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LA DOUCEUR SELON DESPENTES

Cinq ans après le dernier tome de sa trilogie Vernon Subutex, elle revient avec un titre qui claque comme un uppercut au visage. Cher connard : un roman épistolair­e les pieds bien ancrés dans l’époque qui se déploie, contre toute attente, comme un hymne à

- EULALIE JUSTER

CHER CONNARD

VIRGINIE DESPENTES Grasset (352 pages, 22 €)

Cette fois-ci, Despentes n’écrit pas de chez les moches. Mais elle continue profondéme­nt d’écrire de chez les humains. Sa plume plongée dans l’encrier de la grandeur et surtout de la misère de leurs petites âmes. Deux voix qui se parlent. D’un coté Oscar Jayack, écrivain à succès, mondain « métooïsé » en place publique par une ancienne collaborat­rice, la flamboyant­e Zoé Katana, reconverti­e en militante féministe 2.0. De l’autre, Rebecca Latté, actrice célèbre, sexy en diable (on voit facilement le sourire carnassier de Béatrice Dalle se dessiner sous ses traits). À 50 ans, après une vie à ne penser qu’à sa pomme, l’icône de cinéma confrontée au vieillisse­ment bifurque et prend le virage féministe. Tout au long du roman, ces deux personnage­s que tout sépare – si ce n’est un vague passé commun et l’amour de la substance - s’épanchent jusqu’à lier une véritable amitié. Et si certains y voient un prétexte pour l’autrice de traiter de nombreux sujets qui lui tiennent à coeur, addiction, féminisme, inégalités sociales, rapport au corps… il s’agit avant tout ici de donner le temps à ce que nous avons de plus précieux : la rencontre de l’altérité. Et pour se rencontrer, s’écouter, s’éprouver, il en faut du temps. En tout cas, plus que 140 caractères sur Twitter ou deux minutes d’antenne pour fusiller ou amender. Avec ce roman, Despentes nous offre 344 pages au cours desquelles on dépasse la prise d’opinion. Ici, plus de tribunal médiatique, victime et bourreau ont tous les deux droits de cité. Comme elle l’avait déjà prouvé auparavant, Despentes se glisse dans les pompes des uns et des autres avec une aisance folle. Avec la même précision, elle investit en nuances les positions les plus diverses, si éloignées soientelle­s de sa propre pensée et donne un visage humain à des personnage­s pourtant imbuvables. Si Virginie Despentes apparaît comme la référence littéraire des féministes et qu’elle défend les minorités, elle sait aussi avec facilité prendre les traits des réac', des violents, des « chers connards ». Sans pour autant céder au déterminis­me social ni à la complainte de la frustratio­n.

AMITIÉ ET RÉDEMPTION

Comme à son habitude, Despentes s’exprime dans une langue rythmée, ultra-contempora­ine, directe. Si ses détracteur­s lui reprochent ce manque de finesse, il demeure que la simplicité du style met le livre à portée de tous. Et permet de sortir des réseaux sociaux, de la culture du clash minuté. En donnant le temps et l’espace à ses personnage­s, Despentes pose aussi la question de l’après Metoo. Que fait-on des hommes accusés ? Puisqu’ils ne vont pas en prison et qu’on ne leur coupe pas la tête, puisque nous continuons à faire société, quelle est l’étape suivante ? Quant aux victimes, la libération de la parole est-elle l’étape ultime du chemin vers la sérénité ? Si elle aiguille en écrivant une amitié au visage de rédemption, notamment face à la substance, Despentes a le mérite d’ancrer les enjeux d’une actualité médiatique galopante dans le temps long de la lecture, et donc dans celui de la réflexion. À chacun de s’abreuver ici et ailleurs pour faire la part des choses.

Quand on sait l’impatience fébrile avec laquelle le sérail du cool a attendu le nouveau book de la Queen, on aurait vite fait de reléguer Cher Connard au tube de l’été. Mais loin du hit parade, Despentes signe un livre qui fait du bien et qui donne à la lecture tout son sens dans une époque où l’on s’égosille à prouver qui on est sans prendre le temps de demander à l’autre comment il va.

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