LA RÉPUBLIQUE DES ESCARTONS
La république perdue des vallées libres
Quatre siècles et demi d’une forme plutôt rare de liberté politique ? Des modes de fonctionnements isolés, où les frontières, les barrières naturelles et la dureté des conditions de vie en montagne ne se dépassaient que par la solidarité et l’entraide ? Les hautes vallées montagnardes du Briançonnais, des deux côtés de la frontière, N’EN fiNISSENT PAS DE SE RAPPELER AU BON SOUVENIR DES ESCARTONS…
Une anomalie géographique et politique plutôt heureuse, vue d’aujourd’hui. Une petite res publica locale et fort étonnamment démocratique, toute de vallées confédérées et de communautés organisées en quasi-autogestion, loin des tutelles des pouvoirs centraux, entre versants et cols transalpins reculés. Mais aussi le reflet attachant ou parfois idéalisé de l’organisation (solidaire) et de la vie (difficile) de hautes vallées alpines, bien avant l’avènement des autoroutes, des grands tunnels, des forfaits de ski ou des bienfaits de la randonnée dans nos reliefs… Jusqu’à ses versants italiens, l’aura et le passé de la république des Escartons (1343-1789) continuent sans doute de marquer aujourd’hui encore quelques traits de l’histoire du Briançonnais. Et sa « singularité », en tous cas, est (re)devenue un marqueur culturel fort courtisé depuis quelques décennies autour de l’ancienne capitale des Escartons… Un brin d’histoire(s) reliant à la fois géographie politique médiévale et organisations séculaires s’impose ?
EN DEÇÀ ET AU-DELÀ DES MONTS
Le saut dans le temps remonte sur six siècles. En pleine époque féodale, entre le XIe siècle et le
XIIe siècle, le territoire incertain du « Briançonnais » se constitue peu à peu. Oubliez les tracés de frontières et les drapeaux actuels : depuis les versants ouest des Alpes que les Romains appelaient Cottiennes, entre les cols de lointains de Montgenèvre et du mont Cenis, les dynasties delphinales, et notamment les Dauphins du Viennois, étendent progressivement leur influence au-delà des lignes de partage des eaux : la lutte contre les (envahissants…) ducs de Savoie, ici, est une longue histoire de guerres et d’alliances plus ou moins définitives, à cheval sur les deux versants français et italien. Mais en plein Moyen-Âge, « en
deçà et au-delà des monts », les vallées « françaises » et « italiennes » entretiennent activement autour du col de Montgenèvre (mais pas seulement…) de très anciens liens d’échange et de passage, tout autant que des modes d’existence communs, liés à des conditions géographiques et climatiques comparables. L’agriculture en montagne y est difficile. Et ce sont les troupeaux et l’élevage qui organisent l’essentiel des activités des hommes. Les montagnes isolent, certes, mais pas seulement : elles relient aussi. Les formes de solidarités locales sont omniprésentes entre familles, villages, vallées. Et loin des images de replis un peu trop classiques, les échanges et le commerce sont un visage très important de ces reculées d’altitude. Colporteurs et troupeaux, foires et estives, mais aussi marchands venus d’Italie, d’Espagne, d’Avignon ou des Flandres. Ces mondes spécifiques, parlant patois occitan, éloigné des pouvoirs féodaux et difficiles à contrôler, sont tout sauf des déserts de pauvreté et d’arriérisme ? Probablement pas. L’exemple de ces territoires à l’envers de bien des images réductrices, à l’époque, n’est d’ailleurs pas tout à fait isolé. Du côté du Jura, mais encore dans les Pyrénées, ou en Lombardie, sans parler des traditions helvétiques, des formes d’« autonomie » ne sont pas une exception, en montagne. Mais le coup d’éclat des Escartons va tenir à une extraordinaire transaction qui, aujourd’hui encore, donne toujours à rêver…
LIBRES ET FRANCS BOUGEOIS…
