Vanity Fair (France)

Flashback charlotte aillaud, en toute légèreté

Elle est l’âme de Saint-Germaindes-Prés et incarne comme personne l’esprit d’une bohème artistique et chic qui se donnait rendez-vous chez elle, rue du Dragon. Elle est la soeur de Juliette Gréco, elle a vécu l’horreur de la déportatio­n avant de connaître

-

La reine de Saint-Germain racontée par . Charles Dantzig

ÀSaintGerm­ain- des-Prés, il y a une église. La plus ancienne de Paris. Unique exemple de style roman dans ce Nord gothique. Déjà, la singularit­é d’un quartier. Comme il est beau, ce gros clocher simple, ce signal villageois d’un quartier qui n’a pas l’élégance Louis XIV du Marais, le confort IIIe République de Passy ! Les lieux, ce sont des gens. Les immeubles de Passy sont plus luxueux que ceux de Saint- Germain- des-Prés mais personne ne rêve de Passy parce qu’on y trouve moins de gens originaux. Saint- Germain- des-Prés est, comme on le sait, le quartier de la littératur­e et de l’édition, et depuis longtemps puisque les premiers imprimeurs de France s’y étaient établis, comme Pierre Levet, en 1494, « au Faubourg Sainct Germain Des Pres, à l’enseigne de la Crois d’Or » ; et bien avant Jean-Paul Sartre au Café de Flore, on a vu François Villon, que Levet avait publié, dans les tavernes proches de la Sorbonne.

Saint-Germain- des-Prés a mauvaise réputation, ce qui est une preuve de son prestige dans un pays envieux comme la France. Il ne se passe pas trois mois sans qu’un magazine ne nous prévienne que c’est démodé, nul, fini. Comme le disait quelqu’un, les gens qui disent du mal de Saint-Germain- desPrés sont ceux qui n’ont pas réussi à avoir une bonne table chez Lipp. Dans ce quartier où l’on médit, m’édite et médite, il y a des gens méconnus du grand public, mais le grand public ne connaît pas la différence entre être important et importer. Charlotte Aillaud importe à Saint-Germain- des-Prés. Elle habite rue Jacob. Elle y donne des dîners intimes où ce qui compte n’est pas le pouvoir mais le talent. Elle a habité de l’autre côté de la place, rue du Dragon. De 1958 à 1978, elle y a organisé des fêtes dont le souvenir enchante ceux qui y ont participé. Pen-

Son secret : « Elle n’a jamais été JALOUSE DES FEMMES. »

Thadée Klossowski

(un ami de Charlotte Aillaud)

dant vingt ans, dans cette petite rue où un dragon ne passerait pas (le nom vient d’une sculpture au- dessus de la porte d’un hôtel particulie­r aujourd’hui disparu), à 2 heures du matin, on a entendu des « c’était délicieux ! », des « au revoir » chuchotés, des rires qui l’étaient moins, des claquement­s de portières de voiture et même le célèbre « merde ! J’ai cassé mon talon ! » d’une princesse italienne. Rue du Dragon, numéro 10. Charlotte Aillaud disait : « Vous viendrez au Dragon, dimanche ? » Retournons au Dragon.

Ces fêtes avaient ceci de rare, rien n’étant plus difficile que de mélanger des gens de milieux différents, qu’elles rassemblai­ent des artistes, des écrivains, des comédiens et ce qu’on appelait des gens du monde. Quand on demande à Charlotte Aillaud ce qui fait une bonne maîtresse de maison, elle répond : « Une bonne secrétaire, une bonne liste d’invités, un bon traiteur. » C’est faux, bien entendu. On a connu des femmes riches qui avaient tout cela mais chez qui on n’allait pas parce qu’elles étaient ennuyeuses. Elles rappellent ce couple d’aristocrat­es aux réceptions de qui personne ne se rendait, ce qui faisait dire au duc de Saint- Simon : « L’herbe poussait chez eux. »

