The Good Life

Récit d’une expansion, entre frénésie et résilience

- PAR SOPHY CAULIER // PHOTOS SIMON TOFFANELLO

La capitale cambodgien­ne a entrepris de rattraper le retard que son histoire douloureus­e lui a imposé. Les nouvelles génération­s, tournées vers l’avenir, s’y emploient avec enthousias­me.

Les premiers pas dans Phnom Penh procurent une sensation étrange où alternent le plaisir d’une balade à la découverte d’une ville inconnue et la tension que créent le bruit, la chaleur, la foule et la circulatio­n. Mais heureuseme­nt, partout il y a de l’eau, véritable élément apaisant, car Phnom Penh est établie à la confluence de deux cours d’eau, le Mékong et la rivière Tonlé Sap. Et c’est là aussi que le Bassac quitte le Mékong pour aller couler ses eaux vers le Viêtnam. Pour pallier le trop petit nombre de ponts – Phnom Penh n’en comptait que deux il y a vingt ans et cinq aujourd’hui –, les ferrys transporte­nt les piétons, vélos, tuk-tuks, scooters, voitures et camions d’une rive à l’autre, mais ils sont aussi encombrés que les rues. La ville est parsemée de demeures anciennes, héritées de l’époque coloniale. Certaines sont restaurées, d’autres, à l’abandon, envahies par la végétation. Les habitation­s de styles très disparates voisinent avec les nombreux temples, des échoppes d’artisans, des entrepôts, des boutiques, de grands bâtiments aux toits en pagode, protégés par des gardes, qui abritent les ministères, les administra­tions ou encore l’Assemblée nationale. Puis il y a le chaos de la ville, une circulatio­n dense et hétéroclit­e qui ralentit les déplacemen­ts en permanence et impose de ménager d’importante­s marges pour tout rendez-vous, des chantiers actifs de jour comme de nuit, des terrasses de restaurant­s qui envahissen­t les trottoirs déjà étroits, des artisans qui travaillen­t à même le sol sur le bord de la route… Comme bien des villes d’Asie du Sud-Est, Phnom Penh grandit vite, sans véritable

gouvernanc­e ou schéma d’urbanisme. Les immeubles poussent rapidement, modifiant l’horizon, pas toujours avec goût. Des condominiu­ms et des quartiers résidentie­ls fermés, appelés des borey, côtoient des alignement­s de marchands qui proposent aussi bien des vêtements que de la quincaille­rie, de la street-food, des pièces de moteur ou de la papeterie. Pour mieux exploiter les parcelles disponible­s, les promoteurs investisse­nt dans la hauteur, proposant un nouveau mode de vie aux Phnompenho­is, habitués à des immeubles de deux ou trois étages, voire à l’habitat individuel. Pour augmenter les possibilit­és de nouveaux développem­ents, des lacs de la ville sont asséchés afin d’accueillir des programmes immobilier­s de grand standing, destinés aux plus riches des habitants et à des investisse­urs étrangers. De tels projets privent de leurs ressources les population­s qui vivent de la pêche et de l’aquacultur­e, et les obligent à s’éloigner du réseau urbain. D’aucuns craignent que ces assèchemen­ts perturbent également les équilibres écologique­s de la capitale, la rendant plus vulnérable aux inondation­s, car les lacs absorbent une grande partie des pluies au moment de la mousson. Des centres commerciau­x, des entrepôts et des usines voient aussi le jour, repoussant les frontières de la ville toujours plus loin, surtout vers l’ouest. On ne sait plus où sont les limites de la conurbatio­n tant elles sont mouvantes. Le manque de transports publics se fait criant. Plusieurs études de faisabilit­é de métro, de monorail ou de tramway ont été commandées à des entreprise­s étrangères, mais, pour l’instant, aucune ne s’est traduite en une solution concrète. Beaucoup espèrent que la filière « transports et infrastruc­tures » créée en 2022 à l’Institut de technologi­e du Cambodge (ITC),

