BONNES FEUILLES
John Muir, le livre événement de Louis-Marie Blanchard
À l’occasion de la parution du livre John Muir, le souffle de la nature sauvage, l’auteur Louis-Marie Blanchard met en lumière l’immense héritage légué par cet ardent défenseur de la protection de la nature. C’est dans le Yosemite, en Californie, qu’il nous conduit aujourd’hui, aux sources de l’un des plus beaux parcs nationaux américains.
En 1871, John publie son premier article sur le Yosemite, dans le New York Tribune, et rédige l’année suivante d’autres articles pour différents magazines, sur la botanique, la géologie et la géographie de la Californie. Ses carnets se remplissent de croquis d’arbres, de glaciers, et de coupes géologiques de montagnes et de vallées. De fil en aiguille, John perçoit qu’au-delà de la durée d’une vie humaine existe un autre temps, un temps géologique et cosmique et que seule l’observation patiente des phénomènes naturels permet de comprendre les processus qui les animent : « L’homme de science, le naturaliste, oublie trop souvent l’unité fondamentale qui relie les êtres vivants », note-il dans l’un de ses carnets. Cette révélation du Grand Tout, qui relie chaque élément, modifie peu à peu et en profondeur son rapport à la foi. À Catharin Merrill, une professeure de littérature de l’université d’Indianapolis, qui lui écrit que les hommes bons lui semblent plus proches du coeur de Dieu que les simples éléments naturels, il répond sans ambiguïté qu’une telle distinction lui paraît bien étrange, et que pour lui, « les roches et les eaux sont des paroles de Dieu, tout comme les hommes. Nous coulons tous d’une seule fontaine. Tout est l’expression d’un seul Amour. »
Anthropocentrisme
De même, à l’été 1872, John, dans une lettre à Jane Carr exprime son désir de quitter l’impureté du monde pour rejoindre les parois du Yosemite pour « fusionner avec l’esprit des Cieux ». Son affection profonde pour chaque élément naturel, que ce soit une aiguille de pin, un flocon de neige, ou un écureuil, son ami Robert Marshall l’a parfaitement ressentie, remarquant que John « en faisait de vraies personnes, qui parlaient et vivaient avec lui, et faisaient partie de son existence au même titre que sa chair et son sang ». En 1873, John consacre l’été et l’automne à de nouvelles explorations dans la Sierra Nevada, notamment dans les forêts de Kings Canyon. En octobre, il réalise l’ascension du mont Whitney, qui du haut de ses 4 421 mètres, domine toute la région. L’hiver venu, il se réfugie durant plusieurs mois dans la ville d’Oakland,
pour travailler sur ses projets d’articles de presse, les Sierra Studies. John loge chez son ami John Swett, un membre important de l’administration de l’État de Californie dont il a été surintendant à l’enseignement durant plusieurs années. Par l’entremise de Swett, John participe à plusieurs débats publics sur la protection des forêts et des paysages californiens et étend peu à peu son réseau d’influence, de plus en plus conscient que pour faire avancer la cause de la protection des espaces sauvages, il lui faut fédérer énergies et soutiens.
Bien des années plus tard, en 1889, l’éditeur Robert Underwood Johnson, rédacteur en chef du magazine Century, campe avec John Muir dans les prairies de Tuolumne. Ce dernier lui fait constater les dégâts considérables dus à l’élevage des moutons – des « sauterelles en sabots » selon Muir – qui broutent les sous-bois sans laisser la moindre chance aux jeunes arbres. D’autre part, les bergers, pour améliorer les pâturages et faciliter le passage de leurs troupeaux, n’hésitent pas à mettre le feu aux fourrés. Robert Johnson, convaincu que la meilleure manière de défendre le Yosemite est de sensibiliser un vaste public, publie les plaidoyers de l’écrivain à ce sujet, et use de son influence pour faire présenter un projet de loi au Congrès, qui donnerait au Yosemite le statut de parc national, sur le modèle de celui du Yellowstone crée en 1 872. Étrange coïncidence, ce tout premier parc national était né l’année même de la disparition de George Catlin, le célèbre peintre des Indiens, précurseur dans l’idée de la création d’un parc national « où habiteraient hommes et bêtes, dans toute la beauté première de leur état naturel ». En 1890, le Yosemite obtient à son tour le statut de parc national, tout en restant sous le contrôle de l’État de Californie, qui se montre assez laxiste dans l’exercice de la législation censée protéger le parc. Comme on le verra, John Muir devra encore attendre de longues années avant que le Yosemite ne passe sous administration fédérale et soit efficacement protégé par « l’Oncle Sam » lui-même. Notons qu’à cette époque, la notion de parc national est fortement teintée d’anthropocentrisme. Il s’agit avant tout pour les décideurs de préserver des paysages, des forêts et des animaux pour le plaisir des visiteurs, sans tenir grand compte de la valeur intrinsèque des êtres vivants et des écosystèmes qui en font partie.
Wilderness?