Une des fêtes les plus mémorables de la rue du Dragon a été donnée pour Leonard Bernstein, dont Charlotte Aillaud avait fait la connaissan­ce au Festival de Salzbourg où il dirigeait ; elle a fait partie de ces gitans de luxe de la musique qui allaient en juillet au Festival de Bayreuth, puis à celui de Munich, puis à Salzbourg, et parfois à Aix- en- Provence. Le soir de la fête,

Bernstein est arrivé en retard, avec une cape noire, et s’est planté au milieu du salon en attendant l’ovation. Il était beau et cabot, Bernstein. On trouvait des Rothschild en nombre, Alexis de Redé, Hélène Rochas, les Berger- Saint Laurent, Thadée Klossowski et sa femme Loulou de la Falaise. Rudolf Noureev était- il là ? « Il avait l’air d’un loup, confie Charlotte Aillaud. L’opération d’un bec- de-lièvre dans son enfance lui avait laissé au- dessus de la lèvre une cicatrice qui donnait à son sourire quelque chose de cruel qui était très beau. » Comme il n’y a pas de fête réussie sans un petit esclandre qui crée du romanesque à rapporter ensuite, Charlotte, qui accueillai­t ses invités à l’entrée, en a éconduit un qu’elle avait entendu chuchoter des horreurs sur Bernstein pendant le concert que celui- ci avait donné la veille. À cette fête ou à une autre, des peintres, Gilles Aillaud, son beaufils, mais aussi Eduardo Arroyo, Valerio Adami, Leonardo Cremonini, des écrivains comme Françoise Sagan, des musiciens comme Francis Poulenc, Georges Auric, Henri Sauguet. Il arrivait que des comédiens viennent après le spectacle, comme, de la Comédie-Française, Jean Le Poulain et Robert Hirsch. Un soir, ils se faufilent dans une penderie, enfilent des robes de Charlotte Aillaud et descendent dans le jardin pour exécuter un numéro de travesti sur l’air de « Cours, mon aiguille, dans la laine » des Noces de Jeannette. Je veux bien croire que c’était désopilant : dans son journal, Jean Cocteau raconte que, lors de la délibérati­on d’un prix du roman à l’Académie française, il a obtenu la voix de Pierre Gaxotte, très conservate­ur historien du Figaro, en faveur de son candidat, contre la promesse que Cocteau ferait faire à Robert Hirsch un numéro de travesti pour lui.

L’AMOUR DES ÉCRIVAINS

C’était une maison avec un jardin à la française. Une terrasse en marbre au fond du jardin était précédée de deux grands arbres, un marronnier et un sycomore. Au milieu, une fontaine en pierre avec des angelots crachant de l’eau. En s’installant, Charlotte Aillaud avait fait dessiner des buis taillés en forme de pommes et de poires, « mais de près ils avaient l’air de tas mous », et elle les a fait remodeler selon des formes géométriqu­es. (« Un jardin à la française n’est pas un dessin animé », avait dit le fantôme de Louis XIV faisant son inspection des plantation­s du quartier.) Un orchestre de jeunes Anglais à cheveux longs, genre Beatles, faisait danser les filles. On a vu, dans la pièce où ils se changeaien­t, une vicomtesse hautaine (elle était venue en robe de brocart et en pantoufles) titiller les braguettes de ces jeunes gens. N’était pas canaille qui on croyait l’être. Cela a beaucoup fait rire la maîtresse de maison. Ah ! un secret des fêtes réussies de Charlotte Aillaud m’a été révélé par Thadée Klossowski : « Elle n’a jamais été jalouse des femmes. »

Dans les années 1950, elle était devenue amie avec Roger Stéphane, ancien résistant, journalist­e, qui, avec quelques amis, venait de fonder L’Observateu­r (depuis Le Nouvel Observateu­r). Un proche de ses neveux était un jeune homme nommé Gilles Aillaud, peintre du mouvement qu’on appellera la Figuration narrative. Cet été-là, elle loue une maison près de Toulon. Gilles Aillaud revient d’Italie avec sa soeur et leur père, Émile. « Si on s’arrêtait au retour ? » demande-t-il. Émile Aillaud, qui deviendra un architecte public très influent des années 1970 (« l’architecte de Pompidou »), était marié. « Comment était sa femme ? » ai-je demandé à Charlotte Aillaud. « Je lui ai pris son mari, je ne peux

pas en dire de mal. » Charlotte Aillaud a de l’esprit. C’est aussi pour ça qu’on allait à ses fêtes.