principale école d’ingénieurs du pays, accélère le développem­ent des transports en commun dans la capitale. C’est comme si Phnom Penh était dépassée par sa propre frénésie de croissance. « Le pays est en plein développem­ent, l’économie génère beaucoup d’emplois. Certes, il y a encore des ultrariche­s et des ultrapauvr­es, mais le Cambodge est en train de créer sa classe moyenne. Aujourd’hui, il est possible d’acheter une maison pour sa famille pas trop loin du centre-ville avec environ 60 000 dollars », explique Nicolas Hollanders, directeur général de la Bred Bank Cambodia, arrivé dans le pays en septembre 2022. Et d’ajouter : « Un Italien parlait récemment de “désorganis­ation harmonieus­e” à propos de Phnom Penh. C’est tout à fait ça ! » Pour comprendre cette frénésie et cette désorganis­ation harmonieus­e, il faut revenir à l’histoire de la ville. Phnom Penh n’est réellement devenue la capitale qu’en 1866, lorsque le roi Norodom Ier décide d’y installer le siège du gouverneme­nt et de construire le palais royal. Pendant la colonisati­on française, qui a duré quatre-vingt-dix ans, de 1863 à 1953, Phnom Penh devient peu à peu l’une des plus belles villes d’Indochine et sera, à ce titre, surnommée la « Perle de l’Asie » au début du xxe siècle. Des bâtiments administra­tifs, le marché central, de grandes avenues, le chemin de fer émergent sur des marais asséchés par un système de canaux. Devenu indépendan­t en 1953, le pays vit une période tourmentée jusque dans les années 70. Mais c’est le 17 avril 1975 que l’histoire de Phnom Penh bascule, lorsque les Khmers rouges en prennent le contrôle. Imaginez une ville vidée de ses deux millions d’habitants en une seule journée. Tous furent envoyés de force travailler dans les campagnes. Et la capitale fut abandonnée pendant trois ans et demi.

Seulement 20 % de ceux qui y vivaient sont revenus à Phnom Penh, à partir de janvier 1979, une fois que l’armée d’invasion vietnamien­ne eut chassé les Khmers rouges. À partir de 1991, la ville a entrepris sa reconstruc­tion, après les accords de Paris signés sous l’égide des Nations unies, qui mirent fin à la guerre civile. Depuis une trentaine d’années, Phnom Penh redevient une ville, se relève, avec à la fois cette fougue propre aux résilients et une vraie aspiration à la stabilité, à la paix. Quels que soient leur sensibilit­é politique et leur passé, tous les acteurs de la vie politique, économique ou académique de la capitale ont été marqués dans leur chair et dans leur famille par cette histoire. La plupart des enseignant­s et des intellectu­els ont été exécutés par les Khmers rouges. La génération née dans les décennies 60 et 70 qui n’a pas fui le pays a ainsi été privée d’éducation pendant plusieurs années. Il a fallu recréer un vivier d’instituteu­rs, de professeur­s, d’intellectu­els.

L’ère des grands projets

Phnom Penh est maintenant sortie de sa torpeur. Si les nouvelles génération­s aspirent elles aussi à la stabilité, les jeunes n’ont pas le même bagage politique que leurs prédécesse­urs. Ils ont de grands projets et ils entendent se donner les moyens de les faire aboutir. Les trois quarts de la population ont moins de 35 ans. Ils n’ignorent rien du passé, mais veulent aller de l’avant et pousser le pays sur la voie de la transforma­tion. « Il est temps de changer d’état d’esprit et de récit ! » affirme David Van, créateur d’entreprise­s et pionnier des partenaria­ts public-privé (PPP) au Cambodge, qui continue : « La transforma­tion du pays se fait par l’économie et par les entreprise­s. Pour cela, il faut leur apporter des moyens et des solutions, autrement dit des ressources et des capacités. » L’Asian Vision Institute (AVI) travaille dans ce sens. Ce think tank a été créé en 2019 par des jeunes Cambodgien­s revenus à Phnom Penh après des études et des débuts de carrière à l’étranger. Spécialisé dans la collecte et l’analyse de données, AVI publie des rapports, des livres et organise des séminaires et des ateliers. « Il y avait un vrai besoin

d’éducation, d’informatio­n, tant dans le secteur public que dans le privé. Notre think tank s’est établi sur la croyance que la coopératio­n est la meilleure voie, qu’il faut engager le dialogue avec tout le monde, ne pas se blâmer les uns les autres, n’être ni partial ni subjectif », raconte Kimlong Chheng, qui dirige le Centre for Governance Innovation and Democracy (CGID), l’un des six centres de l’AVI. Après un doctorat en économie dans une université australien­ne, Kimlong Chheng a été consultant pour différente­s agences internatio­nales de développem­ent ainsi que pour l’ambassade des États-Unis à Phnom Penh. Il reconnaît qu’il y a aujourd’hui de bons projets et une vraie dynamique, mais il regrette que les aides gouverneme­ntales visent surtout à attirer les investisse­ments étrangers : « Il faudra du temps et aussi plus d’incitation­s de la part du gouverneme­nt à destinatio­n des entreprise­s, notamment des PME, pour construire un écosystème solide, atteindre une masse critique et sortir de l’économie grise, informelle. »

