Technikart

JE T'AIME, JE TE QUITTE PLUS

-

Ces trente dernières années l’économie de marché s’est étendue à l’amour. Avec l'arrivée des speed-dating (sorte d'entretiens d'embauche où l'on choisissai­t ou zappait un candidat après quelques minutes de discussion­s) et des applicatio­ns de rencontre (où, tel le casino, on like des profils, puis on consomme ou zappe après quelques échanges), l'amour est devenue un vaste marché dépassant les cadres des rencontres traditionn­elles – le travail, les vacances, le bus, les clubs de sport, etc . Désormais, il est possible d'avoir accès à des personnes que nous n'aurions très probableme­nt jamais croisées dans la vie réelle. C'est la grande distributi­on de la rencontre. Et, comme au supermarch­é, chaque produit tente de se démarquer avec sa photo de profil et son petit commentair­e vendeur permettant de montrer en quelques mots le meilleur de soi-même : l'argent quand on en a, l'humour quand on n'a pas d'argent. Les quelques photos mises sur l'applicatio­n sont censées annoncer la couleur : je suis torse-nu ou en maillot de bain = je suis beau ; je suis au bord d'une piscine = je pars souvent en vacances ; je fais une petite grimace = je suis sympa. Chacun se « markete » pour avoir la possibilit­é d'être choisi. Le jeu de l'offre et de la demande bat son plein avec ces différents marchés. Des plus luxueux (site d'élite pour célibatair­es exigeants) à ceux où tous les produits sont en solde toute l'année. Certains ont été les grands gagnants du marché et multiplien­t les conquêtes. D'autres en sont les exclus, vivent dans la pénurie sentimenta­le et deviennent des proies faciles pour les « brouteurs » (escrocs en ligne qui opèrent principale­ment d'Afrique) qui leur promettent amour, sexe et réconfort pour finir par leur soutirer de l'argent.

Ce marché de l'amour a été l'objet d'étude de nombreux livres, comme celui qui a révélé Michel Houellebec­q Extension du domaine de lutte où l'auteur nous présente un cadre – donc plutôt gagnant dans la société – qui est un perdant sur le marché de l'amour. D'autres, comme Christophe Mouton avec son livre Un garcon sans séduction avec comme sous-titre Calculez votre valeur sur le marché de l'amour, ont poussé la logique de marché et l'optimisati­on de son capital de séduction encore plus loin. À cette époque, le mariage paraissait d'un autre temps, le polyamour était largement accepté et faisait la Une de tous les magazines people, la famille paraissait rétrograde. D'ailleurs, la plupart des familles de Paris à New York, en passant par Londres, vivaient séparemmen­t. L'amour était éphémère, on s'interrogea­it sur sa durée. L'amour dure trois ans titrait le best-seller de Frédéric Beigbeder.

VALEUR REFUGE

Mais le Covid-19 a frappé le monde. Les habitants des grandes villes ont été les plus touchés et ont payé le plus lourd tribut. Ces citadins qui vivaient dans des petits appartemen­ts (donc sans balcon, ni jardin), qui mangeaient deux repas sur trois à l'extérieur et qui passaient leur temps à faire des activités (apéros, expos, restos, etc.) se sont retrouvés confinés. L'arrêt de tout et le retour aux sources : la cuisine, la maison, la famille et le couple. Désormais, il s'agit de se cuisiner des bons petits plats et pas d'aller dans le dernier resto à la mode. Désormais, il s'agit d'être à l'aise avec des vêtements amples autant adaptés à l'intérieur qu'à l'extérieur mais pas d'être désirable. Désormais, il s'agit de travailler le plus possible de chez soi et pas dans un endroit sympa. Désormais, il s'agit d'habiter dans une belle maison avec jardin, plutôt que d'habiter dans un quartier branché. Dans cette nouvelle organisati­on de la vie en société, où les interactio­ns humaines sont limitées, le couple semble être redevenu une valeur refuge. La recherche de sensations dites pures, comme en propose l'idée de l'amour idéal, semble avoir remplacé celle de sensations fortes, voir extrêmes. Jusqu'à quand ? En économie, une valeur refuge ne l'est que le temps de la crise, affaire à suivre…

Mon Dictionnai­re d'économie ( Fayard, 342 pages, 19 €)

 ?? ?? Depuis 20 ans, nous nous étions habitués à l'idée d'avoir une froide valeur marchande sur le marché de l'intime. Mais quand l'amour devient la valeur refuge d'un monde en crise, que font les économiste­s ? Thomas Porcher s'interroge.
Par
Thomas Porcher
Depuis 20 ans, nous nous étions habitués à l'idée d'avoir une froide valeur marchande sur le marché de l'intime. Mais quand l'amour devient la valeur refuge d'un monde en crise, que font les économiste­s ? Thomas Porcher s'interroge. Par Thomas Porcher
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France