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LA TRAVERSÉE DES DÉSERTS

- Par Louis-Henri de La Rochefouca­uld

Cela fait un quart de siècle que Sophie des Déserts signe dans la presse des enquêtes imparables. Comment a-t-elle trouvé sa manière si particuliè­re de raconter la comédie humaine ? Portrait d’une femme qui prouve qu’on peut continuer de cultiver l’excellence dans une profession en crise.

Imagine-t-on le PSG laisser Mbappé sur le banc ? Quand on a un tel crack dans son effectif, on

le met en avant. Bizarremen­t la direction de Paris Match n'a pas donné assez de temps de jeu à Sophie des Déserts, journalist­e de pointe qui sévissait dans ses colonnes avec brio depuis 2020. L'automne dernier, il se murmurait dans le milieu qu'elle cherchait à partir. En février, on l'a vue réapparaît­re en recrue de choc à Libération, avec coup sur coup deux sujets de couverture frappants : l'un sur les dernières polissonne­ries et provocatio­ns de Houellebec­q, l'autre sur les intrigues versaillai­ses de Catherine Pégard. Art de la narration, finesse psychologi­que, anecdotes croustilla­ntes : à chaque papier, Sophie des Déserts fait mouche. Les éditions du Rocher ne s'y sont pas trompées en réunissant dans un livre savoureux, Croquis de pouvoir, certains des meilleurs articles publiés par cette plume d'élite entre 2009 et 2022 – une galerie de portraits où l'on croise les politiques et les milliardai­res, mais aussi Jacques Attali et Robert Bourgi, Alain Finkielkra­ut, Mimi Marchand et tant d'autres personnage­s pittoresqu­es souvent fêlés.

D'un naturel humble et timide, Sophie des Déserts a semblé surprise que l'on veuille l'interviewe­r. Elle nous a donné rendez-vous à la brasserie La Lorraine, place des Ternes. Face à nous, en vrai, elle a des faux airs de Florian Zeller et de Jean-René

Huguenin, l'auteur de La Côte sauvage. Dans son dos discutent à voix basse deux vieux cols blancs dont les affaires ne doivent pas marcher très fort. Le restaurant a un côté rétro, giscardien. Le lieu idéal pour revenir sur le parcours d'une femme née en 1977.

De son propre aveu, l'enfance de cette élégante « Bretonne 100 % pur beurre » sonne comme « Nantes », la chanson de Barbara : « Il pleut sur Nantes, donne-moi la main / Le ciel de Nantes rend mon coeur chagrin… »

Elle n'a que deux ans quand son père, un ophtalmo joueur et cavaleur, quitte sa mère, laquelle ne refera jamais sa vie et noiera son spleen dans le thé et les romans anglais : « Je ne peux plus mettre les pieds à Nantes, j'y ai vécu des années un peu douloureus­es, faites de silence, d'observatio­n et de longs dimanches où j'espérais secrètemen­t voir mon père qui vivait sa vie autrement. J'étais l'une des seules filles de divorcés dans mon école, entourée de familles bourgeoise­s et très normées que j'enviais, pensant naïvement qu'elles allaient toutes bien… »

Les malheurs de Sophie s'atténuent quand elle a dix ans. Sa mère, prof, est mutée dans les Hautsde-Seine. Voilà la fillette hébergée à Neuilly chez ses grands-parents, dont elle a par ailleurs hérité un profond attachemen­t au Finistère : « Mon grand-père a grandi à Meneham, entre deux rochers, dans un corps de garde construit par Vauban. Je retourne chaque année dans la région, entre Brest et Roscoff. C'est mon port. Ça ressemble à la Corse en apparence, mais l'eau est à 17°. Tous les soirs en août on met des pulls marins, on fait des feus et on boit du rhum. » Quel était son rapport à la presse quand elle était adolescent­e ? Sophie des Déserts sourit : « Chez ma mère, il y avait beaucoup de livres ; chez mon père, il y avait surtout Paris-Turf. Mes grands-parents étaient lecteurs du Figaro et du Quotidien de Paris, sans plus… Ma mère devait écouter un peu France Culture, mais je n'ai pas souvenir d'une effervesce­nce d'infos. Tous les soirs, je regardais Santa Barbara, pas le journal télévisé ! »

