéma et donc sur l’Amérique, sur la cinéphilie et sur le journalisme culturel. C’est tout à l’honneur de l’éditeur Rimini de nous y donner accès.