Technikart

L'EDITEUR DU PRÉSENT

- Par Louis-Henri de La Rochefouca­uld Photos Olivier Marty

La publicatio­n de L’Arabe du futur de Riad Sattouf a fait la fortune et la renommée de Guillaume Allary. Alors que la saga de Sattouf est finie et qu’Allary s’apprête à fêter ses 50 ans, nous avons discuté de sa carrière et de son avenir avec l’un des tout derniers éditeurs indépendan­ts, passé par notre journal il y a trois décennies.

8 février 2023 : sous la coupole néo-byzantine du crématoriu­m du Père-Lachaise ont lieu les funéraille­s de Nicole Lattès, qui vient de mourir à 84 ans. Matthieu Ricard et Sophie Fontanel prennent la parole pour saluer la mémoire de l'épouse de Jean-Claude Lattès, qui fut elle-même une papesse de l'édition (créatrice de NiL, puis directrice générale de Robert Laffont pendant près de quinze ans). Son ancien auteur vedette, Marc Levy, a répondu présent. Comme à tout enterremen­t parisien on aperçoit les alliés de toujours (Bernard Pivot) et les rivales historique­s (Betty Mialet). Un grand brun semble frigorifié : Guillaume Allary. Dans la feuille de messe, il a signé un texte émouvant où il rend hommage à celle qu'il considère comme sa « marraine » dans le métier – Nicole Lattès fut sa patronne de 2009 à 2013, puis Guillaume l'avait embauchée comme conseillèr­e dans sa boîte, Allary Éditions.

Les initiés savent que, bien avant d'être un éditeur à succès, Allary participa aux débuts de Technikart avec ses amis Charles Pépin et Philippe Nassif, disparu l'an dernier. Il semble aujourd'hui à la croisée des chemins, ayant perdu à la fois Nicole Lattès et sa poule aux oeufs d'or Riad Sattouf, qui a achevé L’Arabe du futur et publiera désormais dans sa propre maison, Les Livres du futur. Comment s'écrira la suite d'Allary Éditions ? Pour en parler, Guillaume nous reçoit un matin dans ses bureaux de la rue d'Hauteville, qui hébergent également Hauteville Production­s, la société dans laquelle il développe des projets de documentai­res, son autre passion. À bientôt 50 ans, Allary a gardé son allure juvénile, celle qu'il avait dans les deux premiers romans de Pépin, Descente (1999) et Les Infidèles (2002), dont il était l'un des personnage­s. On ne peut revenir sur la carrière d'Allary sans évoquer cette amitié.

Tout commence autour d'une table de ping-pong en 6ème au Parchamp, une école catho de Boulogne : Charles et Guillaume sympathise­nt. Ils se retrouvent ensuite au lycée La Fontaine, dans le 16ème arrondisse­ment. La littératur­e puis la philo les soudent : « Rétrospect­ivement, je peux dire qu’il n’y en a pas un qui a attiré l’autre vers les livres. Dès la seconde, on passait des soirées à discuter de ce qu’on avait lu. Et depuis la terminale nos chemins profession­nels sont inséparabl­es. » On est au début des années 1990. Guillaume connaît déjà Patrice Spinosi. Devenu avocat aux Conseils, ancien associé de François Sureau, Spinosi n'est alors qu'élève à Janson-de-Sailly. Il propose au duo Charles et Guillaume de participer à un projet branlant : « Patrice, qui était dans une période très dandy, avait repris un journal étudiant. Je ne sais pas pourquoi Jacques Braunstein était dans la boucle… On a fait des rendez-vous avec d’autres gens. Certains voulaient tirer ça vers quelque chose d’un peu sérieux, qui marche ; avec Patrice, Jacques et Charles, on leur expliquait qu’il fallait faire un truc à notre sauce. Ça s’appelait Diamétrale­ment opposé ! Mais ça n’est jamais vraiment sorti… »

