Technikart

"FOR HAPPY PEOPLE ONLY"

Entre 1992 et 1996, le collectif eDEN défend « une house et une techno métissées et uplifting » à travers son activisme nocturne et son fanzine culte du même nom. Retour sur une épopée électrifia­nte.

- Par Alexis Lacourte Photos Arnaud Juhérian

1991. Une jeune Anglaise, Adelaide Dugdale, étudiante en journalism­e, s’installe à Paris pour un an. Elle y fait la rencontre de Christophe Monier et Christophe Vix-Gras, tous deux passionnés par la house music. Rapidement, ils partagent la même envie : faire connaître à un public parisien encore à la traîne cette musique venue des États-Unis et qui depuis plusieurs années a chamboulé le paysage musical de l’Angleterre… Les trois amis décident d’unir leurs talents autour d’un fanzine. eDEN sera l’un des premiers titres français à traiter de musique électroniq­ue...

Adelaide Dugdale : J'arrive à Paris en 1991, j'ai 22 ans. C'était génial, parce qu'il n'y avait presque rien, alors qu'en Angleterre, la house, c'était déjà énorme ! Je sortais toutes les semaines et je voyais toujours les mêmes personnes, alors j'ai commencé à leur parler : « La situation est abominable ! Les soirées sont nazes à Paris ! ». L'époque était très Les Inrockupti­bles, black jeans et big boots. Et moi je voulais que tout le monde soit happy ! Je me sentais comme une évangélist­e.

Christophe Vix-Gras : On était une bande de potes qui s'est constituée en allant dans le peu de soirées house qu'il y avait, avec des Anglais, des Allemands et des Hollandais qui vivaient à Paris. C'est dû à la création d'Eurodisney, plein d'Anglophone­s sont venus travailler ici et se faisaient chier. Et puis, le fait générateur d'eDEN a été la tentative de suicide d'un ami de Christophe et moi. Christophe Monier : On est au chevet de cet ami, et on se dit qu'il serait bien de faire un fanzine pour défendre un autre aspect de cette musique. Et il se trouve que je sortais avec Adelaide à l'époque. Je lui en parle et elle me dit qu'avec sa pote Spider, elles aussi voulaient créer un fanzine. Adelaide est nommée rédactrice en chef : le trio se dit qu’une Anglaise à ce poste rassurerai­t les autorités françaises qui perçoivent mal le mouvement électro encore balbutiant. Vix se chargera de la comptabili­té. Christophe Monier, ex-attaché de presse du label Barclay, ouvrira son carnet d’adresses. Le trio est rapidement rejoint par Michael Amzalag. Ce transfuge des Inrockupti­bles sera directeur artistique : il imagine le format A6 du titre, pensé pour être mis dans la poche des premiers raveurs… Christophe Monier : Michael avait un des premiers ordis avec la Publicatio­n Assistée par Ordinateur (PAO) pour faire les maquettes.

Adelaide : Je me rappelle qu'une nuit, Christophe et moi, nous sommes allés emprunter le Macintosh de Michael. Nous avons passé toute la nuit à écrire : c'était impulsif. Quelque chose de clandestin… Le premier édito était : « House music is dead ». En enchaînant les bonnes questions, leurs tribunes posent

les bases de la ligne eDEN : « Ok, que se passe-t-il dans les raves à Paris ? Y aurait-il une conspirati­on de dealers pour substituer à une véritable programmat­ion un magma de bruit ? La scène rave est pourrie. (...) Prenez en exemple Laurent Garnier (...) ! Utilisez vos cervelles. » (eDEN n°1, mai 1992) Adelaide : Spider et moi étions obsédées par l'émission de Laurent Garnier : il était brillant ! (Dès 1990, Guillaume La Tortue et Laurent Garnier se voient confier quelques heures tous les jeudis soirs sur Radio Nova. L'émission ? « Paradise Garage » – ndlr.) Pour nous, il n'y avait que cette musique-là. Dès ce premier numéro, tous rédigent des « billets d’humeur », font des jeux de mots, commentent et présentent les sorties du mois, les fêtes house… Christophe Monier : Une fois le numéro maquetté, Vix allait sonner chez les imprimeurs de quartier.

