LA SEPTIÈME OBSESSION
Mais qu’ont en commun Quentin Tarantino et Bernard Minier ? Un amour pathologique du septième art, qu’ils transmettent aujourd’hui dans des livres très généreux.
CINÉMA SPÉCULATIONS QUENTIN TARANTINO (Flammarion, 448 pages, 25 €) UN OEIL DANS LA NUIT BERNARD MINIER (XO, 514 pages, 22,90 €)
On résume souvent les liens entre la littérature – ou tout du moins l’édition – et le cinéma à des histoires d’adaptation (ou d’acquisition des droits) et d’ouvrages plus ou moins généraux (et parfois excellents) sur le septième art. Tenez : dans la rédaction de Technikart, le camarade Marc Godin est une plume réputée dans ce registre, avec quelques ouvrages faisant autorité sur le cinéma gore, Henri-Georges Clouzot, Emmanuelle, Clint Eastwood ou Quentin Tarantino. Ce dernier nous permet aujourd’hui d’élargir ce spectre avec ce drôle d’objet intitulé Cinéma spéculations (remarquablement traduit par Nicolas Richard), qui pourrait a priori s’apparenter à un « best-of » commenté des films de sa vie. Cette vie de cinéphile a commencé, à l’âge de sept ans, avec une double séance Joe, c’est aussi l’Amérique de John G. Avidsen et Where’s Poppa de Carl Reiner – une formule « combo » qui a durablement marqué le futur cinéaste de Reservoir dogs. Suivront divers chapitres consacrés à des films des années 1970, un tant soit peu (re)connus, de Bullitt à Hardocre en passant par L’Inspecteur Harry ou Délivrance.
À travers ces pages, Q.T. revient sur la genèse et le contenu des oeuvres en question, les recontextualise dans l’histoire et la sociologie de l’époque avec force anecdotes tout en revenant de manière plus subjective sur la place de ces toiles dans sa vie. C’est tout un imaginaire, une logique qui se dessine ainsi, notamment lorsque l’ancien employé de vidéoclub à Manhattan Beach se permet quelques digressions – un hommage au critique Kevin Thomas ou à son pote Floyd Ray Wilson, une évocation générale du Nouvel Hollywood ou cette interrogation quasi-métaphysique : « et si c’était Brian De Palma qui avait réalisé Taxi Driver et non pas Martin Scorsese ? » Au fil des pages « patchwork » de Cinéma Spéculations, on saisit en creux l’étude d’une obsession pathologique, une pathologie qu’on désigne, faute de mieux, cinéphilie.
CINÉMA D’ÉPOUVANTE
Cité dans le livre de Tarantino, Tobe Hopper (Massacre à la tronçonneuse) est également présent, parmi tant d’autres noms du cinéma d’épouvante, au menu du dernier thriller de Bernard Minier, Un OEil dans la nuit. Parfois un peu regardé de haut par la critique française, l’ancien douanier devenu auteur populaire est toutefois acclamé un peu partout ailleurs, notamment pour ses fameuses scènes d’ouverture terrifiantes (ah, le cheval de Glacé…). Ici, un décorateur de cinéma (un certain Laugier, comme le réalisateur de Martyrs), en phase terminale, donne une enveloppe à un prêtre et lui dit : « L’enfer, mon père…J’ai été un de ses démons… ». Quelques pages plus loin, l’inspecteur Servaz, héros récurrent de Minier, découvre dans un hôpital psychiatrique le cadavre mutilé de Stan du Welz (oui, le même nom que le metteur en scène de Calvaire…), spécialiste des effets spéciaux – une mort qui n’est pas sans rappeler Candyman… Le maître du cinéma d’horreur Morbus Delacroix aurait-il un lien avec ce meurtre ? Un rapport avec l’un de ses films ? Pourquoi une étudiante, Judith Tallandier, est-elle si fascinée par le réalisateur-culte de Bloody Games ? Au-delà du pur roman de genre rondement mené, c’est un jeu de pistes cinéphilique, d’une rare générosité, que nous propose Minier. Loin d’un simple carnaval de clins d’oeil, l’auteur érige ici en système son principe référentiel (avec un appendice recommandant 150 films essentiels !), en nous interrogeant l’air de rien sur les mécanismes de l’horreur et notre fascination pour celle-ci. Avec l’écran (ou la page) entre elle et nous. ?