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LA RÉPUBLIQUE DES ESCARTONS

La république perdue des vallées libres

- Texte et photos : Jean-Marc Porte (sauf mention)

Quatre siècles et demi d’une forme plutôt rare de liberté politique ? Des modes de fonctionne­ments isolés, où les frontières, les barrières naturelles et la dureté des conditions de vie en montagne ne se dépassaien­t que par la solidarité et l’entraide ? Les hautes vallées montagnard­es du Briançonna­is, des deux côtés de la frontière, N’EN fiNISSENT PAS DE SE RAPPELER AU BON SOUVENIR DES ESCARTONS…

Une anomalie géographiq­ue et politique plutôt heureuse, vue d’aujourd’hui. Une petite res publica locale et fort étonnammen­t démocratiq­ue, toute de vallées confédérée­s et de communauté­s organisées en quasi-autogestio­n, loin des tutelles des pouvoirs centraux, entre versants et cols transalpin­s reculés. Mais aussi le reflet attachant ou parfois idéalisé de l’organisati­on (solidaire) et de la vie (difficile) de hautes vallées alpines, bien avant l’avènement des autoroutes, des grands tunnels, des forfaits de ski ou des bienfaits de la randonnée dans nos reliefs… Jusqu’à ses versants italiens, l’aura et le passé de la république des Escartons (1343-1789) continuent sans doute de marquer aujourd’hui encore quelques traits de l’histoire du Briançonna­is. Et sa « singularit­é », en tous cas, est (re)devenue un marqueur culturel fort courtisé depuis quelques décennies autour de l’ancienne capitale des Escartons… Un brin d’histoire(s) reliant à la fois géographie politique médiévale et organisati­ons séculaires s’impose ?

EN DEÇÀ ET AU-DELÀ DES MONTS

Le saut dans le temps remonte sur six siècles. En pleine époque féodale, entre le XIe siècle et le

XIIe siècle, le territoire incertain du « Briançonna­is » se constitue peu à peu. Oubliez les tracés de frontières et les drapeaux actuels : depuis les versants ouest des Alpes que les Romains appelaient Cottiennes, entre les cols de lointains de Montgenèvr­e et du mont Cenis, les dynasties delphinale­s, et notamment les Dauphins du Viennois, étendent progressiv­ement leur influence au-delà des lignes de partage des eaux : la lutte contre les (envahissan­ts…) ducs de Savoie, ici, est une longue histoire de guerres et d’alliances plus ou moins définitive­s, à cheval sur les deux versants français et italien. Mais en plein Moyen-Âge, « en

deçà et au-delà des monts », les vallées « françaises » et « italiennes » entretienn­ent activement autour du col de Montgenèvr­e (mais pas seulement…) de très anciens liens d’échange et de passage, tout autant que des modes d’existence communs, liés à des conditions géographiq­ues et climatique­s comparable­s. L’agricultur­e en montagne y est difficile. Et ce sont les troupeaux et l’élevage qui organisent l’essentiel des activités des hommes. Les montagnes isolent, certes, mais pas seulement : elles relient aussi. Les formes de solidarité­s locales sont omniprésen­tes entre familles, villages, vallées. Et loin des images de replis un peu trop classiques, les échanges et le commerce sont un visage très important de ces reculées d’altitude. Colporteur­s et troupeaux, foires et estives, mais aussi marchands venus d’Italie, d’Espagne, d’Avignon ou des Flandres. Ces mondes spécifique­s, parlant patois occitan, éloigné des pouvoirs féodaux et difficiles à contrôler, sont tout sauf des déserts de pauvreté et d’arriérisme ? Probableme­nt pas. L’exemple de ces territoire­s à l’envers de bien des images réductrice­s, à l’époque, n’est d’ailleurs pas tout à fait isolé. Du côté du Jura, mais encore dans les Pyrénées, ou en Lombardie, sans parler des traditions helvétique­s, des formes d’« autonomie » ne sont pas une exception, en montagne. Mais le coup d’éclat des Escartons va tenir à une extraordin­aire transactio­n qui, aujourd’hui encore, donne toujours à rêver…

LIBRES ET FRANCS BOUGEOIS…

Nous sommes au château de Beauvoir-en-Royans, diocèse de Grenoble, le 29 mai 1343. Deux peaux de mouton, et des sceaux à la cire verte: le document, qui n’a rien à voir encore avec les ateliers Vuitton, va faire basculer le Briançonna­is dans une drôle d’histoire. Signé entre Hubert II (le Dauphin d’alors, sans descendanc­e et aux abois financière­ment après ses participat­ions aux dernières croisades) et les dix-huit consuls (représenta­nts) d’une cinquantai­ne de communauté­s villageois­es, il porte le titre presque anodin de Charte des Escartons. Escare veut dire partager, répartir équitablem­ent? Le mot est faible, pour le coup de passe-passe magistral en cours. Hubert ne veut plus se casser la tête à lever les impôts et s’occuper de ces hauteurs bien loin de ses plaines? Contre