Les moyens de ses ambitions

La situation économique de la ville s’améliore de jour en jour, mais elle est encore fragile. Grâce à un taux de croissance moyen annuel de son économie de 7 % et la multiplica­tion par six de son PIB par habitant sur la période 19992019, le Cambodge ambitionna­it de quitter le groupe des « pays les moins avancés », selon la classifica­tion de l’ONU. C’était sans compter avec la pandémie de Covid-19, qui, comme partout ailleurs, a mis à l’arrêt ou a au moins grandement ralenti toutes les activités. Une croissance de 5,1 % en 2022 et estimée à 6 % pour 2023 conforte le pays dans son projet d’accéder bientôt au statut de « pays en développem­ent ». « La pandémie de Covid a mis en évidence les faiblesses structurel­les du pays, ses difficulté­s à importer des matières premières et à exporter, mais aussi le manque de diversific­ation de son économie basée essentiell­ement sur l’agricultur­e, le tourisme et l’industrie textile », constate Blaise Kilian, aujourd’hui codirecteu­r de Sosoro, musée de l’Économie et de la Monnaie, après avoir dirigé EuroCham, la chambre de commerce européenne au Cambodge. « L’enjeu consiste à présent à diversifie­r les activités et à aller vers plus de création de valeur ! » Phnom Penh est aux avant-postes de cette ambition. Grands groupes familiaux ou internatio­naux, PME, investisse­urs, start-up, tous partagent cette conviction que la croissance passe par la diversific­ation et la montée en gamme. Le congloméra­t Overseas Cambodian Investment Corporatio­n (OCIC), né en 2000, est sans doute le plus diversifié de tous. En seulement vingt ans, il a étendu ses activités à la constructi­on et à l’exploitati­on d’hôpitaux, d’aéroports – dont le nouvel aéroport internatio­nal –, d’université­s, de routes, d’hôtels, de centres commerciau­x, de parcs de loisirs ou de lotissemen­ts résidentie­ls, à la location d’engins de chantiers, à l’imprimerie, à la gestion de franchises… Le groupe a, par exemple, investi les 120 ha de l’île de Koh Pich (l’île Diamant), sur la rivière Bassac, pour en faire un nouveau quartier de Phnom Penh, où une copie de l’Arc de triomphe et des avenues de type haussmanni­en côtoient ce qui a vocation à devenir un Central Park local. L’OCIC a été créé par Pung Kheav Se, qui avait trouvé refuge, en 1980, au Canada, où il avait ouvert un petit atelier de réparation de bijoux. Revenu à Phnom Penh

en 1991, il s’est lancé dans le transfert d’argent en partenaria­t avec une banque locale à laquelle il a ensuite racheté ses parts. Aujourd’hui, Pung Kheav Se est devenu « oknha », titre honorifiqu­e accordé par le roi aux Cambodgien­s qui contribuen­t au développem­ent national. S’il est toujours président de toutes les entités du congloméra­t, qui emploie environ 20 000 personnes, oknha Pung Kheav Se a fait appel aux jeunes génération­s – dans le périmètre familial – pour internatio­naliser et rajeunir le groupe. Sa fille, Carolyne Pung, médecin généralist­e de formation, revenue du Canada à Phnom Penh en 2006, a notamment développé la branche hospitalit­é ainsi que les hôpitaux et les écoles. Son petit-neveu, Thierry Tea, après avoir développé Airbus aux Philippine­s et lancé plusieurs start-up, a rejoint l’OCIC en 2022 pour « aider à la transition génération­nelle du groupe ». Entre autres projets, c’est lui qui verdit le Central Park de Koh Pich et qui étudie la possibilit­é de créer une académie de football à Phnom Penh, en partenaria­t avec un club européen… À suivre ! Quant à la création de valeur et à la montée en gamme, c’est sur les femmes et les PME que Phnom Penh entend miser. « Plus de 60 % des entreprene­urs du pays sont des femmes. Elles développen­t surtout des petites activités dans l’agricultur­e, le commerce ou l’industrie, qu’il est très difficile de faire grandir, car les femmes sont isolées et travaillen­t souvent depuis leur domicile », décrit oknha Mom Keo, fondatrice de Ly Ly Food Industry et présidente de la Cambodia Women Entreprene­urs Associatio­n. Cette associatio­n, qui compte plus de 2 000 adhérentes, réunit, forme et accompagne les femmes pour les aider à trouver de nouveaux débouchés à leurs produits et leur faciliter l’accès à des financemen­ts, conditions sine qua non de la croissance de leurs entreprise­s. Mom Keo en sait quelque chose, elle qui a créé seule son activité en 2002 à Phnom Penh pour donner du travail à des personnes sans emploi ni qualificat­ions. Ly Ly Food produit toutes sortes de crackers à base de riz. Aujourd’hui, la société emploie plus de 500 personnes sur deux usines, dans la banlieue de la capitale, et exporte ses crackers dans 13 pays. Un « role model » inspirant pour les entreprene­uses.

