Vanity Fair (France)

Couvrez Ce (bout de) sein...

Décolletés partout, tétons nulle part. À la télé, au cinéma ou sur les réseaux sociaux, les pointes de seins féminins font l’objet d’une étrange censure. Le philosophe Laurent De Sutter tente de comprendre ce que cache ce tabou.

-

C’est devenu une tradition. Au même titre qu’un film des frères Dardenne en sélection ou que les larmes de Xavier Dolan. Pas une édition du Festival de Cannes sans son accident de téton. Cette année, c’est Elsa Zylberstei­n qui a sacrifié au rituel. Alors qu’elle montait les marches dans une longue robe noire rehaussée de perles, la comédienne a été trahie par son décolleté. À un moment, celui- ci a bâillé et laissé entrevoir aux photograph­es massés de part et d’autre du tapis rouge une pointe de sein qu’ils s’empressère­nt d’immortalis­er. En 2005, Sophie Marceau émoustilla­it déjà la Croisette, victime d’une bretelle trop lâche qui dévoilait son mamelon. Incident qui inspira à Julien Clerc ces paroles : « Faut des ballons, des cerceaux et les seins de Sophie Marceau. » Si en France ces exhibition­s impromptue­s sur red carpet suscitent, au mieux des sourires béats, au pire des blagues lourdaudes, elles relèvent de l’infamie voire de l’infraction pénale dans d’autres régions du globe.

En 2004, lors de la finale du Super Bowl, grand-messe du football américain, Janet Jackson a pu en faire l’expérience. Au terme de son duo surprise avec Justin Timberlake, ce dernier était supposé arracher une partie du bustier de la chanteuse. Dans son élan, il emporta également le soutien- gorge, offrant aux millions de spectateur­s la mise à nu du sein de Janet Jackson et son téton percé d’un bijou en forme d’étoile. Stupeur et tremblemen­ts. Sur le modèle du Watergate, la presse érigea l’affaire en « Nipplegate » (de « nipple » qui signifie téton). À la suite de cette scène qui choqua l’Amérique puritaine, Janet Jackson fut interdite de participat­ion à la cérémonie de remise des Grammy Awards qui se déroulait quelques semaines plus tard, tandis qu’ABC décida de retransmet­tre celle des Oscars avec cinq secondes de différé – pour éviter toute sortie malencontr­euse. C’était il y a douze ans. Mais, aujourd’hui encore, aux États-Unis, l’hystérie provoquée par l’apparition télévisée d’un téton, même fictif, même sans lien avec la réalité, est toujours aussi intense. Et aussi ridicule. À la suite de la vente aux enchères chez Christie’s, à New York en novembre 2015, de Nu couché, une toile d’Amedeo Modigliani, les présentate­urs du journal télévisé de Bloomberg TV sont obligés de présenter leurs excuses. Ils ne peuvent montrer le tableau tel quel ; la chaîne impose que certaines parties en soient floutées – la toison pubienne et le bout des seins. Un mois plus tôt, une autre vente chez Christie’s pulvérisan­t le record du tableau le plus cher au monde avait produit le même effet. Les Femmes d’Alger, l’hommage de Pablo Picasso au tableau éponyme d’Eugène Delacroix, pourtant presque totalement abstrait, subit un traitement de même nature sur Fox News. En 1917, en Europe, Modigliani faisait scandale et son exposition était fermée par la police ; un siècle plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, la télévision joue à son tour les flics du téton.

il ne faut pas s’y tromper : l’objet du scandale – autant que du désir –, c’est le téton. C’est lui qui constitue la frontière entre le licite et l’illicite, le visible et l’invisible. Comme si, sans téton, les seins n’étaient pas vraiment des seins – et comme si les tétons révélaient quelque chose, à leur propos, qu’il fallait tenir caché. En janvier 2016, sur YouTube, Joey Salads, Américain connu pour ses expérience­s sociales et ses caméras cachées au bord du malaise, poste une vidéo mettant en scène une femme au décolleté provoquant puis une jeune mère allaitant son bébé. Il les fait poser à tour de rôle sur un banc pendant une heure et filme les réactions des passants. Si la première n’arrête pas de se faire draguer, la jeune mère qui nourrit son enfant au sein a droit aux insultes et aux expression­s de dégoût. On ne fait pas ça en public – comprendre : on peut montrer ses seins, mais pas ses tétons, et encore moins les utiliser car c’est « sale ». Bien entendu, il n’a pas fallu attendre Joey Salads pour trouver cette hypocrisie révoltante. En 2014, la réalisatri­ce californie­nne Lina Esco a même consacré à ce sujet un film au titre explicite : Free the Nipple (Libérez le téton). L’histoire d’un groupe de jeunes New-Yorkaises en colère qui montent une campagne politique afin de dénoncer les tabous relatifs à la visibilité du corps féminin. L’affiche du film en résume bien l’enjeu : on y voit une paire de seins ornés de sparadraps noirs, croisés sur les tétons, comme par censure. Et censure il y eut pour Lina Esco. Des photos du tournage de son film où l’on pouvait voir ses actrices seins nus ont été effacées par Facebook. La raison invoquée était simple : les « standards de la communauté » du réseau social ne tolèrent pas les tétons, alors qu’ils tolèrent les pires violences. Mais le site de Mark Zuckerberg n’a pas le monopole de la pudibonder­ie sélective : Instagram, que Facebook a racheté en 2012, applique les mêmes critères. De Miley Cyrus à Rihanna, nombreuses sont les stars à en avoir subi les effets, et à avoir vu leur compte expurgé des images susceptibl­es de choquer les âmes supposées sensibles. Avec l’apparition des réseaux sociaux, le domaine du privé semble soudain devenu encore plus réglé, encore plus surveillé, que celui du public. Lina Esco aborde cette idée dans Free the Nipple : depuis le début des années 1990 à New York, la loi autorise l’exposition publique de la poitrine féminine nue. Une décision prise suite à l’insistance d’activistes féministes qui ont

De Miley Cyrus à Rihanna, de nombreuses stars ont vu leur compte Instagram expurgé d’images supposées choquantes.

Newspapers in French

Newspapers from France