Quelques années plus tard, cette femme qui a beaucoup aimé les écrivains rencontre Pierre Herbart, homme discret et précieux, auteur d’excellents livres dont on se donnera longtemps les titres comme on offre un présent, ancien résistant lui aussi ; il a libéré la ville de Rennes. Trop nonchalant pour faire carrière sur le bien qu’il avait pu faire, il s’est écarté de toute politique comme de tout journalism­e et de toute célébrité. Ancien amour de Cocteau, secrétaire d’André Gide puis proche de Roger Martin du Gard, il suggère à Charlotte Aillaud d’inviter ce dernier, qui s’ennuyait dans un appartemen­t à Nice, dans la maison qu’elle avait louée pour l’été dans l’arrière- pays niçois. On ne dira jamais assez le rôle des maisons d’été dans le destin des hommes en temps de paix. « Martin du Gard est venu déjeuner un jour, il a fini par venir tous les jours. » Charlotte découpait des petites annonces immobilièr­es qu’elle envoyait à son mari resté à Paris. « Que cherchez-vous ? » lui demande Martin du Gard. « Je voudrais une petite maison, pas dans les beaux quartiers mais dans un endroit que j’aime, comme le VIe arrondisse­ment, et qui ait un jardin donnant une lumière verte. » Martin du Gard possède exactement cela : « Le jour où je mourrai, et je suis malade, je n’en ai plus pour longtemps, précipitez-vous. » Charlotte, revenue à Paris, apprend la mort de l’écrivain et, alors même qu’elle venait de confirmer l’achat d’un appartemen­t rue de Tournon, son mari lui achète le 10, rue du Dragon sans qu’elle l’ait même visité. La parole d’un écrivain vaut mieux que la descriptio­n d’un agent immobilier, c’est sagesse.

C« QUELQU’UN QUI PARLE COMME VOUS

avec un manteau de mousseline m’intéresse. »

« SAGAN ÉTAIT UN MEC »

Françoise Sagan

harlotte Aillaud a lu, chose rare chez des gens qui dînent plus souvent qu’ils ne lisent. Non qu’ils n’aiment pas la littératur­e, tout au contraire, mais entre dîner et téléphoner pour remercier des dîners, on n’a plus un instant. Heureuseme­nt que Proust n’a pas réellement connu le téléphone, il s’y serait noyé comme Truman Capote, qui à la fin de sa vie n’écrivait plus mais téléphonai­t. (Ou alors il l’aurait surmonté et aurait englouti les conversati­ons téléphoniq­ues dans la mer de son roman.) De Proust, Charlotte Aillaud cite souvent le passage de la reine de Naples vengeant le baron de Charlus de l’humiliatio­n que lui a fait subir Mme Verdurin : « Vous n’avez pas l’air bien, mon cher cousin. Appuyez-vous sur mon bras. Soyez sûr qu’il vous soutiendra toujours. Il est assez solide pour cela. Vous savez qu’autrefois à Gaète, il a déjà tenu en respect la canaille. Il saura vous servir de rempart. » Elle a rencontré quelqu’un qui a bien connu Proust : Jean Cocteau. « J’étais à Milly pour un dîner. Cocteau, qui avait froid, s’est approché de la cheminée et s’est mis à parler, avec ses mains qui dessinaien­t le contour des choses. J’aurais voulu que ça ne s’arrête jamais. Il parlait d’un hôtel proche de la Madeleine où il avait vécu dans les années 1930 ; Pierre Herbart y était aussi, si c’était lui, ou peut- être Jean Desbordes, en tout cas ils se rendaient visite en descendant les escaliers en peignoir blanc. J’y ai pris le goût des peignoirs blancs pour le restant de mes jours. » Je soupçonne que le rêve de Charlotte Aillaud n’est pas de devenir écrivain, comme l’espèrent ceux qui aimeraient la voir écrire ses Mémoires, mais personnage de fiction. Ce qui la caractéris­e me semble moins son esprit (qui est vif), sa drôlerie (qui est constante), que sa rêverie. Elle fait partie des gens qui ont orienté leur vie selon leur rêve.

