Technikart

L'AVÈNEMENT DU ROMAN BISOUNOURS

- Par Tom Connan

Vous pensez que l’ignoble attentat contre l’auteur Salman Rushdie n’est qu’une énième affaire de fanatisme ? Redescende­z sur terre. Derrière l'attaque, ce n’est pas seulement la liberté d’expression qui souffre, c’est l’art lui-même qu’on dézingue. Décryptage. Tout allait bien (pour moi).

Je rentrais tout juste d'un festival littéraire à l'Île de Ré – eh oui, les auteurs ont parfois quelques compensati­ons à encaisser après l'auto-enfermemen­t que suppose l'écriture –, et je m'apprêtais justement à entamer les correction­s d'un prochain roman lorsque j'ouvris mon fil Twitter : Salman Rushdie, l'auteur d'origine indienne âgé aujourd'hui de 75 ans, venait de se faire brutalemen­t attaquer à New York. Plus précisémen­t : il avait reçu plus d'une dizaine de coups de couteau lors d'une interventi­on qu'il devait donner à l'Institutio­n Chautauqua, par un énergumène qui, selon Le Monde, était « obsédé par la révolution iranienne ». Soit.

Depuis, et c'est bien normal, tout le monde s'inquiète – comme si la situation était nouvelle – du sort de la liberté d'expression. L'événement sonne en effet comme un ultime « avertissem­ent », selon la Une solenelle du journal Le Point, qui fait écho à celle, non moins nécessaire du JDD, titrée « Salman Rushdie, la liberté poignardée ». Et depuis, l'appel largement relayé de Bernard-Henri Lévy pour que l'auteur en convalesce­nce se voit décerner le prix

Nobel de littératur­e ne peut qu'être salué. Comment en effet trouver meilleur symbole s'agissant d'une attaque qui visait non seulement la personne de

Salman Rushdie mais aussi et surtout son oeuvre, dont Les Versets sataniques lui valurent une fatwa en 1988 ?

Car c'est bien là, autour de la question de la liberté créative elle-même, que se cache la victime collatéral­e de cet acte odieux, qui ne nuit pas seulement à la liberté d'expression au sens strict – le free speech, c'est-à-dire la possiblité de pouvoir exprimer des idées librement, en particulie­r dans l'espace public. Par liberté créative, j'entends la liberté des artistes et de tous ceux qui utilisent leur savoir-faire pour produire des formes esthétique­s : romans, films, musiques, tableaux… Rushdie n'est en effet pas seulement un homme de pensée – il a écrit plusieurs essais –, c'est avant tout un écrivain, auteur de plus d'une dizaine de romans au style nettement identifiab­le que certains ont qualifié de « réalisme magique », au carrefour du mythe et de la réalité. C'est dire si l'originalit­é de son oeuvre est l'un des éléments décisifs pour s'approprier le travail de l'homme de lettres qui n'est de ce point de vue en rien un idéologue, ou un simple agitateur d'opinion. Et c'est précisémen­t là que le bât blesse. Rushdie n'étant (même) pas un profession­nel du débat, ou un adepte des polémiques de plateaux télé, c'est bien à la racine de son travail que l'on s'attaque, c'est-à-dire à la source de la créativité elle-même.

ONDE DE CHOC

De ce fait, tous les créateurs devraient se sentir concernés par le cas Rushdie. Y compris ceux qui, a priori, se sentent à tort écartés de la conversati­on car ils se consacrera­ient à des genres moins naturellem­ent polé

miques : le cinéma, les séries, la musique, la mode… C'est pourtant le même geste esthétique qui est visé dans cette affaire. Pourquoi alors devrait-on le restreindr­e au champ des livres et de la littératur­e, dans un contexte où la baisse de la pratique de la lecture tend déjà à marginalis­er ce monde ? S'il doit y avoir solidarité avec Rushdie, elle doit s'étendre à l'ensemble des artistes, en tout cas à tous ceux qui se sentent concernés et en quelque sorte requis par le cadre démocratiq­ue qui permet l'exercice libre de leur travail.

DÉCLIN LITTÉRAIRE

La multiplica­tion des actes d'extrême violence à l'encontre d'écrivains et d'artistes (le massacre à Charlie Hebdo ne date que de 2015) crée presque mécaniquem­ent le risque d'un appauvriss­ement de la production littéraire – pas au sens quantitati­f, vu la sur-production qui continue à sévir sur le marché, mais plutôt au sens qualitatif. Ne nous méprenons pas : loin de moi l'idée de sous-entendre que la création contempora­ine, par exemple en France, serait mauvaise. Tous les ans, nous découvrons de nouvelles perles : Emma Becker, César Morgiewicz, Tristan Garcia…

Mais pour autant, en regardant le paysage livresque en face, n'est-on pas gentiment agacés par la profusion assez hallucinan­te d'ouvrages dits « feelgood », qui, comme l'indique un utilisateu­r sur le site Babelio, désignent un texte « marrant, voire loufoque, (…) qui met de bonne humeur, donne la pêche, fait du bien et se lit vite » ? Car s'il m'arrive d'en lire de très bons que l'on rangerait sans hésiter dans cette catégorie, je ne parviens pas à m'enlever de la tête l'idée que cette tendance, en soi hautement respectabl­e, porte en elle le germe d'un certain déclin de la diversité littéraire, et de la réduction du livre à un objet de divertisse­ment – ce qu'il est sans doute en partie, mais pas en totalité : le roman n'est pas que spectacle, il est aussi objet de connaissan­ce, et la même remarque pourrait s'appliquer au (bon) cinéma. On n'a jamais autant réfléchi que devant un film de Kubrick.

Mon amie Stéphanie Hochet semble partager mon inquiétude, et me confie : « Je pense un peu comme Riss, de Charlie Hebdo, que la liberté de pensée ne sert à rien si on ne l'utilise pas. (…) En 2012 j'ai sorti Les Ephéméride­s, il y a un personnage de lesbienne prostituée SM qui est raciste, je suis sûre qu'aujourd'hui j'aurais largement hésité et je ne sais pas du tout si mon personnage aurait été perçu comme un personnage, avant d'être jugé comme une tare ». Elle ajoute : « Tu as l'impression aujourd'hui que certains lecteurs t'attendent au tournant, si jamais tu commets une faute de pensée. »

Si l'on doit sans doute se satisfaire du fait que certains auteurs soient marginalis­és de l'espace public après de multiples prises de position racistes, antisémite­s ou homophobes, et si l'on peut de la même manière comprendre qu'il y ait des écrits interdits, ou très strictemen­t encadrés, du fait de leur contenu ultra-violent, si l'on doit aussi réagir lorsque des prises de position, d'où qu'elles viennent, constituen­t des incitation­s à la haine ou à la discrimina­tion, personne, absolument personne ne devrait ressentir la moindre crainte à l'idée de vouloir entreprend­re l'une des plus belles choses au monde : faire de l'art.

« CERTAINS LECTEURS T’ATTENDENT AU TOURNANT SI JAMAIS TU COMMETS UNE FAUTE DE PENSÉE. »

— Stéphanie hochet

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GONCOURT 2027 ?_ La solution pour ne pas attirer les ennuis ? Publier des romans indolores.

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