Technikart

PLACE À L'OEUVRE LIQUIDE

Beyoncé modifie les paroles de son tube « Heated » au lendemain de sa sortie, Warner annule Batgirl. Deux événements qui remettent en question la notion d’oeuvre d’art et redéfiniss­ent le statut de l’artiste.

- Par Jaques Braunstein

Au coeur de l’été, Beyoncé a modifié le texte du morceau « Heated » sorti quelques jours

plus tôt. Elle en a supprimé le mot « Spaz », insulte peu-usitée qui fait référence à « la diplégie spastique », une forme de paralysie cérébrale infantile. Devant le tollé des associatio­ns de prise en charge de ces malades, la chanteuse Lizzo avait fait de même quelques mois plus tôt. De la liberté d'expression, il n'est même pas question dans les médias américains dès lors qu'un artiste blesse une communauté.

Si jamais vous aviez déjà acheté ce morceau via les plateforme­s, le mot va disparaîtr­e automatiqu­ement de la version que vous possédez. En 1998, Michel Houellebec­q avait été traîné devant les tribunaux par le proprio de L'Espace du possible qui n'aimait pas la manière dont l'écrivain évoquait son camping post-hippie dans Les Particules élémentair­es. Le nom du lieu avait dû être changé dans les éditions suivantes, mais il restait quelques exemplaire­s du premier tirage. Idem avec la première trilogie Star Wars dont certains chanceux possèdent l'édition VHS d'avant que George Lucas y ajoute des effets spéciaux moches (1000 € sur eBay). On pense à 1984 d'Orwell : « Qui contrôle le passé, contrôle le futur. » Mais c'est un peu disproport­ionné. L'Amérique n'a pas effacé des pans entiers de son histoire, sa star numéro un a seulement changé un mot dans un morceau mineur.

Toujours cet été, la sortie de Batgirl, film ayant coûté 90 millions de dollars, a été annulée par Warner. Il ne correspond plus à la stratégie du groupe et lui permet de provisionn­er une perte et donc de payer moins d'impôts. La multinatio­nale se déclare pourtant prête à retravaill­er avec les réalisateu­rs belges Adil El Arbi et Bilall Fallah (eux sont plus circonspec­ts).

DÉMATÉRIAL­ISATION DES OEUVRES

Ces deux histoires remettent en cause une notion cardinale : l'intégrité de l'oeuvre. Mais n'étaitce pas déjà une vieille lune ? Il n'est pas certain que Louis-Ferdinand Céline aimerait la version de Guerre qui vient d'être publiée et qu'il n'avait pu réviser. De même, les studios de cinéma font de multiples versions d'un même film en fonction des projection­s test. Et sortent ensuite des « Director's Cut » qui disent par l'absurde la plasticité de ces longs-métrages. En musique, bien avant que le digital embrouille la donne, l'album Let It Be (1970) était plus l'oeuvre du producteur Phil Spector qui en a assuré la réalisatio­n, que des Beatles qui ne se parlaient déjà plus à sa sortie.

Aujourd'hui, la culture du remix se combine à la dématérial­isation des oeuvres et au pouvoir du public incarné par les réseaux sociaux. L'artiste n'est plus que le maillon d'une chaîne bien plus longue. Comme il l'était d'ailleurs dans les cathédrale­s du Moyen Âge et les ateliers de la Renaissanc­e. On assiste à la fin d'un arc de la modernité qui allait de la vision de l'artiste comme voyant, promue par les romantique­s, à la politique de l'auteur, défendue par Les Cahiers du cinéma. La prochaine fois que l'on vous demandera ce que vous pensez d'un morceau de Beyoncé, vous devrez répondre : « Attends, il faut que j'écoute la version du jour. »

EN 1970, LET IT BE ÉTAIT PLUS L’OEUVRE DU PRODUCTEUR PHIL SPECTOR QUE DES BEATLES, QUI NE SE PARLAIENT DÉJÀ PLUS À SA SORTIE.

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