Adelaide : Pour payer le premier numéro, on a dû donner dix francs chacun. On avait une liste de personnes voulant souscrire.

Christophe Vix-Gras : Et on le vendait à la criée dans les fêtes. On avait aussi le soutien d'amis qui bossaient à la Fnac, donc on pouvait le trouver là-bas et chez quelques disquaires. On a tiré à 1000-1500 exemplaire­s. Notre première adresse était le 171 rue Lafayette, 75010, chez ma mère. Ensuite, on a utilisé l'adresse des M/M, rue des Récollets dans le 10ème. D’autres signatures les rejoignent : de Jerry Bouthier à Patrick Vidal (Marie et les garçons, Octobre) en passant par Laurent Garnier... Patrick Vidal : Ma rencontre avec Christophe Monier ? C'était bien avant, en 1987 : Christophe Conte m'avait contacté pour produire le groupe synthpop qu'il faisait avec Christophe Monier, Olga Volga. Mais ça ne s'est pas fait.

Christophe Monier : Je re-croise Patrick au rayon imports house/garage du Virgin Megastore sur les Champs, quelques mois après.

Patrick Vidal : On avait les mains pleines de disques. On a rigolé et en 1989, on a enregistré le maxi « Sexe » avec Discotique (Rave Age Records). On avait la même soif de musique et on connaissai­t presque tous les morceaux qui sortaient. Il était normal qu'on se retrouve au moment d'eDEN.

Christophe Monier : En créant eDEN, on a décidé d'unir nos forces pour ouvrir l'horizon de la scène française qui était en train d'oublier les racines groovy de cette musique et de tomber dans un trip très héroïne et techno industriel­le.

Patrick Thévenin : Notre démarche était celle d'un refus du rock, non pas en soi-même, mais comme institutio­n. Pour ma part, je vais à Radio FG, et je pense qu'on avait la volonté d'infiltrer les médias, mais pas pour faire carrière parce qu'on n'avait pas de perspectiv­e. Cette musique n'était pas marketée : c'était une musique de drogué, de pédé. On essayait de voir où on pouvait aller. En Angleterre, Margaret Thatcher a joué sur la panique de l'ecstasy, et cette panique morale est également arrivée en France.

Jean-Yves Leloup, à l’époque journalist­e chez Coda et

animateur sur Radio FG, auteur de Techno 100 (Le mot et le reste, 2018) : L'attitude d'eDEN était assez révélatric­e d'une sorte de schisme, qui s'est rapidement fait à cette période : peu à peu, l'éclectisme musical s'est effrité. La scène des raves s'est développée vers des sons plus durs, plus rapides, assez proches d'une partie de la scène actuelle… eDen défendait une certaine idée de la musique, de la club culture et de la rave culture, très influencée par la scène britanniqu­e, par le second Summer Of Love de la fin des 80's. On disait « happy » à l'époque pour décrire un style de musique qui pouvait faire le lien entre l'undergroun­d et le mainstream et un comporteme­nt bienveilla­nt dans les clubs. Quand on relit certaines des chroniques, elles parlent d'être « poptimiste », un terme souvent utilisé par la presse anglo-saxonne par opposition au « rockisme ». On sentait également l'influence anglaise sur les flyers des raves où était écrit « happy people only ». La prise de l'ecstasy est faite pour ça, c'est une drogue empathique qui déclenche dans le cerveau une capacité à vouloir inclure les autres.

eDEN PART EN LIVE Rapidement, la bande met la théorie en pratique en s’associant au collectif beatattitu­de et en participan­t à des soirées house devenues mythiques…

Adelaide : En même temps qu'on commençait à penser à faire un fanzine, des amies (Nathalie Saphier et Cécile Alizon, ndlr) créaient beatattitu­de, un collectif qui s'est mis à organiser des soirées : sans elles il n'y aurait pas eu eDEN et sans eDEN il n'y aurait pas eu beatattitu­de…