Nous sommes au château de Beauvoir-en-Royans, diocèse de Grenoble, le 29 mai 1343. Deux peaux de mouton, et des sceaux à la cire verte: le document, qui n’a rien à voir encore avec les ateliers Vuitton, va faire basculer le Briançonnais dans une drôle d’histoire. Signé entre Hubert II (le Dauphin d’alors, sans descendance et aux abois financièrement après ses participations aux dernières croisades) et les dix-huit consuls (représentants) d’une cinquantaine de communautés villageoises, il porte le titre presque anodin de Charte des Escartons. Escare veut dire partager, répartir équitablement? Le mot est faible, pour le coup de passe-passe magistral en cours. Hubert ne veut plus se casser la tête à lever les impôts et s’occuper de ces hauteurs bien loin de ses plaines? Contre
1 200 florins, payables en plusieurs fois chaque année, il cède à perpétuité (!) une liste ahurissante de « libertés » gérées traditionnellement tant bien que mal par la noblesse locale… à quelque 40 000 habitants répartis sur les communautés de Briançon (12 villages, répartis sur le val de Clarée, le val de Cervières, le val de Guisane, la haute Durance en amont de L’Argentière-la-Bessée sans oublier le défilé de Pertuis Rostan et la Vallouise), du Queyras (7 communes), d’Oulx (21 communes), de Valcluson (7 communes) et de Château-Dauphin (4 communes). Pensez-y, même vu de notre Ve République, le truc est… énorme. Dans les Escartons, désormais et « pour toujours », tous les hommes y seront libres et francs bourgeois, c’està-dire non assujettis aux impôts… Sur ces terres pauvres, les paysans, à défaut d’être propriétaires, sont désormais libres d’en faire usage à leur gré. Liberté totale également de déplacement, y compris pour les étrangers de passage, de vente des terres et de biens. Liberté de commerce. Liberté de réunion, « où et quand ils le désirent, sans autorisation, et sans la présence d’un officier, pour leurs affaires communes ». Comprenez : exemptés de tout service ou de contrôle féodal, en échange du versement de la fameuse rente. Hors des villages et des bourgs, les précieux alpages sont gérés sous la forme des faranches: exit les droits des nobles propriétaires. Droit de porter les armes. Liberté de
Dans les Escartons, tous les hommes seront libres et francs bourgeois
passage des bestiaux, des produits et des marchandises sans empêchement, taxe, ni interdiction d’aucune sorte. Liberté d’utiliser des devises étrangères (!). Droits de gérer localement les eaux des torrents, les chasses, les forêts… Plus fort encore : Les faranchins (les affranchis) répartissaient euxmêmes leurs impôts au prorata des biens de chaque famille, et élisent au suffrage universel direct (quoique uniquement masculin…) en assemblée, le « consul », un secrétaire, des conseillers et différents responsables locaux : le marguillier (responsable de lieux de culte), l’homme chargé de l’entretien des chemins, celui qui accompagnerait les voyageurs de passage, les pétrisseurs et le fournier qui font le pain… Les assemblées locales fixent encore les dates de foires, des montées en alpage, la répartition des pâturages… sans oublier leurs prérogatives exclusives en matière de justice ordinaire…
SUCCESS STORIE EN ALTITUDE
Époustouflant, ce « régime » des Escartons? Difficile de rêver mieux, entre indépendances face aux pouvoirs centraux extérieurs et gestion des valeurs et des processus démocratiques… locaux. Brillant exemple des vertus d’une rem publicam tenere1 d’altitude? L’image des paysans arriérés, des « crétins des Alpes » ou des bergers hirsutes perdus dans leurs hauteurs, en tout cas, ne tient plus du tout : c’est jusqu’à l’éducation et l’instruction que les Escartons, bien conscients de l’importance émancipatrice du savoir, vont s’attacher à démocratiser. Les anthropologues iront jusqu’à parler de « paradoxe alpin » : au cours du XVIIIe siècle, 90 % de la population masculine (et