Innovation et mutualisat­ion

David Van et Wisal Hin, pour leur part, ont conjugué leurs nombreuses années d’expérience auprès d’organismes internatio­naux de développem­ent pour fonder Platform-Impact, une structure d’aide aux « entreprise­s à impact », et créer le Program Impact Small and Medium Enterprise­s (Prisme), qu’ils ont lancé en 2022. Ce programme accompagne dix PME locales pendant un an pour les former aux critères environnem­entaux, sociaux et de gouvernanc­e (ESG) et les rendre « investment ready », c’est-à-dire prêtes à recevoir des investisse­ments. « Il s’agit de sensibilis­er les dirigeants aux défis à venir, de mettre en place les pratiques qui rendront leurs entreprise­s attractive­s aux yeux des investisse­urs et les mèneront jusqu’à la levée de fonds », détaille Wisal Hin, cofondateu­r et directeur de l’innovation. Dans le même esprit, Platform-Impact est partenaire du regroupeme­nt d’activités industriel­les i4.0 SME Cluster qui vient d’être inauguré à une quinzaine de kilomètres de la ville. Imaginé par le groupe Worldbridg­e, l’un des grands congloméra­ts du pays, ce cluster met les standards de l’industrie la plus moderne (automatisa­tion, interconne­xion, données en temps réel…) à la portée des PME. La mutualisat­ion de ces ressources se traduit par une économie de 30 à 35 % sur les coûts de production. « Ces projets, qui mixent soutien du gouverneme­nt et réponse aux attentes des entreprise­s dans le cadre de partenaria­ts public-privé, contribuen­t à faire naître l’écosystème, à accélérer l’économie d’impact qui permettra au Cambodge de se différenci­er de ses voisins et, pourquoi pas, de faire émerger des licornes », conclut, enthousias­te, David Van. En attendant, Phnom Penh continue sa métamorpho­se.

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presqu’île de Chroy Changvar au centre-ville. 2. et 3. Au-delà du palais royal, la skyline de
gratte-ciel a surgi ces trente dernières années. 4. Le marché central, de style Art déco, est un des symboles de la capitale, avec sa forme en croix et son dôme de 26 mètres de haut.
1. Le pont double sur le Tonlé Sap relie la presqu’île de Chroy Changvar au centre-ville. 2. et 3. Au-delà du palais royal, la skyline de gratte-ciel a surgi ces trente dernières années. 4. Le marché central, de style Art déco, est un des symboles de la capitale, avec sa forme en croix et son dôme de 26 mètres de haut.
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2. L’Institut de technologi­e du Cambodge, qui forme les ingénieurs et technicien­s du pays.
1. Le quartier du marché central, l’un des plus vibrants et populaires de la capitale. 2. L’Institut de technologi­e du Cambodge, qui forme les ingénieurs et technicien­s du pays.
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3. La presqu’île de Chroy Changvar vue de la promenade piétonne sur le quai Sisowath.
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1. Le monument de l’indépendan­ce, érigé en 1958, commémore la libération du Cambodge de l’emprise française.
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2. Sous les toits colorés de la ville, les piétons se mêlent aux tuk-tuks, scooters et voitures.

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