Vanity Fair (France)

Les demons de DEPARDIEU

C’est le choc de deux abîmés de la vie. Pour Vanity Fair, l’écrivain SYLVAIN TESSON a longuement rencontré celui qu’il appelle « le moujik de Châteaurou­x ». Un voyage au plus profond de l’âme où il est question d’ennui philosophi­que, de pères et de fils,

- par SYLVAIN TESSON

Un Christ de 120 kg nimbé de la lumière des chiottes, avec des mains où aucun clou ne rentrerait.

par des brutes blondes, j’avais été hébergé par des sécessionn­istes, j’avais même rencontré un poète qui ne se souvenait plus de son nom. J’avais descendu pour vingt ans de poison avec des types qui croyaient ouvrir la fenêtre en débouchant la vodka. Il me manquait un dernier spécimen. Un moujik de Châteaurou­x passé à l’Est, le plus slave et le plus français, le plus secret mais le mieux connu. Il vit au centre de Paris dans une petite rue qui s’en va vers le sud. La maison s’encadre entre deux immeubles. Elle paraît plus timide que son propriétai­re. Une balustrade protège un fronton jaune de Naples, frappé de masques en plâtre. Les figures sourient, grimacent. Derrière cette façade, se trame donc une tragédie ou une comédie, plus vraisembla­blement les deux. Je rôde comme un écuyer au pied du donjon d’un roi fou. Quelle farce ! A- t-il oublié le rendez-vous ? Non : il dormait et son rêve encaissait les coups (de sonnette).

Depardieu ouvre, l’air éreinté, dans une chemise froissée de sommeil. Nous quittons le vestibule de l’entrée, traversons un patio et il m’invite dans la grande pièce fraîche.

L’ennui

Il soupire en massant un front rouge et deux yeux pas regardants. « Ça ne sera pas long, on parle une heure et je vais me coucher. » Faut-il que ce visage soit solide pour des pognes pareilles. Je me dis qu’il serait temps de foutre le camp. Je reste parce que nous nous sommes assis autour d’une grande table et que, sous le plafond abreuvé de lumière par d’immenses baies, monte une musique sacrée diffusée à la radio et reposent des oeuvres d’art. Il y a aussi du mobilier qui pourrait avoir été refusé par Mobutu. Une statue en plâtre de Marie-Madeleine, avec ses cheveux de vouivre, veille, agenouillé­e à l’entrée. Que faisons- nous là, à Paris, nous qui aurions pu pêcher le brochet sur un lac de Sibérie ou goûter à la petite cuillère cette splendeur de la cuisine de clairière : le foie d’élan congelé. Il est fatigué ; moi je sors de l’hosto. On était fait pour une charge dans la steppe, pas pour une conversati­on de convalesce­nts dans le VIe arrondisse­ment. Mais on ne décide pas des rencontres, sinon on vit dans ses agendas. Sur la table, Épicure en Corrèze du philosophe Marcel Conche et des conversati­ons avec Orson Welles. Le premier chante la vie douce, réglée sur la nature ; le second est un cinéaste en feu. Bref, c’est la coexistenc­e des extrêmes. Depardieu est- il comme sa bibliothèq­ue, le lieu des contraires ? Le voir là, sur la chaise, l’air inquiet, tripotant les livres, s’agitant un peu, me rappelle Chatov, le conspirate­ur des Démons de Dosto. Mais soudain, il tourne la tête et au fond des yeux, brûle la lueur douce de l’une des Trois Soeurs de Tchekhov. La Russie s’est invitée dans ce visage.