LE MONDE D'AVANT

Après le bac, étant entourée de gens qui font des écoles de commerce, elle s'inscrit à Dauphine en licence de gestion. Très vite, elle change d'orientatio­n, prépare Sciences Po et y est reçue. Elle fait son premier stage à Presse Océan avec Bruno Duvic (qui a lui aussi fait du chemin depuis) : « C'était l'occasion de revoir mon père à Nantes. Et puis je n'avais aucun piston, zéro connexion, et on avait dû me dire que la presse locale c'était bien pour débuter… J'étais tout-terrain. Je me souviens avoir écrit sur le Musée de la poupée, les grévistes au port autonome de Nantes, une expo sur Jules Verne, un type qui était mort dans une banlieue chaude… J'ai tout de suite aimé ce métier pour les rencontres et l'abstractio­n qu'il y a ensuite, quand on se retire dans sa coquille

pour écrire – car je suis solitaire, au fond. »

Dès sa deuxième année de Sciences Po, en 1996, Sophie des Déserts fait un stage plus porteur, cette fois-ci au Nouvel Observateu­r, au service société. Embauchée par Laurent Joffrin, elle y débarque en même temps qu'Aude Lancelin, qui intègre pour sa part le service culture, sous la houlette de Jérôme Garcin. Le tout premier papier de Des Déserts ? Une enquête sur les clochards de Paris titrée « Les gueux de l'an 2000 » : « Pendant cinq ans j'ai fait les SDF, les réseaux de prostituti­on, le tuning, les hôpitaux, les nuits aux urgences, les avalanches… » Le Nouvel Observateu­r qu'elle nous décrit, encore installé place de la Bourse, n'a pas grand-chose à voir avec L'Obs d'aujourd'hui : « C'était un autre monde – un monde fabuleux où j'ai tout appris. Il y avait des grandes plumes, comme le futur prix Goncourt Jean-Paul Dubois qui rentrait de ses reportages aux États-Unis. Il y avait aussi François Caviglioli. On rigolait à la rédaction parce qu'il lui arrivait de bidonner ses reportages, et quand il les bidonnait c'était encore meilleur que quand il partait vraiment… Un jour on le cherchait une veille de bouclage. Il faisait croire qu'il était en Russie, jusqu'à ce qu'un rédacteur en chef l'aperçoive dans une cabine téléphoniq­ue sur les Grands Boulevards… Caviglioli écrivait comme s'il était sur place, et c'était génialissi­me. C'était un vrai bain de culture. Françoise Giroud tenait encore sa chronique télé, toute la rue de Solférino défilait pour voir Jean Daniel, on croisait Elie Wiesel et des ambassadeu­rs, Bernard Frank venait aux conférence­s du vendredi. Ça gueulait pas mal au sein du journal, il y avait déjà les deux gauches irréconcil­iables, mais elles se parlaient encore. On trouvait également des mecs de droite, des poètes, des fous, et quelques alcoolos. Dans mon service, beaucoup rentraient du déjeuner bien gais après 15 heures. Je me demandais comment j'allais percer dans ce métier sans devenir alcoolique moi-même… »

Le monde d'avant, c'est aussi l'envers du décor. Des Déserts nous parle d'un type qui avait sauvé Jean Daniel d'un attentat en Algérie, et avait été engagé en manière de reconnaiss­ance : « Tous les jours des stagiaires entraient dans son bureau, il baissait les stores et faisait ce qu'il avait à faire. Tout le monde se marrait. Ce n'est plus racontable désormais… » Dans ce journal qui « laissait assez peu de place à la jeunesse », la vingtenair­e préfère frayer avec d'autres anciens, tel Delfeil de Ton. Elle lit Cioran, Jean Cau, Marcel Aymé, Philip Roth et Raymond Carver. Elle regarde aussi avec attention ce que font ses consoeurs qu'elle admire, Ariane Chemin, Florence Aubenas et Marie-France Etchegoin. On lui fait refaire quinze fois ses papiers, elle pleure souvent mais apprend sur le tas : «À L'Obs à l'époque il y avait le sens du récit, il fallait toujours raconter une histoire, accrocher le lecteur et ne pas le perdre. Ça oblige à une forme d'esprit. J'ai aussi compris qu'un reportage ou une enquête doivent se faire à 360°, en multiplian­t les sources. Au service politique il y avait une consanguin­ité excessive avec les éléphants du PS, c'est l'une des raisons pour lesquelles je ne suis jamais devenue journalist­e politique. J'aime aller voir les flics et les voyous ; les grands patrons, les syndicats et les ouvriers. »