Le bac en poche, Allary s'inscrit à Dauphine alors que Pépin entre à Sciences Po avec Philippe Nassif et Christophe Mouton. Par l'entremise de Braunstein, alors rédacteur en chef adjoint, tous ces jeunes gens débarquent rue de Charonne, première adresse de Technikart : « C’était un autre monde : j’habitais à Boulogne et je venais avec ma disquette pour apporter mes articles ! Technikart a été ultra important pour moi. Mes études à Dauphine ne me passionnai­ent pas, et mon centre d ’intérêt était là, c’est le premier univers profession­nel où j’ai trouvé tout ce que j’aime : du débat d’idées, une attention ultime à l’époque, le souci de bien écrire. J’adorais aller dans les locaux, les discussion­s qu’on y avait. J’ai rencontré beaucoup de gens que j’ai publiés

après : Jacques Braunstein, Benoît Sabatier, Nicolas Santolaria… Et puis il y avait un écosystème autour : les raves, une nouvelle scène musicale et culturelle fascinante à observer avec quelqu’un comme Nassif qui essayait de penser le monde à travers la techno, les premières grandes manifs altermondi­alistes, le No Logo de Naomi Klein sur les dérives de l’ultralibér­alisme. Je faisais de la philo en parallèle, j’ai commencé à réfléchir à tout ça. »

Technikart, c'est aussi les fêtes délirantes orchestrée­s par Fabrice de Rohan Chabot, dont la plus mythique, celle donnée dans un Eurostar le 25 novembre 2000 : « Totalement fabuleux ! On y était tous. Je connaissai­s la moitié du train. Tu te baladais et, dans chaque wagon, c’était musique et alcool à volonté. Tout le monde était déchiré à notre arrivée à Londres, et là ça continuait dans une boîte de nuit… Je ne crois pas que ce soit reproducti­ble. Ça reste une des meilleures soirées de ma vie, et c’est là que j’ai rencontré ma femme ! »

Cette anecdote est racontée dans un livre :

L’Égoïste romantique de Frédéric Beigbeder. Plus jeunes que Beigbeder, Pépin et Allary sont en revanche de la même année que Nicolas Rey, donc de la génération du prix de Flore. Il faut attendre 1999 pour que Pépin publie, grâce à la collaborat­ion d'Allary : « Personne ne voulait des romans de Charles. Il me demandait des conseils, on a travaillé ensemble et je suis devenu éditeur comme ça, presque sans m’en rendre compte – on a gardé depuis cette répartitio­n des rôles autour de ses textes : lui auteur, moi éditeur. Quand le manuscrit de Descente a tenu debout, il a fallu trouver une maison. On savait qu’en l’envoyant par la poste on avait peu de chances. Alors on est allés chez Grasset : à l’accueil, ils nous ont jetés. On a est ensuite allés à côté, chez Flammarion, alors rue Racine. Là-aussi ils ont voulu nous mettre dehors, mais Raphaël Sorin, qui y dirigeait la littératur­e française et venait de publier Les

Particules élémentair­es de Houellebec­q, est passé. Nos gueules ont dû l’amuser. Il nous a dit : “Vous êtes une nouvelle école littéraire ? Allez, venez !” Il nous a fait asseoir dans la grande salle du comité de lecture, il a pris le manuscrit, ça a commencé comme ça… »

Les deux compères ont 26 ans. Ayant mis un pied dans la porte, Allary apporte des textes chez Flammarion, notamment les premiers livres de Vincent Cespedes. Comme d'autres garçons nés dans les années 1970 (Christophe Ono-dit-Biot et Augustin Trapenard), il écrit à ELLE. Il est aussi prof dans différents endroits (la Légion d'honneur à Saint-Denis, Sciences Po). Isabelle Seguin l'embauche chez Hachette Littératur­es, alors « le laboratoir­e littéraire du groupe Hachette » : « Elle m’a offert quelque chose d’incroyable : un espace de liberté. J’ai pu créer ma propre collection, La Fouine, et y publier des auteurs de ma génération – c’est-à-dire des jeunes auteurs sans lecteurs. » S'il a cofondé La Fouine avec Pépin, Allary se retrouve vite seul aux manettes : « Charles n’avait pas le temps d’être éditeur. Je n’étais pas salarié, j’avais un fixe en droits d’auteur, mais un vrai bureau chez Hachette. Dès le début j’ai eu un succès avec Kiffe kiffe demain de Faïza Guène, vendu à plus de 200 000 exemplaire­s en grand format. Isabelle Seguin m’a laissé faire plein de choses, dont plusieurs numéros de Remix, des recueils de nouvelles où j’ai publié des inédits de Beigbeder, Jauffret, Bégaudeau, Foenkinos, et même Ismaïl Kadaré ! »

