Vanity Fair (France)

« KUBRICK ÉTAIT UN OURS. FERMÉ, DÉSTABILIS­ANT. »

Metteur en scène en vue, Bernard Murat est aussi acteur. En 1976, il double le rôle principal de Barry Lyndon et découvre l’exigence maniaque du réalisateu­r américain. Il raconte cette étrange aventure.

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRÉDÉRIC BENUDIS

J’ai débuté dans le métier du doublage en 1966. Je me débrouilla­is pas trop mal, étant passé par le Conservato­ire, l’école de la rue Blanche et, enfin, le TNP de Jean Vilar. À l’époque, nous, les acteurs, faisions à la fois de la télévision, du théâtre et du doublage. À l’image de nos aînés, comme qui doublait

Michel Roux Tony , et . Curtis Cary Grant Jack Nicholson Je faisais alors les voix françaises d’

Al , de , de , Pacino Bruce Lee Woody Allen lequel m’avait choisi sur casting. Notre aventure ensemble durera vingt- sept ans. J’ai tout appris sur la direction d’acteur en faisant du doublage. J’avais déjà doublé sur Love

Ryan O’Neal Story, un immense succès. En 1976, on me projette Barry Lyndon de

Stanley . Le film me bouleverse. Le traKubrick vail de doublage me semble être simple, car le personnage interprété par O’Neal est sans émotion, traversant le temps tel un zombie. J’arrive sur le plateau à Boulogne, on me prévient que Stanley Kubrick sera là à l’enregistre­ment, que cela va être coton, car il ne parle ni ne comprend le français, on ne sait pas s’il souhaite enregistre­r avec un micro perche ou un micro cravate, s’il veut que je bouge ou que je reste immobile. Soudain, il entre, sans dire un mot, sans donner d’indication de jeu. Nous sommes dans le noir, le cinéaste américain a des lunettes teintées et je l’entends parler avec son assistante italienne sans jamais m’adresser la parole. C’est impression­nant pour un jeune comédien de travailler comme ça. Il écoute les prises quatre, cinq fois d’affilée, je n’en peux plus d’entendre ma voix. Puis il quitte le plateau et laisse son assistante terminer. Il revient une semaine plus tard, me demande de sortir pour écouter les prises de son. Puis part à nouveau. Sans dire un mot. Mes échanges avec lui sont rapides, fantomatiq­ues, troublants. Ce n’est pas du tout habituel qu’un cinéaste s’occupe du doublage étranger de son film. Mais on le dit très inquiet. Le problème, c’est qu’il a tourné Barry Lyndon en onze mois, à la recherche de la perfection, remplaçant presque tous les comédiens. Avant d’engager

, qui interprète le capitaine Potzdorf, quatre Hardy Krüger autres acteurs l’avaient précédé sur le tournage. Je suis engagé pour dix jours de travail, je resterai un mois et demi. Un représenta­nt du studio Warner est là quotidienn­ement, il regarde les heures défiler, totalement impuissant. En tant qu’acteur, c’est l’un des contrats les plus lucratifs que j’ai jamais signés ! Nous terminons enfin le doublage, j’ai l’impression que nous avons fait du bon boulot. Je pars donc en vacances, très tranquille, sans me douter qu’un soir ensoleillé de septembre, je vais tomber par hasard sur l’assistante de Kubrick. Je la trouve bizarre avec moi, elle qui a toujours été chaleureus­e. Elle finit par m’avouer que mon travail ne plaît plus à Kubrick, « il trouve que ta voix ressemble trop à celle de Ryan O’Neal, me dit- elle. Comme lui, tu as une voix de chat. » Je ne sais pas ce qu’est une voix de chat mais l’informatio­n me plonge dans un désespoir profond. Elle m’achève en ajoutant qu’elle débute le lendemain un nouveau casting avec , et tous les comédiens en vogue

Sami Frey Francis Huster de l’époque. Heureuseme­nt, sans rien dire, elle glisse un extrait de ma voix au milieu des essais. Stanley Kubrick écoute attentivem­ent et... me choisit à nouveau. On lui avoue que c’est l’acteur qu’il a renvoyé mais il décide tout de même de me garder. Il m’est alors demandé de ne prendre aucun autre engagement, de me tenir prêt. Finalement, je referai seulement neuf scènes, mais sans lui. Kubrick était un personnage incroyable, un ours qui ne se livrait pas, fermé, déstabilis­ant. Il n’aimait pas les comédiens, c’est sûr. Le doublage de Barry Lyndon reste un très mauvais souvenir, et en même temps, c’est celui dont je suis le plus fier. Kubrick a finalement obtenu de moi ce qu’il voulait. » —

 ??  ?? Ryan O’Neal et Marisa Berenson dans Barry Lyndon (1975). Stanley Kubrick, le réalisateu­r, sur le tournage.
Ryan O’Neal et Marisa Berenson dans Barry Lyndon (1975). Stanley Kubrick, le réalisateu­r, sur le tournage.

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