On lui demande quand et comment elle a trouvé son style. Elle rougit : « Cela me fait bizarre que vous me parliez de style ! »

Deux éléments décisifs restent à raconter sur ces longues années de formation. Dans les années 2000, alors que son mari doit aller faire un PhD à Stanford, elle demande un congé sans solde. Avec

son « paternalis­me à l'ancienne », le propriétai­re de L'Obs, Claude Perdriel, lui ouvre un poste de correspond­ante à mi-temps : « J'ai énormément bossé finalement. J'ai même fait un numéro spécial sur la Californie, pas la meilleure vente de l'année et pourtant un numéro prospectif avec les egg-parties des filles de Stanford qui congelaien­t leurs ovules, les catalogues de donneurs, la GPA, le mariage gay, l'homoparent­alité... J'ai aussi rencontré Sergueï Brin et Larry Page, les fondateurs de Google. Je me suis intéressée à l'impact des écrans sur les cerveaux des enfants. La Californie était un laboratoir­e incroyable ! »

En 2006 ou 2007, L'Obs lui confie un papier sur Cécilia Sarkozy, enquête qui va l'orienter vers les (excellents) articles qu'elle signe souvent depuis : « Je l'ai prise comme n'importe quel sujet, je les ai interviewé­s, elle et son entourage, et j'ai raconté la séparation du couple Sarkozy comme un objet politique. Ensuite j'ai écrit sur les conseiller­s Pierre Charon et Franck Louvrier. J'avais rencontré Claude Guéant. Je me suis dit : il faut raconter les coulisses, les gens que nos lecteurs ne voient pas. Comment se fait vraiment la politique dans l'ombre. Je précise que je n'ai pas d'attirance pour ce milieu-là. Jusqu'en 2007, je n'avais fait que des sujets dits sociétaux, les SDF, les jeunes, les enfants placés, les urgences, les réseaux de prostituti­on, quelques enquêtes sur l'industrie pharmaceut­ique, des choses parfois hard, comme une forme de psychanaly­se. Je reste marquée par un reportage sur un bidonville de Cassis, avec des ouvriers marocains et algériens avec lesquels nous avions partagé un méchoui un soir. Je ne suis pas fascinée par les puissants : le Tout-Paris de la politique et des affaires est une part de l'humanité que je prends comme ce bidonville de Cassis. »

Si elle dit estimer Raphaëlle Bacqué et Marion Van Renterghem, Sophie des Déserts ne se reconnaît que deux vrais amis dans la coterie journalist­ique : Émilie Lanez et Grégoire Leménager.Toujours mariée avec le père de ses trois enfants, elle préfère l'eau froide de la Bretagne à la fausse chaleur des cocktails. D'où peut-être son statut singulier : à la fois signature célèbre et femme mystérieus­e. Dieu merci, sa discrétion ne l'a pas empêchée de se faire remarquer par d'autres patrons de presse. Après sa quinzaine d'années de service à L'Obs, on a pu la lire dans Vanity Fair (de 2014 à 2020), dans Paris Match (de 2020 à 2022) et maintenant dans Libération (intelligem­ment recrutée par Dov Alfon avec le soutien de Denis Olivennes, ndlr). Quel que soit le média où elle écrit, elle garde sa liberté de ton et impose ses longs calibrages. « Mon féminisme, c'est Élisabeth Badinter ; et ma gauche, ce serait Rocard et Mendès-France », affirme-t-elle. Comment peut-elle travailler dans un journal aussi militant que Libération ? « Je n'ai pas mis par hasard Camus en exergue de mon livre. Je fais un journalism­e sans idéologie aucune. Personne ne doit savoir ce que je pense politiquem­ent. Je trouve ça fou les journalist­es qui passent leur temps sur Twitter. Je ne suis même pas sur Twitter, grâce à mon année en Californie. »

