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« AU MILIEU DU LABYRINTHE »

- Par Marc Godin

Romancier à succès, dramaturge le plus joué au monde, Florian Zeller a mis en scène en 2021 son premier film, The Father, cauchemar en forme de gouffre sans fin avec Anthony Hopkins. Avec le sublime The Son, l’histoire d’un père confronté au désespoir de son fils, Zeller confirme qu’il est simplement un des réalisateu­rs les plus passionnan­ts du moment.

Vous êtes à Los Angeles, il est 9 h 30 du matin, c'est cela ?

Florian Zeller : Absolument. J'habite Los Angeles depuis quelques mois, je passe juste une année scolaire avec ma famille ici, sans véritable raison. Je voulais accompagne­r la sortie de The Son. Ici, une sortie ciné s'étale sur plusieurs mois. En fait, ce n'est pas la raison, plutôt le prétexte. J'avais envie de vivre différemme­nt, de voir ce qui se passait, ce que ça allait créer comme désir de cinéma. Depuis vos débuts, tout ce que vous touchez se transforme en or. Vous sortez de Science Po en 2001, vous êtes maître de conférence peu après, vous signez votre premier roman à 22 ans, vous devenez bientôt le dramaturge le plus joué dans le monde. Et pour votre premier film, The Father, vous décrochez deux Oscars.

Ce n'était pas pensé, mais je n'ai eu de cesse que de changer de terrain d'exploratio­n. Au début, j'avais un rêve qui s'était cristallis­é autour de l'écriture romanesque et je connaissai­s peu le théâtre, d'ailleurs, je n'imaginais pas que cela occuperait une place aussi importante dans ma vie. J'ai découvert le théâtre par accident, j'ai aimé passionném­ent ce mystère et cela m'a fait négliger mon premier rêve. Puis a commencé à grandir ce désir de cinéma. Mais je vois le cinéma comme une continuité de ce que je faisais au théâtre, à savoir travailler avec les acteurs, tenter de raconter des histoires et de partager des émotions avec le public. Mais j'ai pensé que ce que j'avais fait n'avait pas vocation à déterminer ce que j'essayerais de faire et que les portes n'avaient pas vocation à être closes tout le temps. Quand vous commencez vos pièces, votre production romanesque s'arrête.

C'est difficile de dire si c'est définitif mais ce n'est pas là où va mon désir, mon espérance.

Vous avez un jour déclaré : « Je ne me suis jamais retrouvé dans mes livres ».

C'est toujours difficile de commenter ce que l'on a déclaré il y a des années. J'ai commencé à écrire pour me découvrir, je cherchais ma voie. C'est vrai, je ne me reconnais pas vraiment dans ces romans-là, je les vois comme les signes de quelqu'un gagné par le désir d'écrire, mais qui ne sait pas qui il est.

Et maintenant, le théâtre aussi, c'est terminé ?

Pour l'instant, oui. Je suis toujours passionné par le théâtre, mais pour être sincère, ce qui m'anime, aujourd'hui, c'est de creuser dans la terre du cinéma. Je n'ai fait que deux films, je n'en suis qu'aux débuts… Quant à votre arrivée tonitruant­e dans le monde du cinéma, est-ce par passion ou parce que vous avez été déçu par les adaptation­s de vos pièces Une heure de tranquilli­té et

Floride ?

Le cinéma est véritablem­ent une passion pour moi, je vois même la marque du cinéma dans mon écriture théâtrale. L'influence de David Lynch a été très importante dans mon théâtre. Mon désir ne s'est pas construit sur la déception des films que vous avez cités. Mais avoir des choses qui ne semblent pas conformes à ce que l'on aurait espéré, cela donne la force d'oser faire les choses soi-même. Lors d'une interview, un journalist­e vous a demandé de vous définir et vous avez déclaré : « Je suis quelqu'un au milieu du labyrinthe ». (Silence) Et c’est exactement ce dont parlent vos

films. The Father épouse la forme d'un labyrinthe mental, The Son, c'est l'histoire d'un ado perdu dans un labyrinthe où ses parents ne peuvent pénétrer.

Cette phrase, je pourrais la prononcer aujourd'hui encore. Pas très consciemme­nt, j'ai tenté de mettre en forme cette sensation à travers ces films qui me ressemblen­t. J'ai l'impression d'être dans ces labyrinthe­s-là, des labyrinthe­s mentaux, des enfermemen­ts. C'est depuis ces enfermemen­ts que je travaille. Quand j'ai découvert The Father, je n'arrivais à me convaincre que c'était un premier film.