Une de ses plus proches amies a été Françoise Sagan. (C’est chez Sagan, qui avait loué une maison à Saint-Tropez, en 1964, qu’elle a fait la connaissan­ce d’Yves Saint Laurent et Pierre Bergé, deux autres de ses intimes.) « Je sortais du New Jimmy’s à 2 heures du matin. Sagan a demandé à Jacques Chazot qui était cette femme en manteau de mousseline. Il nous présente. Elle a été assez sèche. Le lendemain, je posais chez la femme de Gaston Bouthoul, vous savez, le philosophe qui justifiait la guerre comme purgeant des excès de population, elle était peintre. Le téléphone sonne. “C’est Jacques ? Il est la seule personne à savoir que je suis ici. – Non, c’est pour vous.” C’était Françoise. “Bonjour, j’aimerais vous revoir. Quelqu’un qui parle comme vous avec un manteau de mousseline m’intéresse.” » Sagan a voulu coucher avec Charlotte Aillaud, qui n’a pas donné suite. La vorace romancière fait une nouvelle tentative. Elle téléphone : « Je vais prendre ma voiture et aller dans le Midi en roulant à la vitesse où je roule d’habitude sans freiner une seule fois. » Charlotte Aillaud est bouleversé­e, jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’elle mentait. « C’était un mec. Elle offrait des fleurs, comme un mec. Elle offrait des bijoux, comme un mec. Elle mentait, comme un mec. Avec un naturel, une audace et un talent incroyable­s. » Sagan lui a dédié Des bleus à l’âme, comme un présent de fin de poursuite, et elles sont restées amies.

Toute cette légèreté procède d’une chose lourde. Et c’est ce qui rend Charlotte Aillaud si singulière. La vie de Charlotte Aillaud, c’est l’inverse des pièces de Musset qui commencent dans la légèreté et finissent dans le drame. Un grand drame a laissé une ombre en elle. Du côté de sa mère, elle est originaire du village de Monsac, près de Beaumont- du-Périgord, en Dordogne. Du côté de son père, c’est la Corse, mais elle a très peu connu son père, ce Gérard Gréco qui n’est passé dans la vie de sa mère, Juliette Lafeychine, que le temps de lui faire deux enfants : elle, l’aînée, et Juliette, qui a gardé son nom de naissance dans sa carrière d’artiste. Il se trouve que Juliette Gréco est la soeur de Charlotte Aillaud. C’est avec le compagnon suivant de leur mère, laquelle avait pourtant un penchant pour les femmes, qu’elles ont été placées sous le signe de Saint-Germain- des-Prés. L’historien de l’art Élie Faure, dont les ouvrages avaient été de grands succès et sont

toujours réédités, habitait juste en face de l’église. Il disait à leur mère en observant Charlotte : « Cet enfant a un crâne d’artiste », ce qui l’intriguait beaucoup (quoique moins que l’arbre qu’elle a longtemps cherché après que sa mère, qui n’était pas une grande affectueus­e, lui a dit : « Tu es le fruit d’un viol »). Il accompagna­it Charlotte à l’école, parlant sans cesse durant le trajet. Elle s’ennuyait et n’écoutait pas ce qu’il disait. Voilà comment on manque une formation en histoire de l’art. Pendant la guerre, Charlotte et Juliette, parties s’installer en Dordogne, vont à l’école à Bergerac.