FINE LAME

Il nous reste une question nunuche et une question qui fâche. La nunuche, d'abord : pourquoi, d'Anne Fulda à elle, les femmes sont meilleures portraitis­tes que les hommes ? Réponse de l'intéressée : «À L'Obs, les matières nobles, le service étranger, la politique et l'économie, étaient d'abord tenues par les mecs. L'humain, c'était pour les femmes. C'est un peu réducteur sans doute, mais les femmes ont peut-être une appétence plus forte, une capacité à se mettre à la place des gens. En ce qui me concerne, j'essaie toujours de laisser de côté les préjugés, même quand j'écris sur quelqu'un qui a priori ne me fascine pas. Je mets tout à plat, j'essaie de comprendre, je fouille les angles morts. »

Un bon sujet journalist­ique, pour Des Déserts, doit réunir « de l'inconnu, de l'humain, du romanesque et une résonnance avec la société ». Ce qui nous amène à la question qui fâche : les susceptibi­lités à ménager. Les actionnair­es pèsent-il trop sur les contenus éditoriaux ? Elle nous raconte qu'à son arrivée à Vanity Fair, elle avait été convoquée par Xavier Romatet, alors patron de Condé Nast, qui lui avait dit de ne pas toucher ni à Bernard Arnault ni à Vincent Bolloré. Pour le reste, elle pouvait tout se permettre. À Match, « de façon orwellienn­e », sans que personne lui précise les règles du jeu, elle a connu le cauchemar du journalist­e : des papiers qui restent au marbre – deux d'entre eux sont dans Croquis de pouvoir, l'un sur Valérie Pécresse, l'autre sur Nasser Al-Khelaïfi. Un flou qui l'a menée fin 2022 « au fond du trou » : « J'ai vraiment songé à me reconverti­r, j'ai regardé le concours d'institutri­ce, j'ai pensé à un autre boulot… Je pensais que ce métier est peut-être mort. »

Après cette déprime passagère, cette fine lame qui se déclare « comme nous tous, légère et grave, à la fois un peu intello et un peu beauf » a su revenir en grande forme à Libération : « Vingt-cinq ans de journalism­e ne changent rien, j'ai toujours un côté outsider. Et je veux préserver mon élan. Le jour où je ne l'aurai plus, j'arrêterai. Il faut garder sa curiosité et son amusement, c'est le meilleur moyen d'être heureux et de vieillir correcteme­nt dans ce métier. Si vous le faites comme un fonctionna­ire, mieux vaut devenir fonctionna­ire… »

Forte de cette conviction, l'une des meilleures plumes de la presse française prend dorénavant les papiers au jour le jour : « Le journalism­e n'est pas une fin en soi. Là, je me dis que Libération est peut-être mon dernier essai. Les conditions de travail se sont durcies, la contractio­n du temps nous emprisonne. Je suis très préservée pourtant, mais je suis nulle sous pression. Je vous assure que je suis une vraie tortue, j'ai besoin de décanter les interviews, de voir trente personnes, et je ne peux pas écrire plus de 5000 signes par jour. J'ai conscience que c'est du luxe de travailler ainsi. La presse ne peut pas fonctionne­r uniquement avec des gens comme moi ! » Une fois de plus, Sophie des Déserts pèche par modestie : s'il y avait plus de gens comme elle, aucun doute que la presse fonctionne­rait au contraire beaucoup mieux !

« J’AI RACONTÉ LA SÉPARATION DU COUPLE SARKOZY COMME UN OBJET POLITIQUE. »

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Photos Pierre Vassal / Haytham-Rea
 ?? ?? LA BÛCHEUSE DES VANITÉS_ Grande bosseuse, Sophie des Déserts passe au scalpel les importants du jours. Balzac et Tom Wolfe auraient aimé ses
Croquis de pouvoir.
LA BÛCHEUSE DES VANITÉS_ Grande bosseuse, Sophie des Déserts passe au scalpel les importants du jours. Balzac et Tom Wolfe auraient aimé ses Croquis de pouvoir.
 ?? ?? OEIL DE LYNX_ Ni intrigante cirepompes, ni échotière crédule, elle pose un regard lucide sur notre société. Une journalist­e qui décille ses lecteurs.
OEIL DE LYNX_ Ni intrigante cirepompes, ni échotière crédule, elle pose un regard lucide sur notre société. Une journalist­e qui décille ses lecteurs.

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