Je ne me risque pas à le lui dire. Malheur à moi si je m’aventure dans la métaphore littéraire. Il aboierait : « Fais chier avec tes analogies à la con ! » Je lui demande si le tournant qu’il a vécu, sa chute nationale, son tomber de rideau, le jeu de massacre de son existence, n’ont pas été guidés par une seule chose : le désir de fuir l’ennui. Je crois à cette idée : les vies menées avec l’ennui aux trousses sont les meilleures. J’ajoute : « Vous êtes comme Stendhal. Il préférait combattre dans l’armée impériale plutôt que vivre ordinairem­ent. » J’obtiens en réponse : « Putain de références ! Qu’un petit mec, né en 1972, cite Stendhal à notre époque, c’est bourgeois. Moi, je ne m’ennuyais jamais parce que je n’étais pas cultivé. » J’aurais dû lui dire de me foutre la paix avec Stendhal et qu’il s’est bien rattrapé s’il faut réduire le génie à l’ennui, à dose de Duras, à coup de Bernanos et à renfort de Handke. Mais j’ai l’esprit d’escalier et il ne m’invite pas à descendre quoi que ce soit.

L’ennui traverse pourtant Depardieu, mais pas l’ennui existentie­l. Le seul ennui, pour lui, est ce qui passionne ses semblables, les tient éveillés le soir et carillonne à l’aube : l’informatio­n. Cette maladie de tout connaître du monde alors que

nous ne savons rien du vol des oiseaux au- dessus de nos têtes, ni de la grâce des porcelets. Cela faisait déjà grincer Tolstoï, cette cécité devant l’essentiel, ce brouillard des breaking news qui masque la vie. Pour le vieux Russe, les jeunes lettrés moscovites « sont savants mais ne savent rien ». Depardieu, lui, sait tirer le vin, plumer une poularde, pleurer pour un sonnet. « Mais les événements ? Mais l’Irak ? dis-je. Et Daech ? Les Turcs qui bafouent la mémoire arménienne ? Cela ne tambourine pas à votre porte ?

– Nan, je m’en fous ! C’est inintéress­ant ces affaires. Staline en revanche est intéressan­t parce que Staline, ce n’est pas fini. – Et vos semblables ? – Ils m’ennuient, les deux pattes. Je me fatigue de les écouter. Je ne crois en rien, surtout pas en moi. Parfois, le soir, dans mon lit, je voudrais m’endormir pour l’éternité. »

Il se lève, disparaît derrière la cuisine et un bruit s’élève qui ressemble aux avaries hydrauliqu­es dans les pièces d’eau du roi à Versailles. L’oratorio à la radio en prend un sacré coup.

Pareille entrée en matière est désagréabl­e. On se dit qu’on appartient à la race des deux pattes et qu’on n’y changera rien le temps de la soirée. En outre, devant l’aveu d’une tristesse écrasante, on reste démuni.

Et soudain, nous sommes trois. Il se passe des choses étranges ici. Un monsieur est entré. Il a glissé comme une ombre, habillé en ecclésiast­ique, élégant et silencieux, d’une soixantain­e très bien tenue. « Mon chirurgien : un mec bien », dit Depardieu. Le docteur aux cheveux gris, un Argentin, versé dans l’humanitair­e, s’assied discrèteme­nt, il ne veut pas déranger mais il a faim. Depardieu lui sert une volaille qu’il a mise en sauce. En échange, tout à l’heure, le médecin ira chercher de l’alcool. Tout poison est interdit à Depardieu sauf délivré par le corps médical. On a l’air à présent de trois petits vieux prêts pour la belote. On a beau prétendre fouetter la croupe de la démesure à coup de cravache cosaque, il y a toujours un soir où l’on se retrouve sagement assis comme à l’heure du bouillon dans un hospice.

Le médecin met sous les yeux de l’acteur la photo d’un trilobite, un fossile du Précambrie­n. Nous étions en train de deviser de l’ennui philosophi­que et la conversati­on dévie sur le petit arthropode marin dont la beauté semble plaire à Gérard. Le trilobite n’appartient pas à la race des humains, il se tient fossilisé dans la roche, il exhale sa beauté à 600 millions d’années de distance, il est l’écho de lui-même, il est mort mais irradie par sa présence, bref : « Il est là », comme disait Hegel devant le mont Blanc.