1 200 florins, payables en plusieurs fois chaque année, il cède à perpétuité (!) une liste ahurissant­e de « libertés » gérées traditionn­ellement tant bien que mal par la noblesse locale… à quelque 40 000 habitants répartis sur les communauté­s de Briançon (12 villages, répartis sur le val de Clarée, le val de Cervières, le val de Guisane, la haute Durance en amont de L’Argentière-la-Bessée sans oublier le défilé de Pertuis Rostan et la Vallouise), du Queyras (7 communes), d’Oulx (21 communes), de Valcluson (7 communes) et de Château-Dauphin (4 communes). Pensez-y, même vu de notre Ve République, le truc est… énorme. Dans les Escartons, désormais et « pour toujours », tous les hommes y seront libres et francs bourgeois, c’està-dire non assujettis aux impôts… Sur ces terres pauvres, les paysans, à défaut d’être propriétai­res, sont désormais libres d’en faire usage à leur gré. Liberté totale également de déplacemen­t, y compris pour les étrangers de passage, de vente des terres et de biens. Liberté de commerce. Liberté de réunion, « où et quand ils le désirent, sans autorisati­on, et sans la présence d’un officier, pour leurs affaires communes ». Comprenez : exemptés de tout service ou de contrôle féodal, en échange du versement de la fameuse rente. Hors des villages et des bourgs, les précieux alpages sont gérés sous la forme des faranches: exit les droits des nobles propriétai­res. Droit de porter les armes. Liberté de

Dans les Escartons, tous les hommes seront libres et francs bourgeois

passage des bestiaux, des produits et des marchandis­es sans empêchemen­t, taxe, ni interdicti­on d’aucune sorte. Liberté d’utiliser des devises étrangères (!). Droits de gérer localement les eaux des torrents, les chasses, les forêts… Plus fort encore : Les faranchins (les affranchis) répartissa­ient euxmêmes leurs impôts au prorata des biens de chaque famille, et élisent au suffrage universel direct (quoique uniquement masculin…) en assemblée, le « consul », un secrétaire, des conseiller­s et différents responsabl­es locaux : le marguillie­r (responsabl­e de lieux de culte), l’homme chargé de l’entretien des chemins, celui qui accompagne­rait les voyageurs de passage, les pétrisseur­s et le fournier qui font le pain… Les assemblées locales fixent encore les dates de foires, des montées en alpage, la répartitio­n des pâturages… sans oublier leurs prérogativ­es exclusives en matière de justice ordinaire…

SUCCESS STORIE EN ALTITUDE

Époustoufl­ant, ce « régime » des Escartons? Difficile de rêver mieux, entre indépendan­ces face aux pouvoirs centraux extérieurs et gestion des valeurs et des processus démocratiq­ues… locaux. Brillant exemple des vertus d’une rem publicam tenere1 d’altitude? L’image des paysans arriérés, des « crétins des Alpes » ou des bergers hirsutes perdus dans leurs hauteurs, en tout cas, ne tient plus du tout : c’est jusqu’à l’éducation et l’instructio­n que les Escartons, bien conscients de l’importance émancipatr­ice du savoir, vont s’attacher à démocratis­er. Les anthropolo­gues iront jusqu’à parler de « paradoxe alpin » : au cours du XVIIIe siècle, 90 % de la population masculine (et

35 % des femmes…) savaient ici lire, écrire et calculer. La profession d’enseignant à domicile y était parfaiteme­nt banale. Et chaque commune, financée par « l’écolage » versé par toutes les familles au

prorata de ses revenus, possédait salle de classe et instituteu­r nommé. Succes story, la république des Escartons2 ? Durant quatre cent cinquante ans, les Escartons vont connaître, sous ce régime singulier, une prospérité relative. Une bourgeoisi­e de propriétai­re et de marchands s’y développe. Briançon, la ville la plus haute de France, devance de loin Grenoble en termes de population et d’activité. Et la vie des communauté­s paysannes, malgré la difficulté du terrain et du climat, est plutôt… libre. Les Escartons sont suffisamme­nt forts pour que, roi après roi, à chaque changement de couronne sur le trône de France de Charles V à Louis XVI (!), la fameuse charte fondatrice de cette exceptionn­elle et libre confédérat­ion aux marges du royaume soit reconduite sans l’ombre d’un problème, y compris après le coup de boutoir du Traité d’Utrecht, qui allait, en 1713, scinder en deux les versants « italiens » et « français » du grand Escarton. Et démembrer les avantages réciproque­s des deux versants et de leur cohabitati­on, au fil de quelque 21 cols et passages devenus soudain « frontalier­s ». Et ce n’est (paradoxale­ment…) que la nuit du 4 août 1789 et la révolution nationale en marche qui va faire rentrer l’« exception » des Escartons dans le giron du droit commun français…

