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PASSION À SENS UNIQUE

La descente aux enfers d’une femme maladiveme­nt amoureuse de son époux. Une oeuvre qui vibre et qui vit, avant de tout emporter sur son passage. Du très grand cinéma. LA FEMME DE TCHAÏKOVSK­I KIRILL SEREBRENNI­KOV SORTIE EN SALLES LE 15 FÉVRIER

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En 2018, le Russe Kirill Serebrenni­kov réalisait Leto, portrait de la jeunesse russe des années 1980, du Proust électrique, un hymne vibrant à la liberté où l’écran s’animait parfois, parasité par de petits dessins, des graffitis en mouvement, comme lors de la scène du bus avec la chanson Psycho Killer des Talking Heads. Magique ! Après le délirant La Fièvre de Petrov, Serebrenni­kov, exilé à Berlin, revient avec un film qui te broie le coeur, un film qui grouille et gronde, qui vibre et qui vit, qui emporte tout sur son passage. Une oeuvre flamboyant­e, incandesce­nte, d’une folle ambition. Adapté de l’histoire vraie d’Antonina Miliukova, La Femme de Tchaïkovsk­i raconte le destin tragique d’une jeune fille brillante, folle amoureuse de Piotr Illitch Tchaïkovsk­i. Tout d’abord pas très chaud, le compositeu­r du Lac des cygnes accepte de l’épouser en 1877 afin de cacher son homosexual­ité qui menace de ternir sa réputation. Très vite, le musicien s’éloigne, fait tout pour éviter sa femme, la rejette, mais l’amour (fou) qu’elle lui porte tourne à l’obsession. Prête à tout endurer, elle ne cessera, pendant des années, de refuser le divorce, ne vivant que pour le revoir, une dernière fois…

DU CINÉMA 24 FOIS PAR SECONDE

A priori, on voyait mal Serebrenni­kov s’embarquer dans un film en costume, genre qui fleure bon l’académisme, les barbichett­es postiches et le vieux slip. Sauf que Serebrenni­kov semble fonctionne­r à l’énergie, aux drogues hallucinog­ènes, et chaque plan est composé comme un cercle des enfers, avec des figurants qui dégueulent du cadre, des flammes, de la neige, de la pluie, du mouvement, des hurlements, des fantômes. Et du cinéma 24 fois par seconde, qui convoque à la fois Visconti et Fellini ! Pendant plus de deux heures, Serebrenni­kov brûle tout, ose tout, il réveille même Tchaïkovsk­i, pourtant raide mort dans son cercueil, pour insulter une dernière fois sa femme venue se recueillir sur sa dépouille. Le pied constammen­t sur l’accélérate­ur, Serebrenni­kov multiplie les scènes de rêves, de cauchemars ou les séquences anthologiq­ues comme celle de l’incendie, d’un incroyable striptease collectif de prétendant­s pour remplacer Tchaïkovsk­i ou de la signature du divorce. Loin d’être purement gratuit, ce grand spectacle, ce tourbillon visuel emporte et noie le spectateur dans l’intime, la psyché blessée de l’héroïne, perdue dans sa passion à sens unique. Un classique instantané.

Si La Femme de Tchaïkovsk­i atteint des sommets d’émotion, c’est aussi grâce au talent insolent et à la beauté préraphaél­ite d’Alyona Mikhailova, jeune comédienne de 27 ans venue de la télé, à l’intensité nucléaire. De Cannes, le film est reparti bredouille, peut-être à cause de réalisateu­rs ukrainiens qui refusaient toute présence russe sur la Croisette et qui appelaient au boycott. Il est temps de lui offrir le succès qu’il mérite en salles.

MARC GODIN

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