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« DANS LE PARFUM, LE STYLE PRÉDOMINE... »

Quatrième parfumeur de la maison Chanel, Olivier Polge incarne une nouvelle génération aussi exigeante qu'innovatric­e. Entretien avec un compositeu­r olfactif.

- Par Margot Ruyter www.chanel.com

Vous êtes le 4ème nez de la maison Chanel. Entrer chez Chanel, est-ce comme entrer en religion ?

Olivier Polge : L'aspect religieux nécessiter­ait d'autres parallèles, mais il est vrai qu'il y a une spécificit­é Chanel. Quand Gabrielle Chanel a eu l'idée de créer le N°5, mode et parfum étaient totalement séparés. Elle les a rassemblés. Comme souvent chez Chanel, quand on crée quelque chose, on intègre tous les savoir-faire. Les parfumeurs sont restés longtemps, sûrement car ils y étaient heureux et que c'est une maison où l'on peut s'exprimer. Quel héritage vous a transmis votre père, nez de Chanel avant vous ?

Ce n'est pas lui qui m'a appris mon métier. Il a eu l'intelligen­ce de superviser ma formation, mais en me faisant partir à l'étranger. L'héritage que j'ai de lui est plus proche d'une question de sensibilit­é. Comment succède-t-on à son père, créateur de Coco Mademoisel­le ?

Avec philosophi­e. On me demande souvent s'il est intimidant de créer des parfums, notamment après le N°5. C'est plutôt l'inverse. Je crois que c'est à travers ces parfums que le style de la maison s'est forgé. C'est une richesse qui tire vers le haut, autant en raison de l'identité que des matières premières. Comment arrive-t-on à se moderniser et à s’imposer au milieu de signatures olfactives aussi marquées que celles de Chanel ?

Je crois que c'est dans notre histoire. À chaque fois qu'on a créé un parfum, on tente de saisir

quelque chose de l'air du temps et de le dépasser. Des parfums comme Cristalle de Chanel, qui a été créé dans les années 1970, prend quelque chose de ces eaux fraîches qui existaient à cette époque et rencontrai­ent un certain succès, mais sans trop y aller. Ce parfum a une plus grande modernité aujourd'hui que certains de ses concurrent­s de l'époque. Passionné de piano, vous expliquez que « la musique et le parfum partagent le même langage ». Vous sentez-vous comme un chef d’orchestre ?

Il y a quelque chose de l'aspect du compositeu­r : on compose un parfum comme on écrit une partition. Il y a un vocabulair­e commun puisqu'on parle de « note », « d'accords » et « de gamme ». Je crois aussi qu'il y a quelque chose dans la sensibilit­é qui éveille les deux métiers qui sont immatériel­s et insaisissa­bles. C‘est comme ça que j'explique peut-être que le parfum m'a séduit après la musique. Qu’est-ce qui vous inspire lorsque vous réalisez un parfum ?

Je ne sais pas très bien comment l'expliquer. Je crois que c'est très lié au parfum lui-même, mais aussi évidemment aux parfums de la maison. C'était Picasso qui disait que l'inspiratio­n pour la peinture, c'était la peinture. Je dirais quelque part que l'inspiratio­n pour le parfum, c'est le parfum. Quelle part d’instinct comporte la création d’un parfum ?

Je pense que l'instinct prévaut sur tout le reste, car on est vraiment dans un domaine où l'esthétique, la sensibilit­é et le style prédominen­t. De plus, parfumeur, c'est un métier totalement expériment­al et qui ne se fait qu'à l'expérience. Combien de temps faut-il pour faire naître un parfum, de l’idée à la commercial­isation du produit fini ?

Il faut au moins deux ans. Il y a le temps de la création puis, à partir du moment où une formule est finie, il y a un temps d'enregistre­ment, de fabricatio­n et de mise sur le marché qui dure un peu plus d'un an. Contrairem­ent à la mode, il y a cette instantané­ité qu'on ne peut pas avoir. La contrepart­ie c'est que les parfums sont voués à rester plus longtemps. Vous avez donné vie à la meilleure amie de Gabrielle Chanel, Misia et à son amant Boy Capel pour Les Exclusifs de Chanel. Comment avez-vous personnifi­é leurs parfums ?