« Elle a eu trop faim, elle a eu trop froid,

ELLE A EU TROP PEUR. »

Juliette Gréco

(sa soeur)

Un jour qu’elles en reviennent, elles trouvent la maison dévastée. Les gens du village : « Les Allemands sont venus. » Ils ont amené leur mère à la Gestapo de Périgueux. Les deux adolescent­es prennent une paire de bas que les Allemands n’avaient pas volée, préparent rapidement une tourte et se rendent à Périgueux. Leur mère n’a vu ni bas ni tourte. Elle était enfermée dans une cellule, la moitié du corps dans l’eau. Sept fois par jour, on l’amenait au peloton d’exécution, et on ne faisait pas feu. Elle n’a pas parlé, ce n’était pas son genre. Charlotte : « On va à Paris. » Elle emportait avec elle les papiers que leur mère lui avait confiés pour les donner à un homme.

En septembre 1943, une jeune fille de 17 ans se rend sur la place de la Madeleine pour remettre des documents à la Résistance. Sa soeur de 15 ans et demi l’attend en face, au Pam-Pam, où elles ont rendez-vous. Une vieille dame : « Si ça n’est pas malheureux, ces mitraillet­tes pour une petite fille ! » Charlotte, qui portait une robe d’été aux bras nus, est embarquée par des Français de la Gestapo. Juliette se précipite, tape à la porte de la voiture qui s’arrête. Elle est arrêtée elle aussi. Cette intrépidit­é a sauvé la vie de sa soeur. Dans la voiture, elle est assise sur les genoux d’un des gestapiste­s. Les deux soeurs échangent des regards. Elles portent le même sac à bandoulièr­e. Charlotte laisse glisser le sien, Juliette laisse glisser le sien. À la Gestapo, 84, avenue Foch, Juliette se débarrasse des papiers du sac de Charlotte dans les toilettes luxueuses de cet hôtel particulie­r converti en bureaux de torture. (« Regarde le prisonnier qui entre dans une villa luxueuse et se demande pourquoi on lui donne une salle de bains. Il n’a pas encore entendu parler de la baignoire », dit André Malraux dans son discours pour la translatio­n des cendres de Jean Moulin au Panthéon.) Juliette a été incarcérée à Fresnes, où après un mois et demi on la relâche. Toute la guerre, elle a attendu sa soeur, Charlotte. Elle ignorait où elle était. Et elle a cette phrase qui explique comment on s’est protégé dans cette aimable période : « Je n’imaginais rien. »

CNUMÉRO 27 443

harlotte était à Fresnes. Elle a été ramenée plusieurs fois avenue Foch. Avec le sens de la litote qui la caractéris­e (ceux qui ont subi le mal n’ont aucune emphase), elle confesse : « Je me suis toujours sentie mal dans les lieux fermés. Quand on m’amenait de Fresnes à Paris pour être torturée par la Gestapo, ce que je trouvais le plus pénible, ce n’était pas les interrogat­oires, mais les trajets en fourgon cellulaire. » Elle est déportée à Ravensbrüc­k. Par hasard, elle y retrouve sa mère, et parce que celle- ci avait pris le nom de sa propre mère après son divorce, les Allemands ne les ont pas séparées. Juliette Gaubry, forte, impavide, a protégé sa fille jusqu’à leur libération. Charlotte Aillaud avait pour compagne de châlit Geneviève de Gaulle, la nièce du général de Gaulle. « Elle laissait tomber de la paille sur moi. “Il faudra des médailles pour ceux qui ont résisté à ta paille”, lui disais-je. » On comprend les solidarité­s éternelles que ce genre de choses crée. Il y avait aussi Charlotte Delbo, Germaine Tillion, Catherine Dior, la soeur de Christian Dior. Charlotte Aillaud portait le triangle rouge des politiques et le numéro 27 443. « Le convoi des 27 000 était vraiment chic. Je n’en aurais pas accepté un autre. » L’ironie sert à chasser le tragique. Ce convoi comprenait Mme de Montlaur, la femme de l’amiral L’Herminier, Mme de Robien et Mme de Montfort qui rassurait ses compagnes en disant : « Ne nous cachons pas que nos ennemis sont à quia » (elle est morte au camp). Elles prélevaien­t chaque jour un peu de mie sur les 100 grammes quotidiens auxquels elles avaient droit, l’humectaien­t, l’agglomérai­ent à la mie de la veille et, à la fin de la semaine, retournaie­nt le tout et se servaient des parts de « cake ». « Chère, vous prendrez bien... » De la perpétuati­on des usages anciens contre la barbarie des nouveaux. La prisonnièr­e que Charlotte Aillaud a préférée était « Pas de chance », une prostituée bordelaise qui avait volé le portefeuil­le d’un Allemand. Elle a été assassinée à Bordeaux par un souteneur après la guerre. Avant que l’Armée rouge ne libère le camp, les nazis ont amené des prisonnièr­es, dont Charlotte et sa mère, au camp de Holleische­n, en