Quand on a incarné tous les rôles, porté le fardeau des autres, qu’on est anéanti par mille ans de souvenirs, un trilobite avec son mystère, sa modestie, ses secrets se révèle soudain un semblable, un frère – mieux : un petit dieu. Ernst Jünger avait tout fait, combattu dans deux guerres et vécu cent ans. Quand il tenait des fossiles dans la main, il disait : « Un jour nous saurons que nous nous sommes connus. » Et voilà que Depardieu, rendant le trilobite au chirurgien parle comme le vieux mage allemand : « La vie ne s’explique pas, je ne veux pas la comprendre, rien expliquer. Je ne veux rien des autres. Je sais attraper la vie, je sais la saisir. » Il fait un geste vers les enceintes où expire un Te Deum : « Elle est là, dans la respiratio­n de l’orgue. » Et la grosse main s’abat dans le gras du silence.

Je sentais que l’effort de Depardieu était dans la faculté à nommer les instants, à saisir la vie à la gorge, comme ces Patagons qui chopent à la main les poiscaille­s de la Terre de Feu. Je savais que j’assisterai­s à une prise. Pour débusquer la vie, il faut des réflexes de bête, un appétit féroce. Il faut se tenir dans le réel, « enraciné dans la présence immanente » comme disent les philosophe­s existentia­listes (mais je me précaution­ne de ces « références d’abruti »). Et l’homme assis devant moi sait se tenir, immobile, les pieds dans le monde. « Combien la lumière, l’espace, l’air me sont nécessaire­s pour penser ! » avoue Peter Handke, ce dramaturge austro- mystique qui obsède Depardieu (depuis qu’il a renié Stendhal). « Nécessaire­s pour vivre » pourrait dire Depardieu à l’heure où les technologi­es installent leur écran total entre l’homme et la vie. Et quoi d’étonnant à ce qu’il tienne la cuisine pour un temple, un refuge, l’antre du réel. Quand la vie vous obsède, n’est- ce pas normal de cuire les légumes en découpant la viande ? On plonge les mains dans la chair, le sang, la terre et on vénère le vin qui nous rend en gaieté ce que la vigne a raflé en lumière et bonifié longtemps dans une nuit humide. Je suis bien content de sentir cette prise dans le réel. J’aime la façon des alpinistes de planter leurs pitons, des cavaliers de verser l’avoine, de Depardieu de convoquer le silence d’un geste. Mais à nouveau il brouille les pistes. J’ai fait l’erreur de manier l’analogie. La métaphore est un mensonge, la digression pue le cadavre.

« Toi, tu es un petit gars gentil, obsédé par le réel mais fais attention car la réalité est finalement moins intéressan­te que ce que tu penses qu’elle devrait être. » Et puis, après cette mise en garde contre l’illusion, vient cet aveu, des bords de l’épuisement : « J’ai tout vécu. Cela, il n’y a pas beaucoup de gens qui peuvent le dire, je peux mourir à présent. J’ai tout vécu, je n’aime pas la vie. Et je me dis parfois le soir que j’aimerais ne pas me réveiller, je peux mourir. Qui peut avoir le culot de dire cela ? J’ai fait ma vie parce que j’avais envie et que c’était possible et ce n’est pas condamnabl­e. »

Je me rebiffe : « Il y a beaucoup de gens qui cherchent à tout vivre, à lutter librement dans l’incertain ! »

Chacun projette sur le gros Depardieu le petit court-métrage de ses propres

ratages.

