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« IL N’Y A PAS DE RAISON QUE LES PARFUMS SOIENT GENRÉS »

- Par Margot Ruyter

Issu de la grande famille du cognac du même nom, Kilian Hennessy a la mixologie dans le sang. Une culture de l’exigence qui constitue l’ADN de sa marque de parfums de luxe fondée il y a quinze ans. Retour sur plus d’une décennie de parfumerie qui redonne au secteur ses lettres de noblesse. Vous êtes l’héritier des cognac Hennessy. Est-ce qu’imaginer un parfum c’est un peu comme élaborer un spiritueux ? Kilian Hennessy :

Dans le travail de création d'un cognac, on travaille avec différente­s eaux de vie. On appelle ce travail de mélange un « mélange de coupes ». Il y a donc un travail de mélange qui est comme celui d'un chef cuisinier, d'un créateur de parfum ou de cognac. La grande différence, c'est que nous avons 3 000 matières premières. Le champ des possibles est infini,néanmoins cela passe par une connaissan­ce et une culture de la matière. Il faut apprendre les accords fondamenta­ux, savoir que tel accord avec tel accord donne tel parfum.

Peut-on créer sans cette culture ?

J'ai travaillé pendant trois ans pour Alexander McQueen et, après sa mort, il y a eu l'exposition Savage Beauty avec une citation d'Alexander que je trouve très juste : « Pour briser les règles, il faut connaître les règles. » Le problème, c'est que beaucoup de gens dans cette industrie n'ont pas la culture et sans en avoir la culture, je ne sais pas comment on peut créer. On crée alors sans trop savoir ce que l'on fait. Crée-t-on des accords de demain en empruntant des routes olfactives inédites ou est-on en train de copier un parfum déjà existant ? Sans culture, on ne sait pas ce que l'on fait.

Vous lancez la marque Kilian en 2007. Qu’est-ce qui vous a motivé ?

J'étais prêt à quitter l'industrie du parfum, j'avais travaillé trois ans avec Paco Rabanne, trois ans pour Alexander et trois ans pour Giorgio Armani et, à la fin, j'étais très malheureux. Ce que je faisais dans ces groupes était très loin de ce que moi je m'étais imaginé sur ce que devait être un grand parfum. Quand tu démarres dans une industrie, tu es le fruit de la décennie qui t'a précédé. J'ai démarré dans le parfum en 1995 et 1985-1995, c'est la plus grande décennie en parfum. Chez Dior c'est Poison, Fahrenheit et Dune. Chez Calvin Klein c'est Escape, Eternity et CK One et Obsession. C'est aussi tous les parfums de créateurs, L'Eau d'Issey Miyake, Angel de Mugler, Le Mâle de Jean-Paul Gaultier… Tout ça c'est la même décennie. Donc quand tu as entre 15 et 25 ans et que tu vis cette explosion de créativité, plein de gens ont dû se dire que c'était génial de faire du parfum. Sauf que, quand tu penses à 1995-2005, c'est le trou noir de la parfumerie. Le parfum, cet espèce de produit composite, ne me plaisait plus. Un jour, j'ai dîné au restaurant Baccarat à Paris et au, premier étage, en face du restaurant, il y a un petit musée. Il y avait une exposition sur un siècle de parfumerie Baccarat. J'étais tellement ébloui par ce que je voyais, sûrement en réaction avec la pauvreté de ce que j'avais l'habitude d'observer dans le monde du parfum. J'étais convaincu que les hommes et les femmes méritaient qu'on leur offre un produit avec le même souci du détail et de la qualité comme on en faisait au début du XXe siècle mais designé et composé sur un registre contempora­in. J'ai lancé ma marque sur un coup de tête, un peu pour voir ce que donnerait un parfum 100 % pensé par moi.

Qu’est-ce qu’un grand parfum pour vous ?

C'est plusieurs choses. D'abord c'est une création olfactive qui ne ressemble à aucune création du passé. Notre industrie est bourrée de copies, tout se ressemble. C'est étonnant car on ne voit pas de copies d'Avatar. Ce n'est pas parce que le film a été un succès que le film a été copié. Il n'y a pas eu 50 films Titanic après Titanic. Dans le monde du parfum, ça passe finalement assez inaperçu. Aussi parce qu'on ne peut pas protéger une formule olfactive. Je peux faire deux formules dont les ingrédient­s seront similaires mais, une fois dans l'air, l'effet sera complèteme­nt différent. Soit parce que trois matières premières clés sont surdosées, donc l'émotion dans l'air n'a plus rien à voir, soit parce que je fais deux formules différente­s sur le papier mais dans l'émotion, c'est le même parfum. Que protéger ? Une espèce de nuage olfactif ou une formule ? C'est très compliqué. Pour moi, la qualité première d'un grand parfum, c'est de ne ressembler à rien d'autre sur le marché. L'autre qualité, de

plus en plus demandée par le consommate­ur et qui rend notre travail difficile, c'est la projection. Aujourd'hui, les femmes veulent que tout le monde sente leur parfum et que ça dure du matin jusqu'au soir. Très peu de matières premières permettent d'avoir cette projection. Si on veut cette projection, il faut mettre certains ingrédient­s et ça commence à limiter un peu les parfums. C'est à surveiller et ça n'est pas facile.

Quelle est l’importance de l’héritage et de la transmissi­on pour vous ? Est-ce des valeurs inhérentes à la marque Kilian ?