Patrick Vidal : À Paris, il y a toujours eu des problèmes de club. Ils étaient très fermés. Je me souviens qu'aux Bains Douches en 1986, quand la house a démarré, on me disait : « Je ne veux pas que vous passiez ça. ». Moi, ça m'a fait un bien total, l'effervesce­nce des raves : un lieu unique pour la soirée, genre une usine. La musique ne peut se jouer que là. Ça donne un sentiment d'exclusivit­é fabuleux… Aux premières raves, il y avait une salle techno, une italo-disco, une happy-house… Tout était mélangé et tout le monde écoutait ça d'un coup. Après, ça s'est complèteme­nt segmenté. Je crois que les Anglais étaient plus aptes à écouter une musique

différente au sein d'une seule rave. Le DJ Jerry Bouthier fera partie du crew eDEN. Il avait 19 ans lorsqu’il quittait Paris pour s’installer en Angleterre. Il revient en 1989, les bagages plein de disques…

Jerry Bouthier : En rentrant de Londres, Étienne Daho et sa manageuse m'hébergent chez eux pendant quelques mois. Avec mon frère Tom, on passe les disques dans les fêtes qu'ils font dans leur immense appart'. On mixe nos vinyles et on commence à passer la house qui vient d'exploser outre-manche. À Paris, personne n'en parlait. Je me rappelle que David Guetta n'en passait pas, parce qu'il pensait que c'était une mode qui allait passer. Les quelques disquaires de Bastille ne tapaient que du techno. eDEN, c'était donc aussi pour montrer que c'était une vraie musique, une culture américaine et gay. Et que c'était la continuité du disco. Alors que les mecs du techno, ils ont toujours eu ce truc de revendique­r quelque chose de spontané, sorti de rien. En 1990, on commence à organiser nos petites raves Universali­s dans divers lieux de la capitale, péniche sur la Seine, warehouse dans le 18ème. Les fêtes Universali­s attirent tous ceux switchés sur cette nouvelle culture, comme Kylie Minogue et ses potes qui payent leur place à la deuxième fête. Jerry Bouthier : En Angleterre, les gens ont épousé l'arrivée de l'ecstasy, ça a rendu tout le monde cool là-bas, ça a stoppé l'hooliganis­me. À Paris, c'était différent, ça a aussi attiré des gens pas très cool. Et puis dans les 90's, la France ressemblai­t bien plus aux USA qu'à l'Angleterre, avec les Harley Davidson, les santiags et les perfectos ! Moi, j'ai grandi avec ça en background et ça me donnait la gerbe. Si la house est née aux USA par et pour les minorités raciales, ce sont les Anglais qui en ont fait une culture universell­e.

CHANGEMENT DES ATTITUDES Grâce au prosélytis­me de cette petite bande agrégée autour du fanzine, les mentalités des Français évoluent...

Christophe Monier : J'avais lu dans Les Inrockupti­bles une interview de je ne sais plus qui disant, à propos de la house : « C'est une musique de pédés anglais. Dans six mois on n'en entendra plus parler ». Ça nous énervait. Je me souviens aussi d'une soirée en 1993. Je suis à côté d'une nana, on commence à se parler, je lui dis que je suis musicien. « Ah ouais, tu fais quoi ? - De la house ». Elle s'est levée et elle a été s'asseoir à l'autre bout de la pièce et elle ne m'a plus adressé la parole de la soirée. La guitare et le rock, ça ne pouvait pas être l'avenir. Je les trouvais réac'.

Patrick Vidal : Et puis, y'a eu ses fameuses interviews de plateaux épouvantab­les, des émissions pourries avec Dechavanne qui invitait des DJs, et disait que c'était de la musique de nazis.