Slovaquie. (« Dans le wagon, les gens se pissaient dessus. ») Des Tchèques ayant appris que leurs femmes se trouvaient là « ont attaqué le camp avec des fusils, comme dans un western », et voilà comment Charlotte Aillaud a été libérée. Les Américains sont arrivés. Elle garde le souvenir d’un très jeune lieutenant qui pleurait. « Ça pourrait être ma soeur, ça pourrait être ma soeur. » Il la peignait. Épuisée, pesant 30 kg, elle revient à Paris avec sa mère, laquelle obtient son homologati­on dans la marine et deviendra aide de camp du vice-amiral Battet. Charlotte est amenée à l’hôtel Lutetia, où sa soeur, qu’elle surnomme parfois « l’infâme Juju » en souriant, cela doit être un souvenir d’enfance, vient la chercher. Et c’est là que commence sa carrière dans la légèreté.

Comme tant de rescapés, elle ne veut plus entendre parler de ce qu’elle a subi. « La commémorat­ion de l’horreur, non. “Tu te souviens quand on a pendu... ?” » Juliette Gréco : « Elle a eu trop faim, elle a eu trop froid, elle a eu trop peur. Cela ne se produirait plus jamais. » Et après tant de noir, le rose. L’amour, les choses de l’esprit. Rire. Parler, parler, parler. Admirer, moquer. Griffer, caresser. Danser ? Pas dans les boîtes. C’est Juliette qui y va ; pour Charlotte, à cause de ses malaises dans les lieux fermés, le Tabou, c’est tabou. On les confond. « Nous nous ressemblon­s au point que l’on prend parfois l’une pour l’autre, dit Juliette Gréco. Nous n’avons pourtant aucun détail en commun. Charlotte est pâle, je suis mate. Charlotte a des reflets roux, je suis châtain. Charlotte a de petites attaches, je suis solidement plantée avec de grandes épaules. » Charlotte a écrit deux chansons pour Juliette, La Sieste et Le Voyageur. « Ce n’est pas qu’elles aient fait un malheur », dit- elle en souriant. C’est avec Juliette, quand elles étaient enfants, qu’elle a vu la première représenta­tion d’une de ses formes artistique­s préférées, l’opéra. C’était Les Noces de Figaro. « J’étais enchantée, comme une folle. » Et elle n’a plus cessé d’aller à l’opéra, de même que tous ceux qui parlent d’elles racontent le moment où ils l’ont connue, réfléchiss­ent puis disent : « Et je n’ai plus cessé de la voir. » C’est la plus simple définition de l’amitié.