Quel est selon moi la définition du succès ? Que la marque perdure bien après ma mort. Que mes enfants et petits-enfants se baladent aux Galeries Lafayette ou dans les Duty Free des aéroports et voient la marque créée par leur grand-père. Laisser derrière moi une trace, un héritage, est pour moi la définition du succès, et quelque chose dont je serais extrêmemen­t fier. Il s'agit aussi de multiples collaborat­ions avec des parfumeurs afin de pouvoir mutuelleme­nt nous transmettr­e nos idées et nos connaissan­ces, transmettr­e ensuite nos créations, notre histoire. Je travaille étroitemen­t avec les équipes Kilian Paris sur les différents projets mis en place pour la marque, je suis toujours disponible pour échanger, la transmissi­on c'est aussi avoir la possibilit­é de transmettr­e ma vision et culture à mes équipes, et que cette transmissi­on soit insufflée dans chaque projet, dans chacune des étapes de lancement d'un produit jusqu'à sa commercial­isation dans nos boutiques pour faire vivre à nos clients une expérience unique et authentiqu­e.

Kilian fête ses quinze ans à la rentrée. Qu’avez-vous prévu pour cet anniversai­re ?

Je mènerai une tournée mondiale pour cette année spéciale dont le coup d'envoi sera donné à Paris pendant la Fashion Week et qui se poursuivra dans quinze villes du monde. À chaque destinatio­n, sera organisé qui dévoilera des exclusivit­és et surprises passionnan­tes en l'honneur de cet anniversai­re historique. Restez connectés

« LA QUALITÉ PREMIÈRE D'UN GRAND PARFUM, C’EST DE NE RESSEMBLER À RIEN D’AUTRE SUR LE MARCHÉ.»

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Le parfum Sacred Wood dont la nouvelle campagne a été shootée ici au Maroc est unisexe — vos parfums ne sont d’ailleurs pas classés « féminin » ou « masculin ». La demande de parfums non genrés a-t-elle explosé ces dernières années ?

Je le faisais dès le départ. La nature n'a pas de genre. Les parfums sont des mélanges de matières premières naturelles donc il n'y a pas de raison qu'ils soient genrés.

La rose est très portée par les hommes au MoyenOrien­t alors qu’elle est féminine en Occident. Comment se libère-t-on de ces contrainte­s pour créer ?

La rose est un très bon exemple. Elle est effectivem­ent associée, chez nous, aux parfums féminins. Or le géranium, qui est un coeur de rose, est utilisé pour reproduire de la rose si tu n'en as pas. Pourtant, le géranium est la note typique de la fougère des parfums masculins. Tu ne peux pas faire de fougère sans géranium. Il y a donc une note rosée au sein de la plus grande famille des parfums masculins et tu as également une note rosée au coeur de la plus grande famille des parfums féminins. Quelles évolutions voyez-vous pour le secteur de la parfumerie dans les prochaines années ?

Il est extrêmemen­t difficile de prédire cette évolution…Ce qui est merveilleu­x dans notre industrie, c'est qu'on a des couleurs nouvelles qui sont inventées par les grandes maisons en permanence. Imaginez si l'on disait à un peintre « Tiens une nouvelle couleur ! » Nous on a cela. Il y a aussi une technique qu'on appelle la fraction. Aujourd'hui, on peut fractionne­r une matière première. Si tu sens une essence de patchouli, tu peux la laisser vivre plusieurs heures et te dire « Le moment où je la trouve la plus belle, c'est entre la 6ème heure et la 10ème heure. » Eh bien on peut faire une fraction de ce moment-là en particulie­r de l'évaporatio­n du patchouli. Ça nous ouvre plein de possibilit­és.

Si vous deviez penser l’année 2022 en parfum, quelles en seraient les notes ?

Sans doute dans cette année difficile, un besoin de retour au sacré, un retour à des valeurs essentiell­es, à la terre. Les parfums Sacred Wood et Rose Oud se prêtent parfaiteme­nt à ça. On sent des matières très brutes. Ce sont des parfums qui nous ancrent dans la terre.

Comment imaginez-vous la marque Kilian dans quinze ans ?

Si tout va bien, la marque aura su développer tout le deuxième axe qu'est le maquillage. On va lancer prochainem­ent les yeux. Nous avons développé des rouges à lèvres parfumés qui étaient un test pour savoir quelle serait la réaction du public, et maintenant qu'on sait qu'on a une super réaction, on refait complèteme­nt la ligne. Tout sera rechargeab­le et durable.

Boutique Kilian Paris , 20 rue Cambon, 75001

« NOUS AVONS BESOIN D'UN RETOUR AU SACRÉ, À DES VALEURS ESSENTIELL­ES, À LA TERRE. »

 ?? ?? NOTES DE LUXE_ Pour son dernier-né Rose Oud, Kilian est allé chercher la précieuse essence de cèdre du Maroc dans l’une des fermes écorespons­ables d’Azrou.
NOTES DE LUXE_ Pour son dernier-né Rose Oud, Kilian est allé chercher la précieuse essence de cèdre du Maroc dans l’une des fermes écorespons­ables d’Azrou.
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Alors que la marque fête ses quinze ans, Kilian Hennessy est entièremen­t tourné vers l'avenir.
REGARD D'ACIER_ Alors que la marque fête ses quinze ans, Kilian Hennessy est entièremen­t tourné vers l'avenir.

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