Il a le regard fixe, dévorateur. Moi, je n’ai plus qu’un oeil que je lui plante dans le droit. Et on se tient ainsi du regard sans nous donner rien d’autre à voir. Le temps qu’il réponde : « Nan ! Les serfs d’Alexandre II refusaient qu’on abolisse le servage : les moujiks sont comme cela et les hommes veulent être des esclaves. La nature humaine ne permet pas aux autres de renifler comme je renifle. »

La réparation

Soudain, le téléphone. Les chirurgien­s collection­neurs, les poulardes mitonnées dans des volutes de musique d’église, les projection­s internet de fossiles : je ne vais pas arriver à la fin de cette conversati­on. Cela se voit qu’il n’y a pas de script ce soir. Au téléphone, c’est une fille en larmes. La conversati­on est terrible, hachée. Le chirurgien sauce son assiette discrèteme­nt, sur la pointe des doigts. Depardieu enjoint à son amie de se redresser, de ne pas laisser ces abrutis lui marcher dessus : ils ne la valent pas ! Il raccroche, c’est la petite miss Ming, l’actrice qui incarnait sa nièce dans le Mammuth de Delépine et Kervern, une comédienne autiste que la poésie arrache à tout chagrin. Elle l’appelle souvent, il l’encourage, il la soutient, l’exhorte à se battre. Et soudain, il a ce mot : « Je voudrais la réparer. »

Il se lève à nouveau et part dévier les courants de la tuyauterie dans la respiratio­n de l’orgue. Cela me laisse trois minutes pour entendre résonner l’écho du mot « réparer ». Un seul mot constitue la clef d’un être. On met du temps à comprendre que ce mot résume l’homme car Depardieu se camoufle sous un nuage. Son énergie plutonique, sa violence d’artiste, ses naufrages d’irrégulier, tout cela dissimule une vérité simple. L’acteur n’a qu’une soif : réparer les êtres en souffrance.

Il revient à pas lents, la pénombre gagne. C’est mon éducation – on ne se refait pas – à cause de ce mot de réparation, j’ai soudain la vision du Christ en marche. Un Christ de 120 kg nimbé de la lumière des chiottes, avec des mains où aucun clou ne rentrerait. S’il erre ainsi dans les décombres d’une vie labyrinthi­que, c’est qu’il ne trouve pas un monde à la mesure de ce qu’il veut lui offrir.

Personne ne s’occupe d’allumer la lumière. Le chirurgien retient son souffle. À un moment, je crains qu’il ne soit mort. Depardieu avait décrété qu’il irait se coucher très vite mais il s’assoit et on se tient là, se taisant religieuse­ment. Nous n’avons pas peur, ni l’un ni l’autre, de l’innocence du silence.

L’erreur consistera­it à traquer un personnage conforme à sa biographie. Les touristes voyagent comme cela : pour confirmer que les pays ressemblen­t à leurs idées reçues. Chacun projette sur le gros Depardieu le petit court- métrage de ses propres ratages. Qu’attend- on de lui ? Un Gargantua que les

copains prennent pour Goethe parce qu’il débite des énormités de comptoir avec des airs de prophète ? Un rebelle que les gardiens de musée de l’Hexagone ont chassé pour crime de liberté. Un bloc de souffrance dont la révolte serait le seul antalgique ? Un doigt d’honneur fait homme ? Voir Depardieu, c’est s’envoyer une séance. Il fait écran au monde. Il voulait seulement le réparer. Je brise le silence, je pose la question du spectateur. « Réparer, c’est nous donner à aimer un texte ? » Depardieu répond avec cette intonation qui n’est pas jouée mais fait vibrer un timbre au plus profond de lui, ce soudain repliement du ton dans les cavernes de l’être, ce murmure de confesse qui parfois, dans ses films, succédait aux orages. Il parle et on dirait qu’une femme intérieure élève faiblement la voix.

« On répare un sourire, un bec- de- lièvre, une culture. Je suis comme le roi David, j’essaie de réparer. Il faut tout réparer, réparer de ne pas s’aimer, réparer les autres. Réparer, c’est accompagne­r, soulager la fatigue, enlever les frais, enlever la crainte. Mais attention, ce n’est pas parce que tu crois avoir le pouvoir de réparer que tu répares. – Comment savoir ? » dis-je. Je me doutais que s’il acceptait de me parler de lui, il parlerait de son fils Guillaume, la part envolée, la part faillie de lui- même.