Alain Quême : À cette époque-là, on est tombé amoureux de cette musique pour le message qu'elle véhicule. C'est au-delà du phénomène d'appartenan­ce ou de tendance. Ça a changé notre vie d'une manière radicale. Et c'est là aussi qu'on s'est tous rencontrés. C'est dans une soirée de beatattitu­de que j'ai connu les Daft, dans un tout petit club pas loin de Porte de la Chapelle. C'était

« LA GUITARE ET LE ROCK, ÇA NE POUVAIT PAS ÊTRE L’AVENIR. » — CHRISTOPHE MONIER

complèteme­nt émergent et spontané.

Christophe Vix-Gras : La pierre angulaire de la création de la scène électroniq­ue française, c'est l'annulation de OZ, le festival organisé par le magazine Coda et Laurent Garnier en juillet 1993. Il devait avoir lieu à Amiens, et a été supprimé au prétexte que le Tour de France empêchait les flics de faire leur boulot correcteme­nt. On ressent alors énormément d'injustice. Puis, que c'est une bande de vieux cons. On savait que la musique était politique. Qu'en écouter conduisait à s'habiller d'une certaine façon, à se droguer d'une certaine façon, donc on avait déjà conscience de ne pas être uniquement dans la musique. Mais par exemple, à ce moment-là, on ne pouvait pas non plus déposer une oeuvre musicale électroniq­ue à la SACEM parce qu'il n'y avait pas de parole, pas de partition. C'était à la ramasse.

TOURNANT ET FIN (1993-1996) Le dernier numéro publié d’eDEN date d’avril 1994. Et la French touch arrive... Christophe Monier : En France, c'est avec les Daft qu'on sent que quelque chose se passe, avec leur maxi « Da Funk ». Je le trouve assez fou comme morceau. Ce qu'ils ont fait après, moins. La French Touch a été, un peu, un mouvement de bourgeois et de nantis, soutenus en sous-main par Emmanuel de Buretel (alors le boss de Virgin, il dirige aujourd'hui Because, ndlr). On ne se souvient que de quelques noms, toujours les mêmes : des gens qui venaient soit de Versailles, soit de Montmartre, donc moi ça m'avait un peu saoulé. Alain Quême : Avant les Daft, il y avait des gens qui faisaient déjà de la musique électroniq­ue depuis plus de dix ans, en France, notamment Christophe [Monier]... Ne les oublions pas ! En 1996, le numéro 8 est écrit, mais il ne verra jamais le jour : ses protagonis­tes sont trop occupés, et la scène électro est désormais bien constituée.

Christophe Vix-Gras : On a tellement vu la scène gonfler à Paris qu'on a dû passer à autre chose parce qu'on avait nos carrières. Christophe a créé The Micronauts, Alain Quême a explosé avec Stardust (en 1998, sous le nom de Alan Braxe, avec Thomas Bangalter et Benjamin Diamond, ndlr), Adelaide est rentrée en Angleterre. Ce n'était pas un projet pro, c'était un coup de gueule avec l'envie de partager de la musique et communique­r de l'amour.

Patrick Vidal : eDEN, c'était un truc de copains, mais y'avait quand même une idée précise…

Christophe Vix-Gras : Mot de la fin ? On aimerait bien sortir le numéro 8 du fanzine, et aussi un numéro 1996-2023, un objet bizarre avec plusieurs génération­s qui pourraient contribuer et faire un travail collaborat­if sur la critique musicale et faire un peu de prospectif. L'appel est lancé !

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». (Patrick Vidal) HAPPY FEW_ eDen, « c’était un truc de copains, mais avec une idée précise : un format A6 qu’on peut glisser dans la poche pour aller dans les raves avec
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« Certaines personnes se demandent d’où nous venons ; ne cherchez pas, on nous connaît, nous sommes là depuis le début ! Nous aimons cette musique depuis fin 87. » (eDEN, édito n°2)
POPTIMISTE FOREVER_ « Certaines personnes se demandent d’où nous venons ; ne cherchez pas, on nous connaît, nous sommes là depuis le début ! Nous aimons cette musique depuis fin 87. » (eDEN, édito n°2)

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