The Good Life

Sok Visal : « Placer le Cambodge sur la carte mondiale de la culture »

- PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVIE BERKOWICZ

Réalisateu­r, producteur de musique, de films, de vidéos et de concerts, Sok Visal est à lui seul l’incarnatio­n de l’évolution de la scène artistique de Phnom Penh. Né au Cambodge en 1971, mais ayant grandi en France, il ne connaît rien de ce pays, excepté que c’est celui qu’il a fui avec ses parents et ce que ces derniers lui en ont raconté, à savoir que, dans les années 60 et 70, c’était le plus beau du monde.

Un peu rappeur, un peu graffeur, Sok Visal arrive au Cambodge en 1993. Il trouve un pays qui entame à peine sa reconstruc­tion, mais s’y sent immédiatem­ent chez lui. Après de multiples expérience­s profession­nelles, il fonde, en 2005, son label KlapYaHand­z Records, puis, plus tard, une maison de production. Son dernier film, Karmalink (2021), réalisé par Jake Wachtel, premier long métrage de science-fiction 100 % cambodgien, retrace la quête mystique et technologi­que d’un adolescent de Phnom Penh pour retrouver une statue bouddhiste qui lui est apparue en rêve.

The Good Life : Pourquoi vos parents ont-ils choisi de revenir au Cambodge ?

Sok Visal : Dès qu’ils en avaient l’occasion, ils parlaient de rentrer au Cambodge. Ils n’ont jamais voulu rester en France. Je ne connaissai­s de ma terre natale que ce qu’ils m’en disaient : un pays ravagé par la guerre, mais dans lequel on vivait bien pendant les années 60 et 70, alors qu’il était à son top, culturelle­ment et artistique­ment. Je pense que beaucoup de personnes de cette génération sont revenues dans l’espoir de retrouver ce paradis perdu.

Pourquoi choisissez-vous de les rejoindre ?

C’est après un séjour en Amérique, où je suis resté deux ans, que j’ai eu envie de voyager. Je n’avais pas de boulot, rien à faire, je galérais dans ma cité d’Aulnay-sous-Bois. C’était l’occasion de voir ce que le Cambodge avait à m’offrir. Et de comprendre pourquoi mes parents, ces réfugiés politiques traumatisé­s, avaient investi tellement de temps et d’argent pour aider ce pays.

Quelle a été votre première impression ?

Quand je suis arrivé, c’était le début du processus de reconstruc­tion. Sur la route de l’aéroport à la ville, je voyais que c’était un pays ravagé par la guerre, mais je me suis senti immédiatem­ent chez moi. Mon père, qui avait trouvé une place dans le gouverneme­nt, car il était militaire de carrière avant la guerre, m’a fait entrer au départemen­t des relations internatio­nales pour le ministère de la Défense. Puis j’ai commencé à donner des cours de français à l’Alliance française. À l’époque, il n’en fallait pas beaucoup pour être professeur ! Mon premier véritable emploi était pour Total Cambodge, dans l’équipe technique qui mettait en place des aménagemen­ts dans les stations-service. Au fur et à mesure, j’ai grimpé les échelons jusqu’à m’occuper de la pub et des promotions. On créait des visuels avec les moyens du bord, sans ordinateur, on faisait des photos, des découpages. C’est à travers la pub que j’ai retrouvé mon côté créatif.

Existait-il alors une scène culturelle ?

Il n’y avait rien. Tout a commencé à bouger à la fin des années 90, début 2000, avec des événements, des galeries… De 1993 à 2000, je me suis totalement immergé dans la culture khmère. J’ai essayé de vivre comme les

Cambodgien­s, de parler comme eux, de manger ce qu’ils mangent... Mais j’avais aussi un groupe d’amis américains, des ex-gangsters de Los Angeles et de Long Beach, avec qui le point commun était la culture hip-hop. On essayait d’en faire la promotion au Cambodge, à la radio, en organisant quelques soirées. En 2001, j’ai commencé à sampler de vieilles chansons cambodgien­nes et à produire des CD. On travaillai­t à la roots, en utilisant le réseau de piratage pour vendre notre musique.

Qu’en était-il de la production de films ?

C’était surtout du karaoké destiné au marché du VHS. Il y avait quelques réalisateu­rs, dont Rithy Panh, qui commençaie­nt déjà à faire des films, mais ils n’étaient pas diffusés au Cambodge. Il n’y avait pas de salles, pas d’infrastruc­tures, pas de propos. L’industrie du cinéma n’a véritablem­ent redémarré qu’en 2013-2014, avec l’arrivée des premiers Cineplex. C’est ce qui m’a motivé à faire des films. Parce qu’en réalité, mon rêve, ça n’était pas la musique, c’était le cinéma.

Étiez-vous libre de faire les films que vous vouliez ?

Dans les années 90-2000, la presse ne parlait du Cambodge qu’en termes négatifs : la corruption, le trafic humain… Je voulais montrer les aspects positifs du pays et c’est ce que j’ai toujours fait et poursuivi. Je ne me suis donc jamais trouvé dans la situation d’avoir des démêlés avec le gouverneme­nt. J’ai coproduit quatre films, tous passés à la censure, et je n’ai eu aucun problème. Ceux qui la font s’assurent qu’il n’y a pas de pornograph­ie, de jupes trop courtes, pas de dialogues au sujet du Premier ministre. C’est tout. En fait, on est assez libres.

Quelle est aujourd’hui la situation de la scène artistique ?

Les arts visuels ont été les premiers à se développer. L’industrie musicale n’a décollé qu’en 2016. Auparavant, elle était monopolisé­e par les producteur­s de karaoké avec des remakes de chansons anciennes ou copiées sur les Thaïlandai­s, les Chinois ou d’autres cultures asiatiques. À partir de 2014, on assiste à la naissance d’une nouvelle génération d’artistes qui écrivent leurs chansons. C’est l’avènement d’une scène créée, produite et consommée par de jeunes Cambodgien­s. Aujourd’hui, je perçois de nouvelles possibilit­és dans tout ce qui est live show, spectacle vivant et les festivals musicaux ou, plus largement, culturels. Et quand je parle de festivals, je pense surtout à ceux qui peuvent rassembler 10 000 ou 20 000 personnes, qui ont la capacité d’aider le tourisme et de placer le Cambodge sur la carte mondiale de la culture. Côté cinéma, il nous est facile de sortir des frontières du Cambodge, en particulie­r pour atteindre le SudEst asiatique, parce que nous partageons, malgré tout, des cultures qui sont un peu similaires, et des pans entiers de l’Histoire. Cela ne fait pas si longtemps que les Cambodgien­s ont recommencé à apprécier le cinéma. Ils aiment bien les comédies, les films d’horreur… Ils sont ouverts. Il faut juste leur présenter le bon produit.

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 ?? ?? 1. L’artiste pluridisci­plinaire Sok Visal, l’un des agitateurs de la nouvelle scène cambodgien­ne.
2. Sur le tournage d’un clip du musicien de hip-hop Ruthko, membre du label KlapYaHand­z, réalisé par Kim Chapiron, au Cambodge.
1. L’artiste pluridisci­plinaire Sok Visal, l’un des agitateurs de la nouvelle scène cambodgien­ne. 2. Sur le tournage d’un clip du musicien de hip-hop Ruthko, membre du label KlapYaHand­z, réalisé par Kim Chapiron, au Cambodge.

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