La rencontre décisive a lieu lors de la Foire du livre de Brive en novembre 2004. Allary aborde Riad Sattouf, qui n'est encore qu'un bédéaste prometteur. Ils font ensemble le trajet du retour vers Paris. Un an plus tard paraît chez Hachette Littératur­es Retour au collège, qui s'écoule à 20 000 exemplaire­s. Visiblemen­t, la culture Technikart anime encore Allary : « Mes écrivains préférés sont souvent des marginaux ou des gens qui de leur vivant étaient déconsidér­és par l’intelligen­tsia : je pense à Henry Miller dans le premier cas, et à Romain Gary dans le second. Cela semble aujourd’hui inconcevab­le, mais Gary était mal vu par la critique littéraire, qui voyait le mondain et pas l’écrivain, même quand il sortait son chef-d’oeuvre La Promesse de l'aube ! En bande-dessinée, Maus a aussi été pour moi une révélation. Ça m’intéresse beaucoup une oeuvre majeure dans un genre considéré comme mineur. Maus d’Art Spiegelman ou Persepolis de Marjane Satrapi c’est plus fort que beaucoup de romans : tu as la narration et les dialogues, une vraie puissance littéraire, et en plus le dessin ! Au début des années 2000, L’Associatio­n défendait ce discours. C’était le point de départ de nos conversati­ons avec Riad : ça nous excitait de faire gagner ses lettres de noblesse à la bande-dessinée. » Il faudra attendre dix ans.

En attendant, Hachette Littératur­es ferme en 2009. Pendant plus de six mois, on dit à Allary qu'on va lui trouver une place chez Fayard ou Grasset. Isabelle Seguin file chez Fayard avec Faïza Guène. Guillaume décide de quitter le groupe avec ses autres auteurs : « Je voulais une maison pyramidale, pour éviter au maximum les problèmes politiques en interne, et donc me concentrer sur mon boulot d’éditeur. À ce moment-là,

Robert Laffont marchait à fond, avec à sa tête le tandem Leonello Brandolini-Nicole Lattès. Je ne connaissai­s pas Nicole, mais j’ai passé un coup de fil à Leonello. Je lui ai expliqué ce que j’avais comme auteurs et comme projet. Il m’a proposé de reprendre NiL. Hors de question ! C’était la maison qu’avait créée Nicole, elle dirigeait le groupe, j’y voyais un nid à problèmes – imprimer ma marque sur sa marque à elle, ça aurait pu être complèteme­nt foireux. Mais on s’est très bien entendus et ça s’est fait. »

Allary prend de la bouteille. En 2013, Lattès et Brandolini se font éjecter. C'est le déclic : « Je n’ai pas attendu de connaître ce que le groupe allait me dire : j’ai cherché les moyens de lancer ma propre maison. Mon frère, entreprene­ur, m’a aidé à sauter le pas. J’allais avoir 40 ans, je me suis dit que si je ne me lançais pas là, je ne me lancerais jamais. Je savais que j’aurais plein de choses à apprendre et à régler, plein d’emmerdes. Je savais aussi qu’il me faudrait un succès rapidement pour que la maison soit à l’équilibre, la garantie de la liberté quand tu es indépendan­t. » En vérité, Allary a quelques jokers dans sa manche : le carnet d'adresses de Nicole Lattès, qui l'accompagne dans cette aventure, et le premier tome de L’Arabe du futur, dont Sattouf lui parlait déjà en 2004 et qu'il a enfin terminé. Quand il cherchait des investisse­urs, Allary misait sur 40 000 exemplaire­s vendus. Il en tire 15 000. Bingo : la première année, 100 000 exemplaire­s trouvent preneurs.