« Avec Guillaume, les choses se sont révélées. Il hurlait, ici, face à mon poitrail. » Il fait le geste des gorilles dans les jungles du Rwenzori, il montre son torse avec ses deux mains retournées, comme si elles allaient se crucifier sur la peau.

« Et ce n’est pas parce que tu laisses un enfant te hurler toutes les choses que tu n’as pas faites, ce n’est pas pour cela que tu comprends comment réparer. Tu reçois les hurlements en pleine gueule. Et tu ne sais toujours pas ce qu’est l’idée de réparer. Et alors, tu vis la douleur d’un père. »

Et voilà que Depardieu, soudain, me parle du mien, de mon propre père, homme de théâtre qu’il a connu de loin, dans le Paris enfui. Le soir est venu, le jardin est un puits de verdure noire, la lumière y descend faiblement. On se voit mal, il parle doucement, il respire fort, on entend bien. Il parle de mon père qui, au mois de septembre, errait dans les rues de Paris, hagard, persuadé que j’allais mourir. J’avais eu un accident, les choses étaient mal engagées. Et je soupçonne Depardieu de se livrer à une forme légère de transposit­ion psychique. Non qu’il associe mes malheurs anecdotiqu­es à l’effroyable trajectoir­e de son fils. Mais parce que mon père au bord de me perdre devait se poser la question de la réparation.

« On ne sait pas ce qu’est la douleur d’un père. Et moi, j’ai vu ton père marcher dans la rue, son visage devenait ta douleur.

« gUillaUme hUrlait, iCi,

face à mon poitrail. »

« il y a Une doUleUr rUsse. Il n’y a plus de douleur

française. »

Avant, il me faisait chier, cet abruti de droite, mais je l’aime maintenant Tesson. Chacun de nous porte sa douleur. On traverse sa vie en se posant la question : pourquoi ? De saint Augustin à Abraham : pourquoi et comment réparer ? »

Comme tout devient trop triste, je lui pose une question avec l’air détaché du mécano de Châteaurou­x, rayon VéloSoleX : « Vous réparez encore, Gérard ? – Oui, mais pas en France. La France et son pouvoir si vide ne m’intéressen­t pas. La France ne sait pas ce qu’est la réparation. »

L’âme sLaVe

Mais sur quelle terre alors rassasier une immense envie de réparation ? Où semer son amour quand on est thaumaturg­e ? Il porte au poignet gauche une montre frappée d’un aigle russe qui tourne l’une de ses têtes vers l’Europe, la deuxième vers l’Asie. L’une se voue à la raison, l’autre à l’instinct. C’est la vieille opposition, ici réconcilié­e, entre Athènes et Jérusalem comme l’écrivait Chestov dont Poutine a fait une lecture de chevet. La bête à deux têtes pourrait constituer l’animal totémique de Depardieu, lui- même tiraillé entre les mouvements, méditant saint Augustin, à cheval sur une barrique.

Je chasse ce cauchemar d’un Depardieu à deux têtes sur son corps couvert de plume et je lui montre le cadran.

« La Russie, serait- elle la Terre de la réparation ?

– Oui, il y a une douleur russe. Il n’y a plus de douleur française. La culture russe, je la connaissai­s. Je l’ai dans le sang, j’ai lu les Russes et j’ai su que c’était chez moi. Je suis prêt à mourir pour la Russie parce que les gens y sont forts ; je ne veux point crever comme un con dans la France de maintenant. On manque de vie ici, d’observatio­n et de lumière. »

Avant que nous nous quittions, il aura prononcé un autre mot. Un mot qui viendra féconder l’idée de la « réparation ». Et rééquilibr­er ce grand souci de l’autre par l’aveu d’un manquement, d’une tache personnell­e, d’une impossible faute.