35 % des femmes…) savaient ici lire, écrire et calculer. La profession d’enseignant à domicile y était parfaitement banale. Et chaque commune, financée par « l’écolage » versé par toutes les familles au
prorata de ses revenus, possédait salle de classe et instituteur nommé. Succes story, la république des Escartons2 ? Durant quatre cent cinquante ans, les Escartons vont connaître, sous ce régime singulier, une prospérité relative. Une bourgeoisie de propriétaire et de marchands s’y développe. Briançon, la ville la plus haute de France, devance de loin Grenoble en termes de population et d’activité. Et la vie des communautés paysannes, malgré la difficulté du terrain et du climat, est plutôt… libre. Les Escartons sont suffisamment forts pour que, roi après roi, à chaque changement de couronne sur le trône de France de Charles V à Louis XVI (!), la fameuse charte fondatrice de cette exceptionnelle et libre confédération aux marges du royaume soit reconduite sans l’ombre d’un problème, y compris après le coup de boutoir du Traité d’Utrecht, qui allait, en 1713, scinder en deux les versants « italiens » et « français » du grand Escarton. Et démembrer les avantages réciproques des deux versants et de leur cohabitation, au fil de quelque 21 cols et passages devenus soudain « frontaliers ». Et ce n’est (paradoxalement…) que la nuit du 4 août 1789 et la révolution nationale en marche qui va faire rentrer l’« exception » des Escartons dans le giron du droit commun français…
PERSONNE NE VOUS LAISSERA MANQUER…
La mémoire de cette haute époque continue de souffler sur le Briançonnais et les vallées désormais italiennes ? Le modèle d’organisation de ces territoires, au fil des études historiques qu’il a suscitées, a été qualifié, selon les sensibilités de leurs auteurs, de véritable « petite république » heureuse ou… de « démocraties de la pauvreté ». Difficile de
démêler l’aura de la légende et la réalité quotidienne de la vie des hautes vallées ? Ces dernières décennies, diverses associations culturelles ou historiques se sont emparées de ces mémoires immenses. À fin des années 1990, les programmes de coopération européens INTERREG ont également réveillé les liens transfrontaliers des communes et des vallées des Escartons sur les deux versants des Alpes. Certaines vallées ont ressuscité cette identité perdue jusque dans leur nom (Escartons du Queyras), sans parler de l’expansion rapide des référents touristiques à cette période: l’univers des loisirs de montagne a vu réhabiliter, par exemple, « la haute route des Escartons », un itinéraire sportif qui reprend, entre Queyras et Clarée, les tracés délaissés des anciens axes de circulation. Et très récemment, le soutien apporté sur les versants italiens et français au passage des migrants sur le secteur du col de l’Échelle, a parfois été accompagné d’un discours sur la légitimé à la fois montagnarde et locale d’entraide et de secours « historique » dans ces vallées où les frontières n’ont pas toujours parlé de séparation et de division. Dans le Grand Briançonnais, les mondes lointains des Escartons, et les souvenirs de la vie rude et solidaire des vallées retirées ne sont jamais qu’à une portée de souvenirs ? L’esprit des Escartons n’est jamais loin. Philippe Lamour, l’un des pères du parc régional du Queyras, dans ses nouvelles sur Les Hauts Pays, témoignait, il y a encore moins d’un demi-siècle, sous la voix d’Augustin, le chauffeur de bus des vallées reculées, de la vie locale en hiver: « Si ça tombe trop, on est bloqué au village (…) Autrefois, c’était tout l’hiver (…) À présent, on déneige tant qu’on peut. On reste isolés deux, trois mois, guère plus (…) Vous verrez, ce n’est pas si mauvais que ça en a l’air. On s’y fait. Et puis, comme ça, les gens sont braves. Pas toujours d’accord sur tout, bien sûr. Mais personne ne vous laissera manquer…»