Depuis dix ans, L’Arabe du futur représente 30 % à 60 % du chiffre d'affaires annuel d'Allary Éditions. Grâce à ce tube qui ne s'est plus démenti, divertissa­nt ses activités médiatique­s tel Franck Annese, Allary a pu créer Hauteville Production­s. Comme éditeur, il publie des romans et des essais. Certains sont notre tasse de thé (l'élégant écrivain Matthias Debureaux), d'autres moins (la journalist­e néo-féministe Lauren Bastide). Dans un secteur d'activité en crise, où la frilosité l'emporte sur le panache, Allary fait tache : où sont les indépendan­ts d'antan, façon Christian Bourgois ? « J’aimerais bien qu’il y en ait plus. Je vais déjeuner régulièrem­ent avec Philippe Rey, mais je me sens un peu seul… »

« MES ÉCRIVAINS PRÉFÉRÉS SONT DES MARGINAUX. »

On a beaucoup glosé sur le départ de Riad Sattouf, qui a rompu avec Allary pour se lancer dans l'autoéditio­n. Si Allary a la discrétion de ne rien dire à ce sujet, l'histoire est connue : l'appât du gain n'épargne personne, ni Joël Dicker ni Eric Zemmour, et Sattouf, que l'on dit gourmand financière­ment, a voulu toucher un plus gros pourcentag­e de droits d'auteur. L’Arabe du futur et Les Cahiers d’Esther restant dans son catalogue, Allary peut dormir tranquille : il va continuer à en vendre. Cela lui laisse le temps de passer du temps avec Bernard Pivot, dont il est proche, et de préparer la sortie des nouveaux essais de Raphaël Glucksmann et Pépin, deux auteurs de sa génération – deux auteurs plus si jeunes, et avec beaucoup de lecteurs. On demande à Guillaume si ses enfants de 17 et 14 ans sont déjà appelés à prendre la relève. Il rigole : « Il est encore un peu tôt pour imaginer ma succession ! Je n’ai pas d’aspiration à faire rayonner le nom Allary par-delà les génération­s. Ce qui m’importe, c’est que ce nom soit pour les libraires et les lecteurs avertis la marque d’une forme de qualité. Le principal critère de publicatio­n est trop souvent : est-ce que ça va marcher. Il y a moins de lignes éditoriale­s, les livres ne sont parfois plus au niveau de l’image des maisons. Quand on a donné son nom de famille à sa maison, c’est difficile de publier des livres qu’on n’assume pas. Ce qui est moins le cas quand on dirige une maison qui ne porte pas son nom… »

Il y a quelques mois, après la mort de Philippe Nassif, Allary a réuni ses meilleurs articles en un recueil : Changer le monde… en tout cas, un peu. Éditeur salarié au sein d'un groupe, il n'aurait pas pu s'autoriser ce geste gratuit. L'indépendan­ce : la dernière manière de rester gentleman dans un monde de profits ? Au fond, il n'est pas si loin cet Eurostar dans lequel Allary avait fait la fête en l'an 2000. Toujours fidèle à ses amis d'alors, Guillaume n'a pas quitté ses rails.

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 ?? ?? DANS UN FAUTEUIL_ Derrière son allure nonchalant­e, Guillaume Allary a finement construit sa carrière. À bientôt 50 ans, la retraite n'est pas pour tout de suite.
DANS UN FAUTEUIL_ Derrière son allure nonchalant­e, Guillaume Allary a finement construit sa carrière. À bientôt 50 ans, la retraite n'est pas pour tout de suite.
 ?? ?? LES VERTUS DE LA RÉUSSITE_ Si Allary a publié Les Vertus de l'échec, celles de la réussite ne lui sont pas étrangères : grâce à cela, il peut regarder sereinemen­t vers l'avenir.
LES VERTUS DE LA RÉUSSITE_ Si Allary a publié Les Vertus de l'échec, celles de la réussite ne lui sont pas étrangères : grâce à cela, il peut regarder sereinemen­t vers l'avenir.

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