Pourquoi ? J'ai rarement vu un premier film aussi millimétré, maîtrisé au niveau des décors, des costumes, de la lumière, de la mise en scène, un vrai film d'horreur, entre Shining de Kubrick et Le Locataire de Polanski.

J'ai mis beaucoup de temps à faire exister ce film, plus de deux ans et c'était très difficile. Après l'acceptatio­n d'Anthony Hopkins, je pensais naïvement que le reste suivrait et que le financemen­t arriverait naturellem­ent. Et pas du tout ! Puis le film a été décalé trois ans car nous n'avions pas d'argent. C'est comme si la période de préparatio­n avait été entendue de façon presque infinie. Je savais vraiment quel film je voulais faire, je m'étais tellement battu, je l'avais tellement rêvé. De plus, je l'ai fait dans une langue qui n'est pas la mienne et cela créé quelque chose de l'ordre de l'inconfort, notamment dans la relation avec les acteurs, les équipes, c'est assez fragilisan­t. Être dans l'extra-territoria­lité de la langue, cela exige une ultra-précision. Alors pourquoi avoir choisi Anthony Hopkins qui a la réputation d'être un tyran ingérable sur les plateaux ? C'est gonflé pour un premier film.

Il est intimidant et on m'avait beaucoup mis en garde en me disant qu'il pouvait être impossible à diriger ou violent… Ce n'est pas mon expérience ! Je sentais que quelque chose en lui, que l'on n'a jamais vu, allait pouvoir se déployer. Il m'a testé les premiers jours, il m'est rentré dedans, cela a été très difficile, puis nous avons noué une relation très affective. Mais je ne pouvais pas faire un film autre que celui que j'avais envie de réaliser. Quand il a vu que je tenais bon, il est entré en confiance et en respect. Seule la dernière scène du film – celle où il s'effondre – a été très dure à tourner. C'était une scène primordial­e et nous l'avons répétée la veille du tournage. Il était merveilleu­x, et le lendemain, avec les caméras, il se cabre refuse de faire ce sur quoi nous nous étions accordés. C'était douloureux pour lui, car il devait se connecter à son propre sentiment de mortalité et quelque chose en lui le refusait. Je lui ai tenu tête, les murs ont tremblé, il a quitté le plateau, ça a été très violent. Puis je suis allé lui parler une heure dans sa loge, il est revenu et il a été éblouissan­t.

En visionnant à nouveau The Father, j'ai découvert que votre nom apparaît au générique sur une porte… fermée.

Ouais… La porte est close. Puis, elle va s'ouvrir… Rien n'est au hasard dans un film, car on passe tellement de temps à prendre des décisions de l'ordre de l'invisible. L'idée, c'est de créer un monde et d'aller aussi loin dans la précision de ce monde-là. C'est un magnifique terrain de jeu pour toutes les névroses qui sont les nôtres. Vous avez également évité l'écueil de la pièce de théâtre filmée.

«ANTHONY HOPKINS M'A TESTÉ LES PREMIERS JOURS, IL M'EST RENTRÉ DEDANS. »

Quand on adapte une pièce, on vous conseille toujours d'écrire de nouvelles scènes, à l'extérieur, pour ouvrir un peu, pour avoir un langage cinématogr­aphique plus évident. J'ai fait exactement l'inverse, je suis resté dans ce lieu clos, car mon histoire l'exigeait, il fallait placer le spectateur dans un labyrinthe mental, dans le cerveau du personnage principal pour qu'il perde ses repères et son rapport à la réalité. Les scènes extérieure­s auraient brisé cette propositio­n d'abstractio­n. Pour The Son, la démarche narrative est presque opposée. Je ne voulais pas raconter l'histoire depuis le labyrinthe, depuis ce garçon en souffrance, mais depuis les parents, ceux qui ne parviennen­t pas à entrer dans ce labyrinthe, qui n'arrivent pas ouvrir les portes. J'ai donc choisi une forme plus linéaire, presque plus pauvre, car je voulais filmer cette souffrance comme un mystère qui ne dit pas son nom.

Avec le succès de The Father et les deux Oscars, The Son a dû être beaucoup plus facile à monter ?

Absolument. J'aurais eu du mal à monter The Son sans les Oscars ; cela aurait impossible, je crois. Les Oscars ont eu un effet magique. C'est Hugh Jackman qui vous a contacté pour incarner le rôle principal du père.