FUIR PLUTÔT QUE PESER

Ily a deux choses qu’on ne fait pas en compagnie de Charlotte Aillaud (ne pas mettre les coudes sur la table va de soi) : dire du mal des juifs et des gays. Et ce ne sont pas des choses si rares dans les temps délicats où nous sommes revenus. Elle a eu des amitiés profondes avec des gays. Avec Pierre Herbart, elle a même eu une histoire d’amour. Est- ce de ce résistant, est- ce de Roger Stéphane, qu’elle a tiré la maxime qu’elle prononce souvent : « Les gays sont courageux » ? Ils ont résisté à trop d’injures pour ne pas devoir l’être. Baudelaire, dans une des phrases niaises qu’il a pu écrire sous l’effet de l’amertume, cette mauvaise moraliste, a décidé qu’« aimer les femmes intelligen­tes est un plaisir de pédéraste ». Conservant ce mot démodé, on pourrait dire qu’aimer les pédérastes est un plaisir de femme intelligen­te. Charlotte Aillaud le prouve. Herbart, Redé, Saint Laurent (elle rit de ceux qui le voient comme une tulipe et parle de sa solidité), Joseph Losey... Si on enlève tous ces gens de la démographi­e esthétique du monde, il va se trouver un peu sec. Comme Betty Catroux, une autre de ses amies, elle déteste les hommes- hommes, trouvant qu’ils rient trop fort de choses trop épaisses, disent des choses déplacées, veulent se faire admirer pour des choses inadmirabl­es, comme la force. C’est avec un de ses nombreux amis gays qu’elle est allée, dans les années 1960, à un dîner pour Sagan donné par Maggy Van Zuylen dans son hôtel de l’avenue Foch. Dans le salon, elle se sent mal. On lui apporte un verre d’eau. Son ami : « Tu sais pourquoi tu te sens mal ? C’était le siège de la Gestapo. » L’esprit avait effacé, le corps faisait resurgir. L’esprit trie, le corps conserve. Nous ne pouvons pas oublier. C’est parfois regrettabl­e. De Ravensbrüc­k, Charlotte Aillaud a rapporté des vertiges qui la terrassent régulièrem­ent.

Elle ne se plaint jamais de tout cela, bien sûr, ayant décidé que Charlotte Aillaud serait ce personnage gai, rieur, vif, qui fuirait plutôt que peser. Charlotte Aillaud est petite, tient la tête ironiqueme­nt penchée en avant, marche comme un oiseau, a plus de déterminat­ion que personne. Elle annonce ses bons mots par un plissement de l’oeil et un sourire de chat content du lait qu’il s’apprête à laper. Quand elle parle, elle a des petits à- coups de la tête, deux coups en avant. C’est sa façon de parler qu’elle a de plus remarquabl­e. Elle m’a fait comprendre qu’une femme de conversati­on – l’espèce est aussi rare que les hommes de conversati­on – est un écrivain qui n’écrirait pas. La prestesse de sa repartie est étonnante et, plus encore, elle parle dans un français écrit. Elle aime former des phrases. Elle invente ses propres images. Elle a réuni des gens, elle a réuni des mots. Charlotte Aillaud est un art. %

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? TENDRE EST LA NUIT Au château de Ferrières (page de gauche). Avec Hélène Rochas et le prince Sadruddin Aga Khan (ci- dessus). Chez elle, rue du Dragon, avec Yves Saint Laurent en 1978 (ci- contre).
TENDRE EST LA NUIT Au château de Ferrières (page de gauche). Avec Hélène Rochas et le prince Sadruddin Aga Khan (ci- dessus). Chez elle, rue du Dragon, avec Yves Saint Laurent en 1978 (ci- contre).
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? UNE DIANE FRANÇAISE Charlotte et Juliette Gréco enfants (à gauche). Après la déportatio­n et la guerre, Charlotte « commence sa carrière dans la légèreté ».
UNE DIANE FRANÇAISE Charlotte et Juliette Gréco enfants (à gauche). Après la déportatio­n et la guerre, Charlotte « commence sa carrière dans la légèreté ».

Newspapers in French

Newspapers from France