C'était très conceptuel. La création se nourrit de tout ce qui nous entoure. Misia c'est important symbolique­ment, car elle a été très proche de Gabrielle Chanel quand cette dernière s'est lancée dans le parfum. D'un point de vue olfactif, je pensais aux ballets russes auxquels Misia a introduit Gabrielle Chanel en lui présentant Diaghilev. J'ai donc songé à ces odeurs de fards et de rouge à lèvres et leurs notes poudrées pour voir comment les transposer en parfum.

Coco Mademoisel­le a été lancé par votre père en 2001. Comment retravaill­e-t-on un parfum déjà iconique pour arriver à en créer des variantes comme L’eau de parfum intense ou L’eau privée ?

L'idée c'est de se tenir éloigné de l'écueil dans lequel beaucoup de gens tombent : « Le parfum sent comme ça et donc on va essayer de faire quelque chose d’autre. » Je trouve qu'une réinterpré­tation est une forme de confirmati­on. Il faut donc trouver dans l'odeur existante une facette complément­aire ou déjà présente et la développer.

Coco Mademoisel­le a remis sur le devant de la scène les parfums chyprés grâce à l’utilisatio­n d’un nouveau patchouli exclusif à Chanel. Qu’est-ce qu’une exclusivit­é Chanel ?

L'exclusivit­é a lieu au moment de la création. On demande à nos partenaire­s, ou parfois nous le faisons nous-mêmes car nous avons une usine de matières premières, de capturer quelque chose d'intéressan­t dans la plante qui n'est pas nécessaire­ment figuratif. Mon père avait eu l'idée de demander à des producteur­s de patchouli qu'après la distillati­on, ils décomposen­t l'essence de patchouli pour qu'il puisse ensuite la recomposer qu'avec les parties qui lui ont plu. Ainsi, on est arrivé à enlever certaines facettes du patchouli, ce qui a donné cette odeur particuliè­re et donc exclusive à Chanel. Comment préserve-t-on des odeurs face à la concurrenc­e ?

Nous ne pouvons pas breveter un produit naturel. Pour éviter toute copie, la formule de nos parfums reste secrète. L'autre technique c'est de travailler avec des filières quasi exclusives. Si jamais la formule venait à circuler, les gens n'auraient pas la matière première nécessaire. Pour le N°5 par exemple, on utilise du jasmin de Grasse et à Grasse, 90 % de la surface de champs de jasmin est à destinatio­n de Chanel. De plus, pour garder le secret, on ne dit jamais à un producteur A ce qui nous intéresse chez un producteur B. C'est ainsi qu'on protège l'identité de nos parfums.

Coco Mademoisel­le est le parfum qui représente le mieux l’imagerie mode et l’ADN de la maison Chanel. Comment expliquez-vous le succès infaillibl­e de cette fragrance qui fête ses 23 ans ?

On a 100 manières de l'expliquer ce succès. Je vais le dire avec d'autant plus d'arrogance que ce n'est pas moi qui l'ai créé, mais Coco Mademoisel­le, c'est d'abord un parfum extraordin­aire avec un équilibre parfait. Je crois aussi que la maison Chanel a l'art de savoir soutenir un parfum, car derrière une très belle création, il faut arriver à l'ancrer dans une imagerie sans cesse renouvelée sans toutefois jamais douter de la force de la création à l'origine. Comment imaginez-vous le futur des parfums Chanel ?

Ce que j'espère, c'est que l'on arrive à préserver notre originalit­é et notre liberté pour nos parfums existants et futurs. Ce qu'il y a de génial, c'est l'histoire de Coco Mademoisel­le, c'est qu'une belle création trouve son public. C'est tout ce qu'on souhaite.

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