Pour être sincère, je n'étais pas très familier avec ses films, je n'ai même jamais vu ses films de super-héros. Il m'a écrit une lettre où il me disait qu'il avait vu ma pièce, et demandait de me rencontrer si je n'avais pas encore choisi l'acteur principal afin de m'expliquer pourquoi il devait absolument jouer ce rôle. J'ai trouvé cette démarche réconforta­nte et belle, j'ai aimé son honnêteté, son courage, son humilité. On a donc discuté et en l'écoutant parler – il était sans masque, sans filtre – il m'a donné accès à qui il était vraiment en tant qu'homme, j'ai senti combien il était connecté à cette histoire, en tant que fils et en tant que père, à quel point il était disponible et désireux d'explorer des émotions qu'il avait déjà en lui. Et comme Hugh avait cette connexion émotionnel­le avec ce sujet-là, cela m'a semblé le point de départ parfait pour une collaborat­ion. Nous n'avons absolument jamais répété, il n'y a pas eu de travail avec des coachs, nous avons limité les discussion­s psychologi­ques sur le personnage, pour qu'il n'ait pas d'autre point d'appui que ce qui l'avait conduit initialeme­nt jusqu'à moi. Juste l'intuition brûlante qu'il avait quelque chose à dire et à vivre sur ce sujet-là. Quelque chose dans votre histoire résonne en lui ?

Oui, mais je ne lui ai pas demandé de rentrer dans les détails de sa vie. Il est père, cette expérience de l'impuissanc­e, c'est quelque chose qui lui était familier. Il est aussi un fils et il a perdu son père pendant notre tournage. Quel acteur est-il ?

Il a une extraordin­aire qualité technique, c'est un acteur, un danseur, un chanteur, un bosseur infatigabl­e. J'ai passé un pacte avec lui. Je lui ai demandé de ne jamais regarder le combo après une prise, pour qu'il n'ait accès à aucune image, à rien, ni au rush. Pas pour garder le pouvoir sur lui, mais pour qu'il lâche prise. Il a accepté et il n'avait d'autre point d'appui que ses sensations. Il aime beaucoup avoir le contrôle sur ce qu'il fait et comme je lui ai dit que j'avais travaillé de la même façon avec Anthony Hopkins, il a accepté. Il est extraordin­airement ouvert et a vu l'opportunit­é de travailler différemme­nt, de découvrir des choses sur lui. Il avançait dans ce labyrinthe à tâtons… C'est pour cela qu'il est si beau – de mon point de vue – dans son émotion. Dans une des scènes le plus puissantes du film, Anthony Hopkins déboule, et il incarne le père autoritair­e d'Hugh Jackman. Cette scène n'était pas dans votre pièce. Comment est-ce possible car c'est la scène-pivot du film ?

Dans la pièce, le grand-père était évoqué, son ombre planait, comme un fantôme. Il n'y avait donc pas de confrontat­ion mais j'avais le désir profond de retravaill­er avec Anthony Hopkins, que je n'avais pas revu depuis The Father. En écrivant cette scène, je sentais que cela devait être une scène-pivot, comme vous l'avez dit. Le personnage d'Hugh est le père de l'ado à la dérive et c'est aussi un fils. Cette scène me permettait de faire comprendre qu'il était toujours un fils qui n'avait pas pactisé avec son propre passé, et c'est peut-être pour cela qu'il n'arrive pas à relever tous les défis qui sont les siens en tant que père, avec son propre fils. Vous pensez revenir bientôt en France ?

Pour vivre ? Oui.

J'ai prévu de revenir en France en juin. Au fait, où est rangé votre Oscar ?

Hum, il est dans mon bureau.

« UN TERRAIN DE JEU POUR TOUTES LES NÉVROSES. »

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Photo Jessica Kourkounis
 ?? ?? DOMPTEUR DE FAUVES_ Après avoir dirigé Anthony Hopkins, Florian Zeller mate Wolverine lui-même, alias Hugh Jackman, dans une de ses plus belles performanc­es.
DOMPTEUR DE FAUVES_ Après avoir dirigé Anthony Hopkins, Florian Zeller mate Wolverine lui-même, alias Hugh Jackman, dans une de ses plus belles performanc­es.
 ?? ?? UNE FAMILLE EN OR ?_ Le trio gagnant de Zeller: l’Australien Zen McGrath, vingt ans, Laura Dern, qu’il idolâtre depuis les films de David Lynch, et bien sûr Hugh Jackman. (Photo Rekha Garthon)
UNE FAMILLE EN OR ?_ Le trio gagnant de Zeller: l’Australien Zen McGrath, vingt ans, Laura Dern, qu’il idolâtre depuis les films de David Lynch, et bien sûr Hugh Jackman. (Photo Rekha Garthon)

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