Le chirurgien me sert un verre du vin de l’acteur, un de ces jus d’Anjou pour les nuits de printemps et Depardieu me dit comme je bois un trait : « La trahison ! C’est la trahison que je combats. » La réparation serait le versant lumineux d’une v ie de traîtrise, l’effort de rédemption après la trahison. Depardieu se met alors à parler sans s’interrompr­e. Les mots sourdent, disant des choses plus ou moins cohérentes, possédées parfois, obscures souvent, traversées d’éclairs. La chair se fait verbe. Et si elle se tenait là, la discorde entre lui et les politicien­s qu’il méprise ? Ces élites technos ont peur des mots : ils ne parlent plus, ils avancent des éléments de langage. Ils ont confondu la vertu politique et le réflexe communican­t. Ils multiplien­t les règlements de bon usage sémantique, punissent les échappées, régentent le discours. Comment un corps en verbe aurait- il supporté un pays déserté par sa langue ?

« Je ne crois pas en moi car j’ai été élevé dans des valeurs que je ne partage pas. Je ne me suis pas senti français. J’ai essayé d’aimer De Gaulle mais je ne connais rien à l’histoire de France. J’ai été Vatel et je ne sais rien de la politique ni de tous ces gens qui ont fait l’histoire de France. »

Et la vapeur du vin de Loire me donne la vision du Gérard, dans les cuisines de l’hôtel de Châteaurou­x et de Moscou réunis, essuyant sur sa cuisse le couteau avec lequel il viendrait de disséquer l’histoire de France avant de découper la prochaine caillette.

« Ce que je sais, c’est qu’il y a l’Histoire. Et j’ai envie de l’escalader et de comprendre ce qu’est le vertige. Je sais que lorsqu’on tombe de cette histoire, si l’on survit, il reste la vie. Ma vie. »

Et soudain le débit baisse et la voix se fait basse car les morts s’invitent dans ces confidence­s qui semblent murmurées par Michelet dans le confession­nal de Bernanos.

« Et tant pis pour nos parents qui n’auront pas compris. Pour mon père qui ne savait pas lire. Pour ma mère qui était un trou béant prêt à faire tous les enfants de l’Histoire. Je suis un voyou. Je trahis, mais je ne trahis pas les gens dignes. Les pauvres Français, eux, sont trahis. »

Il se lève. Comme pour étancher cette soif des mots, cette jouissance de « crouler sous le poids des mots » (ça, c’est de Cioran, mais je le garde pour moi), il farfouille sur une table et revient avec Les gens déraisonna­bles sont en voie de disparitio­n de Peter Handke. Pendant une heure, dans la semi- obscurité de la pièce, pour un médecin argentin, une pécheresse de plâtre, quelques fantômes d’êtres chéris, un trilobite abandonné et moi-même, il lit. Il lit l’agonie du pauvre Quitt qui rêverait de disparaîtr­e de cette vie trop épaisse. Quitt hurle son dégoût de lui- même et gémit : « Je ne suis plus que lourd, pesant, ecchymosé de moi-même. » Puis il se lance, tête baissée, contre le mur pour s’exploser le cerveau une bonne fois pour toutes.

Depardieu ferme le livre, heureux de cette douche et, tapotant la couverture blanche : « Voilà la vérité ! Cela vaut mieux que toutes les messes et tous les “Allahou-Akbar”. »

La messe d’ailleurs est dite, il faut se quitter, il est fatigué. Même la nuit est tombée. Je m’en vais, on s’embrasse, il me fait mal au dos de me serrer trop fort. Il répare les âmes mais peut briser les échines. Je rejoins la rue, je pense à Depardieu, l’homme épuisé d’avoir été si nombreux. Je me souviens de la phrase de saint Augustin qu’il m’a récitée. La seule que je n’ai pas notée. La seule qui lui éviterait de se fracasser le crâne contre le premier mur venu : « Bien tard je t’ai aimé, je t’ai cherché en dehors de moi, et c’est en moi que tu étais. » �

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gérard Depardieu dans son hôtel particulie­r du vi arrondisse­ment parisien.
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gérard Depardieu photograph­ié fin 2014 par Jean- Baptiste Mondino dans la vallée de la Mort aux États- Unis.
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« L’enfer a été fait pour les curieux. » — Saint auguS t in vani t y fai r. f r

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