Muir est parfaitement conscient du fossé qui sépare sa vision de la nature sauvage et sa manière de l’approcher, de celle du grand public qui ne voit bien souvent dans les zones protégées qu’un usage récréatif. « La plupart des gens sont sur le monde, pas dedans, ils n’ont aucune sympathie consciente ou relation avec quoi que ce soit à son sujet », note-t-il dans un de ses journaux. Pourtant, durant les vingt dernières années de sa vie, il estimera que c’est une bonne stratégie d’encourager le développement du tourisme pour mieux faire entendre le message de la préservation et mobiliser l’opinion publique en faveur de la création de nouveaux parcs nationaux. Dans son ouvrage Our National Parks, paru en 1901, John se fait d’ailleurs le chantre du développement touristique des parcs : « Éloignez-vous tranquillement dans n’importe quelle direction et goûtez à la liberté de l’alpiniste. Campez parmi les herbes et les gentianes des prairies glaciaires, dans des
Des milliers de personnes fatiguées, nerveuses et surcivilisées commencent à découvrir qu’aller à la montagne, c’est rentrer chez eux, que la sauvagerie est une nécessité ; et que les parcs et réserves de montagne sont des fontaines de vie
recoins de jardin escarpés /…/ Escaladez les montagnes et la paix de la nature vous envahira /…/ Les vents vous souffleront leur propre fraîcheur et les orages leur énergie. » John espère que peu à peu, au-delà du simple plaisir esthétique, le contact avec la nature donnera au plus grand nombre le goût de la randonnée et l’envie d’en apprendre davantage sur la flore, la faune et les liens qui les unissent aux espaces naturels : « Des milliers de personnes fatiguées, nerveuses et surcivilisées commencent à découvrir qu’aller à la montagne, c’est rentrer chez eux, que la sauvagerie est une nécessité ; et que les parcs et réserves de montagne sont des fontaines de vie. » Naturellement cette démarche de vulgarisateur le conduira à maintes reprises à faire le grand écart entre son désir ardent de wilderness où l’homme s’aventure sans laisser de traces et l’augmentation continue du nombre de visiteurs au Yosemite qui mène à l’inflation d’infrastructures telles que routes, hôtels et campings mettant en danger l’équilibre du parc. Malgré tout et à la grande joie de John, entre 1890 et 1910, bon nombre de nouveaux parcs nationaux voient le jour : Sequoia et General Grant en Californie, Mont Rainier et Olympic dans l’État de Washington, Crater Lake en Oregon, Mesa Verde dans le Colorado, Petrified Forest et Grand Canyon en Arizona, Zion dans l’Utah, et Glacier Park dans le Montana. On remarquera que presque tous se trouvent dans l’ouest des États-Unis. Dans les décennies qui vont suivre, nombre d’écrivains naturalistes vont se pencher
sur la surfréquentation des parcs, notamment Edward Abbey qui en 1968, dans son envoûtant récit Désert solitaire, fait cet amer constat alors qu’il travaille comme ranger dans le parc national d’Arches, en Utah : « Là où jadis venaient quelques personnes aventurières pour camper une ou deux nuits le week-end et jouir d’un peu de vie primitive loin de tout, vous trouverez aujourd’hui des files d’automobiles qui s’y déversent et repartent de manière continue du début du printemps à la fin de l’été. »
Bivouac présidentiel
Il ajoute que le terrain de camping ressemble à une banlieue dortoir, que l’alimentation en eau et en électricité, de même que les évacuations sanitaires posent des problèmes et que les rangers au lieu de surveiller le parc et de guider les randonneurs, passent leur temps à gérer les embouteillages sur les parkings et à répondre cinq cents fois par jour à des questions du type : « Où sont les toilettes ; combien de temps faut-il pour tout voir ; où est le distributeur de Coca ? » Edward Abbey ajoute que les lobbies de l’industrie du tourisme font constamment pression sur le Congrès des États-Unis pour inciter le Service des parcs à développer toujours plus les infrastructures d’accueil du public, avec ce slogan publicitaire imparable « Les parcs sont faits pour les gens ».
Ce à quoi Abbey rétorque :
« Plus de voitures dans les parcs nationaux. Que les gens marchent. Ou aillent à cheval, à vélo, à dos d’âne. /…/ Plus de nouvelles routes dans les parcs nationaux, les routes déjà construites sont réservées aux véhicules de service /…/ Mettre les rangers au boulot, qu’ils quittent leurs bureaux climatisés et surchauffés, on aura besoin d’eux sur les sentiers.» (...)
L’année 1903 est à marquer d’une pierre blanche pour John Muir : le président des ÉtatsUnis, Théodore Roosevelt en personne, visite le Yosemite en sa compagnie. Roosevelt, féru d’histoire, sent bien que l’esprit pionnier de la frontière de l’ouest doit faire peau neuve. Pour lui, la résistance physique et la maîtrise de soi qu’exigent les randonnées et la survie dans le wilderness sont des vertus capables de canaliser l’énergie des jeunes citoyens américains. Faisant fi du protocole, Muir et Roosevelt s’enfoncent au coeur du parc, bivouaquant en plein air autour d’un feu et se réveillant au petit matin sous quelques centimètres de neige, une escapade de trois jours que Roosevelt gardera en mémoire : « C’est l’être le plus libre que j’aie jamais rencontré », dira-t-il à propos de Muir, qui n’a pas manqué de lui faire part de son opposition à la chasse en tant que sport. Malgré tout le courant est si bien passé entre les deux hommes que John Muir est parvenu à convaincre le président des États- Unis de la nécessité d’un cadre et d’une gestion fédérale, protégeant pour toujours la vallée du Yosemite.
Faisant fi du protocole, Muir et Roosevelt s’enfoncent au coeur du parc, bivouaquant en plein air et se réveillant au petit matin sous quelques centimètres de neige