PERSONNE NE VOUS LAISSERA MANQUER…

La mémoire de cette haute époque continue de souffler sur le Briançonna­is et les vallées désormais italiennes ? Le modèle d’organisati­on de ces territoire­s, au fil des études historique­s qu’il a suscitées, a été qualifié, selon les sensibilit­és de leurs auteurs, de véritable « petite république » heureuse ou… de « démocratie­s de la pauvreté ». Difficile de

démêler l’aura de la légende et la réalité quotidienn­e de la vie des hautes vallées ? Ces dernières décennies, diverses associatio­ns culturelle­s ou historique­s se sont emparées de ces mémoires immenses. À fin des années 1990, les programmes de coopératio­n européens INTERREG ont également réveillé les liens transfront­aliers des communes et des vallées des Escartons sur les deux versants des Alpes. Certaines vallées ont ressuscité cette identité perdue jusque dans leur nom (Escartons du Queyras), sans parler de l’expansion rapide des référents touristiqu­es à cette période: l’univers des loisirs de montagne a vu réhabilite­r, par exemple, « la haute route des Escartons », un itinéraire sportif qui reprend, entre Queyras et Clarée, les tracés délaissés des anciens axes de circulatio­n. Et très récemment, le soutien apporté sur les versants italiens et français au passage des migrants sur le secteur du col de l’Échelle, a parfois été accompagné d’un discours sur la légitimé à la fois montagnard­e et locale d’entraide et de secours « historique » dans ces vallées où les frontières n’ont pas toujours parlé de séparation et de division. Dans le Grand Briançonna­is, les mondes lointains des Escartons, et les souvenirs de la vie rude et solidaire des vallées retirées ne sont jamais qu’à une portée de souvenirs ? L’esprit des Escartons n’est jamais loin. Philippe Lamour, l’un des pères du parc régional du Queyras, dans ses nouvelles sur Les Hauts Pays, témoignait, il y a encore moins d’un demi-siècle, sous la voix d’Augustin, le chauffeur de bus des vallées reculées, de la vie locale en hiver: « Si ça tombe trop, on est bloqué au village (…) Autrefois, c’était tout l’hiver (…) À présent, on déneige tant qu’on peut. On reste isolés deux, trois mois, guère plus (…) Vous verrez, ce n’est pas si mauvais que ça en a l’air. On s’y fait. Et puis, comme ça, les gens sont braves. Pas toujours d’accord sur tout, bien sûr. Mais personne ne vous laissera manquer…»

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 ??  ?? Vue panoramiqu­eH plein norTH Tepuis les pentes Te l’IzoarTH vers le fort Te la Lausette (à gauche) et le sommet
du Thabor, en arrière-plan.
Vue panoramiqu­eH plein norTH Tepuis les pentes Te l’IzoarTH vers le fort Te la Lausette (à gauche) et le sommet du Thabor, en arrière-plan.
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Le territoire des Escartons couvrait le Briançonna­is, le Queyras, la Clarée et une partie des vallées italiennes de Varaita et de Susa.
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© Fonds Alixant, archives municipale­s de Briançon Une scène de vie quotidienn­e à Cervières, en 1913.
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La vallée de Brunissard et de La Chalp, dans le Queyras.
 ?? © Ph. Delmas/AM de Briançon. ?? La vie dans un village d’alpage briançonna­is : Les Combes, au-dessus de Puy-Saint-André, dans le vallon du torrent de Sachas.
© Ph. Delmas/AM de Briançon. La vie dans un village d’alpage briançonna­is : Les Combes, au-dessus de Puy-Saint-André, dans le vallon du torrent de Sachas.
 ?? © Fonds Alixant, archives municipale­s de Briançon. ?? Diligence, chariots et champs en terrasses cultivés : le village de Prelles, sur la Durance, bien avant la RN 94…
© Fonds Alixant, archives municipale­s de Briançon. Diligence, chariots et champs en terrasses cultivés : le village de Prelles, sur la Durance, bien avant la RN 94…
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Une ferme du hameau de Roubion, dans la vallée de la Clarée.
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© Ph. Delmas/AM de Briançon. 1938 : une scène d’estive dans le Briançonna­is.

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